L’ORDALIE SUICIDAIRE CHEZ LES ÉCRIVAINS JAPONAIS.
« C’est par oubli de soi, et bien trop prompts à aller au devant
du désir des dieux-spontanément les êtres mortels
une fois prise leur propre course les yeux ouverts
choisissent vers la dissolution le chemin le plus court.
Ainsi cherche le torrent le repose de la mer
se précipite aspiré
malgré lui fasciné
de roche en roche sans contrôle
par la nostalgie merveilleuse de l’abîme…
Le dérèglement est fascinant. Des peuples entiers aussi
se laissent prendre par l’allégresse de la mort.
Friedrich Hölderlin
« Tout ce que je savais des écrivains Japonais c’était que tous, tôt ou tard, finissent par se suicider. »
L’allégation de Gabriel Garcia Marques citée en exergue indique de façon transparente le destin de l’écrivain Japonais. Qui pourrait affirmer que le problème du suicide au Japon n’a pas nourri la mystique de plusieurs générations ? Nostalgie de ce qui fut : un ordre défini de l’ancien temps. Constant retour à ce qui fut : une part sensible de l’ère Meiji, inquiète et douloureuse ou encore difficulté de s’adapter à l’évolution de la société japonaise au lendemain de la guerre. Ces tranches de vies, les écrivains japonais les ont vécues à travers un certain nombre d’expériences et de cheminements. Toutefois, nous ne saurions répondre à de telles interrogations de façon péremptoire sans que nous soyons amenés à remonter aux racines où il y a somme toute, une obsession de la mort.
Il existe plusieurs façons de tourner le dos à son époque. Certains écrivains se sont expatriés. D’autres se sont imposés un rythme d’existence très différent de leurs contemporains. D’autres encore ont voulu transformer leurs rêves, leurs fantaisies, leurs fantasmes et le désir de mourir. L’échec et la stérilité sont le moteur premier de cette hécatombe causée par une recherche de vérités. Le Japon en est encore à buter contre ses signes contradictoires. Cela dit, au revers des traits qui vont suivre, nous préférerons préciser que nous n’apporterons aucune réponse valable, tant il est vrai que l’angoisse et le dégoût n’expliquent pas tout. Cette thèse si séduisante est difficile à rejeter en bloc. Mais mettre ces suicides sous l’éclairage d’une monomanie ou d’un épisode spécifique de la folie (Durkheim) pourrait bien affirmer qu’il y a une irresponsabilité. Comment alors comprendre ces suicides ? Sont-ils actes de jugements radicaux portés sur le monde ou bien rupture ? Sont-ils enfin appels désarmants ? Inutile de multiplier les interrogations. L’éclairage pourrait suer la bonne morale petite bourgeoise. Paul-Louis Landsberg va au vif du sujet en déclarant qu’« il s’y manifeste souvent un argument contre le suicide qui revient toujours dans la bouche de l’imbécile. Les hommes jugent très couramment comme un lâche celui qui se suicide. Cet argument, typiquement bourgeois, nous paraît ridicule » (1). Il reste alors à se détacher de toute simplification. Si penser que la raison de ce phénomène se trouverait du côté de l’annihilation du moi comme but suprême de la vie, il ne faut pas oublier que la grande fragilité est de croire que le suicide des écrivains japonais est une résignation tranquille, une simple acceptation d’une mort permettant un repos mérité. Landsberg constate : « Les japonais de bonnes époques (…) font du suicide, non seulement une licence, mais dans beaucoup de cas, un devoir » (2). Dans cette mesure, comment comprendre l’hypothèse de Jean Bachler (3) selon laquelle « le suicide est une solution portée à un problème. » Il est vrai qu’il y a divers types de suicide. La classification étiologique de Durkheim insiste sur trois formes : le suicide égoïste, le suicide altruiste, le suicide anomique. « Tous résultent de l’excès ou du défaut d’intégration sociale » (4). L’une des difficultés tient en effet à ce que nous ne savons pas trop pour notre part dans quelle catégorie classer tel suicide et tel autre. Il est vrai que le sabre et le véronal ne sont pas pareils quant à l’effet. Et il existe aussi, dans des cas nombreux, un suicide tout à fait symbolique qui se caractérise par l’effacement ou le recyclage, par l’écart et l‘abandon quand ce n’est pas l’abdication totale. Chaque suicide a ses propres trajets et chaque cas est une expérience nouvelle. Voilà pourquoi il est indispensable de cerner chaque cas dans sa spécificité sous peine de n’avoir à appliquer que des généralités. Si nous nous y arrêtons, c’est pour donner en passant un exemple de la complexité de la question.
La raison de cette étude est d’examiner ces suicides à la lumière historique et socio-politique de trois périodes : l’ère Meiji (ère de gouvernement éclairé) qu’on peut aisément situer de 1868 à 1912, l’époque Taishô (ère de la grande justice) qui va de 1912 à 1926, et enfin la période Shôwa (ère de la brillante harmonie) qui commença en 1926. Ces trois périodes pourraient faire pressentir trois Japons. En réalité, il y en deux. Maurice Baumont éclaire notre propos : « L’un qui, entré à toute vapeur dans le mouvement universel du progrès, a transformé ses pensées et ses mœurs ; l’autre qui, tout en adoptant sans réticence l’appareil extérieur de la civilisation occidental, reste fidèle aux traditions de la féodalité et aux vertus guerrières du ‘nipponisme’ antique » (5).
Nous tenterons de montrer à travers ces deux aspects le destin des écrivains japonais qui se sont suicidés en partant des faits, des écrits et des témoignages explicites de sources autorisées. Les biographes ont certainement consacré beaucoup de pages à ce phénomène mais se sont exclusivement penchés sur l’évolution des évènements qui les ont marqués ». Notre sujet est tout autre. Il entend cerner le drame de ces écrivains, lucide s’en faut, qui se désespèrent, s’insurgent, cèdent et succombent au désespoir mais entendent préciser qu’ils ne se trompent ni sur eux-mêmes ni sur leurs raisons au soir de leur destinées. Rupture suprême pourra dira Edgar Morin (6), mais non produit d’un vide social à la manière de Maurice Halbwachs (7). Tout au plus, nous voulons examiner cette problématique à la lumière des périodes citées plus haut.
I/ L’ÈRE MEIJI OU LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE.
Malgré ses imperfections et son évident parti-pris qu’émaillent çà et là quelques curiosités du passé, le siècle d’Edo témoignait d’une effervescence culturelle sans contact avec le monde extérieur. Il a fallu la Restauration pour dépasser ce repliement sur soi-même. La nouvelle classe au pouvoir éprouva le plus intensément la nécessité de s’ouvrir sur la civilisation occidentale. C’est à partir de 1830 que l’historien de la littérature, Kôjin Karatani, place la découverte de la littérature européenne. À juste titre que c’est « vers 1890, et durant la décennie qui suivit (que) se forma d’un seul coup le dispositif épistémologique de la ‘modernité’ (8). Le livre et la presse connurent alors un essor sans égal. Le Japon de Meiji ravissait ainsi à l’Europe ses méthodes, ses armes et jusqu’à son esprit. Le pays s’est enrichi en ajoutant à son passé une technique, renouvelée par la révolution industrielle du XVIII° siècle. Mais l’erreur de portée dans l’excès d’ambition fit qu’on perdit de vue le vieux Japon. Kôjin Karatani note : « Le bouleversement qui en occident, prit des centaines d’années se condensa dramatiquement durant cette courte période au Japon. Dès lors, les écrivains s’enferment dans un mal qui ne pouvait venir que d’occident et se sont mis à avoir des problèmes communs avec l’occident. » (9) La grande ambition a été d’opérer une mutation dans les modes de pensée. Ce n’est que quand ils se sont dégagés de la pomposité que les japonais de la Restauration trouvèrent mieux leurs regards et leurs nécessités. C’est autour des années 1905 qu’un équilibre fut trouvé, donnant par la même une première fournée d’écrivains résolument modernes.
Pour discutable que soit la mise en système d’une réflexion, il n’en est pas moins intéressant de voir Tsubo-Uchi Shôyo, jeune universitaire, ouvrir avec un essai (10), un terrain de prospection systématisant ainsi l’aventure littéraire. En second lieu, il traduisit quelques œuvres de Shakespeare et réhabilita le kabuki. Voilà que le groupe Ken-Yûcha (amis de l’écritoire), mené par Ozaki Kôyo, rallie Tsudo-Uchi et renouent ensemble avec les sources nationales en conservant la rigueur de certains procédés empruntés à l’Occident.
À la croisée des chemins et au tournant d’une crise, dans l’intention louable de sortir la poésie de ses venelles, Yazmada Bmyo voulut adapter la rime française au sonnet japonais afin d’égayer son rythme. Les quelques modifications et les quelques changements n’auraient pas suffi. Cette tentative il est vrai, extrêmement insuffisante n’a pas donné forme à l’expérience d’une écriture nouvelle. N’importe quel huron de la poésie aurait remarqué que la rime ne peut s’apparenter au phonétisme japonais et que la conception de la métrique (groupes de cinq et sept syllabes comme dans le tanka et le haïku) était bien intégrée. Mais malgré le désir et la soif d’échapper à l’impasse, Yamada Bimyo n’entretenait aucune illusion. Il s’engloutissait, non pour se retrouver à travers la sève d’une poésie nouvelle, mais pour se perdre dans le versant obscur de l’impossible changement.
Conjointement avec Tamada Bimyo, objet d’une méprise, le romantique Koda Rohân fit une amère découverte : une secrète tentation l’avait incliné vers le réalisme au moment où la vocation -pour ne pas dire vogue-, la grande, la vraie, faut-il dire la seule était au naturalisme. Face à la vérité de l’évolution sociale et littéraire de son pays, il s’est mis à l’écart en s’interdisant d’écrire, s’inscrivant volontairement en marge du temps. La mesure de l’échec est si grande qu’on peut ici envisager de parler de suicide littéraire. Même le poète Mikamura, enfermé dans son idéalisme comme le prisonnier d’une histoire particulière, n’y échappera pas. Combien plus encore n’ont pu choisir leurs claviers pensant que l’essentiel est ailleurs. Quand cet ailleurs avorte, ils ne sont plus à leur aise. Ils savent qu’il n’y a pas de solutions intermédiaires. N’est-ce pas au sein de ces nuances que s’exerce ce besoin d’expression ? Et encore faut-il qu’il soit sans équivoque. L’imprudente pirouette proférée aliéna Ngai Kafû (l’annonciateur du naturalisme) à la littérature occidentale. Et rien ne laissait prévoir sa tristesse et sa colère. C’est ce revirement qui prépare d’ordinaire les ruptures et les catastrophes. Quand l’évolution devient douloureuse au stade de la personnalisation, comment parvenir à se rejoindre face à l’angoisse devant la mort ? Kunikida Doppo conclut à cette analyse en soulignant dans Ummei, œuvre naturaliste publiée en 1906, un réel paradoxe : le destin de l’homme raisonnable face à l’irrationnel d’un monde chaotique. L’auteur cherche l’explication de cette problématique mais ne débouche sur aucune solution. La cassure est pourtant dans ce doute. Le mot ‘doute’ résume d’ailleurs le sentiment de cette époque. Le jeune poète Kitamura Tö kuku renonça à toute fantasmagorie. Son monde, il le regardait inachevé. Que lui restait-il à faire, sinon à puiser dans l’école des maîtres -Hugo et Dante- pour se consoler. Dégoûté devant l’impuissance du Japon à donner une œuvre valable, fatigué devant tant de bricolage, il synthétise dans une sorte de pandémonium, les éléments nécessaires à la création. Kitamura refusa pourtant le boudoir et la tour d’ivoire. Cette impuissance inconditionnée de la création a provoqué en lui une fêlure considérable. Déçu par le vide des âmes, l’abêtissement, la nullité, il chercha à mener au moins une vie personnelle à l’intérieur d’un monde affectif. Il se maria, il est vrai d’amour ; mais de ce côté-ci, c’était aussi le néant, le trou noir. Bizarrement, comme Heinrich Von Kleist en Allemagne qui, après avoir affronté le démon intérieur d’où il tira son génie, mais aussi son grand malheur, projeta un suicide à deux. Ce n’était pas extravagance, c’était le plus profond sérieux. Il confia dans lettre qu’il préférait une « tombe partagée avec Henriette, au lit de toutes impératrices du monde. » Ce message de fin du monde ne pouvait supporter un cœur défait. La déprime, la mélancolie et le calvaire n’entrevoient selon O. Quenard et J.C Rolland comme ultime solution que le suicide qui libère du boulet de « la réalité intolérable » (11) ; un suicide réparateur de l’injustice auquel croyait sans doute Kleist. Kitamura récidiva le 16 mai 1894 à l’âge de 27 ans. On le trouva pendu à un arbre de son jardin ; « exhibition et triomphe de la représentation » ?(12) Il abandonna ce corps de haute solitude trituré par le doute et le martyr. Il ne pouvait supporter l’isolement, la mise à l’écart de ses contemporains en raison de ses prises de position tranchées, et le fossé qu’il ne sut combler entre la vie littéraire et la vie privée. Vivant ici-bas, pensant l’au-delà, comment ne pas souhaiter la paix de l’âme ? Or donc, mettre au compte de ce doute certaines angoisses caractérisées, c’est occulter le mystère d’une époque dont les ombres viennent pourtant de cette conscience ulcérée. Le cercle ne se limite pas à ce doute, au contraire. La guerre endémique sino-japonaise (1894) et le conflit russo-japonais (1904) sont à l’origine d’un très grand bouleversement qui entraîna une division nette et insidieuse chez les intellectuels japonais. Le nationalisme de certains écrivains -sympathisants et défenseurs de la cause Meiji- les engagea à partir de 1910 dans un militantisme absolu. D’autres, universitaires pour la plupart, possédés par la grâce occidentale cherchèrent à transcrire par des actes, les frémissements d’une pensée vaguement socialiste. Nommons là anarchiste ! Ceux-là ont adhéré par la suite au marxisme en poussant un seul et même chant de révolte. Leur lutte et leur souffrance humaine, nous donnent l’image d’un engagement qui coïncide exactement. C’est ce que Shimazaki Tôson voulut exprimer globalement dans ses romans. Choqué par la mort de son ami Kitamura, il s’engagea jusqu’au déchirement par la plume et l’argument. Une blessure faite de douleurs cachées lui fit traverser sa vie privée d’éclairs et de haleines brûlantes au lendemain de la mort de sa femme : l’inceste. L’interdit et le scandale d’une relation avec sa nièce lui font quitter le Honshû pour la France au moment où il sentait sauver son équilibre. Shimazaki fut un homme particulier, en dehors de la norme de toute concession sociale. Par la vitalité qu’il puisa en France, il est devenu résolument critique et sévère au point de dénoncer le régime au Japon dans son roman en 1935, Yoaké-maé. En s’avançant à travers les perversions, il s’attira les foudres d’une société cloisonnée. En faisant sonner le scandale, il tira sur lui l’anathème. Téméraire, il retrouva au retour sa passion aux inquiétantes initiations en renouant avec sa nièce. Avait-il besoin de la source de cette flamme faite d’interdits pour écrire ? Les travaux d’Otto Rank sur le rôle de l’inceste comme refuge et remède dans la création littéraire semblent du moins le confirmer. Il faudrait, en ce sens, revenir sur la relation psychologie/littérature. Pierre Debray-Ritzen fait entendre un autre son, donnant des arguments qui militent en faveur de ce qu’il appelle « la névrose créatrice » (13). Et c’est ce qu’il remarque lorsqu’il déclare : « Que la l’inaptitude à vivre soit une source de progrès intérieur, c’est bien sûr, que ce déséquilibre -la déviation de l’être- puisse favoriser action ou création, c’est, semble-t-il, tangible… et peut-être la règle. Car l’homme satisfait, poursuit-il, en parfait équilibre, en excellente entente avec l’existence, ne songe guère à créer, ou ne songe plus à le faire… » (14)
Retenons ici cette inaptitude à vivre faite d’angoisse et de malaise qui permet l’analyse et la critique, voire l’épanchement jusqu‘au dépassement. Il va sans dire que ce que la réalité refusa à Shimazaki, ce dernier l’a confié à son œuvre. Et si on accorde à la fiction et à la réalité la même révérence, il faut bien envisager dans ce cas l’unité sans cesse recherchée, sans cesse revendiquée. Ce qui ressort de tout cela, c’est que l’amoralisme de Shimazaki signifie plus qu’il ne signale. Il convient dès lors de le penser comme un défi, responsable d’une impossibilité d’être. La démesure, l’excès du comportement sexuel qu’accompagne une confession tapageuse (15) se doublent ici d’un exhibitionnisme littéraire dont l’épaisseur révèle du pathos. Si l’on s’en tient maintenant à cette conclusion, au retour du pendule, la névrose conduirait vers ce qu’on peut appeler avec Pierre Debray-Ritzen une « lente autodestruction » qui, sous ses formes diverses, place le névrosé dans une situation de « suicide permanent » (16). La descente vers le nœud d’interdits a plongé Shimazaki dans les bas-fonds de son monde intérieur. Et au lieu de se libérer, l’incestueux a tenté de se détruire dans une longue agonie faite de moments d’anxiété aussi bien éthiques que psychologiques.
Bien que les pensées de Shimazaki semblent insister sur la fragilité de l’homme et le tragique qui le cerne, elles oscillent entre la peur incontrôlée et la lucidité de l’acte que toute société exècre. S’il a confié à l’écriture son désespoir, c’est avec révolte qu’il s’est adressé à ceux qui ne pouvaient jamais comprendre les sentiments de quelqu’un qui a laissé tomber le masque. Il a tout simplement amorcé, avec une sincérité profonde, une liaison incestueuse. De tout. Cela, demeure une volonté tenace de vivre le quotidien dans le réel amer ignorant le péché et faisant fi de la culpabilité. Or comment accepter tel rapport avec le réel puritain sans malaise et sans ironie ? Mieux vaut donc s’assumer ou abdiquer. Reste le choix du repli sur soi. Mais le jaillissement, l’explosion dans une culture malade de son passé préparaient déjà la rupture radicale. Yamada Bimyo rata les moyens de parvenir à son but. Koda Rohân n’a pas vu la mutation se réaliser. D’autres vocations étaient trahies, reléguées à de vulgaires caricatures. La brèche fut ouverte au moment où la plupart voulait égarer le passé dans un avenir hypothétique.
2/ TAISHO OU LA DYSAPTITUDE À VIVRE.
Dire que l’époque Taishô est placée, historiquement, sous le signe de la répression, cela est assez connu. Il n’est pas dans notre propos de mettre en regard les options, les choix fondamentaux de la classe dirigeante, mais de montrer l’impasse où s’engageaient les écrivains japonais. Un même sentiment de révolte contre le mépris des libertés, un même refus de l’asservissement inspirant ici et là la lutte contre le totalitarisme et la répression. De la ligne socialiste interdite en 1921, à la ligue paysanne, il faut bien noter la création d’un parti communiste -dissout en 1922- qui d’emblée s’est signalé par la lutte contre l’intervention ruineuse du Japon en Sibérie. Par ailleurs, dans le milieu intellectuel, une même condamnation et une égale hostilité nourrissaient une inquiétude née du choix porté sur certaines « pontes » du pouvoir venant de la bureaucratie ou de l’armée.
Soucieux d’une opinion publique qui pouvait se révéler rétive à la doctrine officielle, le pouvoir luttait contre une opposition qui encourait le plus souvent les foudres de l’empereur, suivant sa conscience à son péril extrême. C’est par rapport à cet abcès au mal absolu que se sont définis certains intellectuels. À l’exception de Shibué Chûsai et Mori Ogai qui se sont enfermés volontairement dans une vision passéiste après quelques protestations sublimes, tous critiquèrent ou dénoncèrent l’arbitraire de l’ère Meiji. Cet épisode, cruel en soi, fait place à un autre qui inspira plusieurs romanciers. C’est celui de la mort de l’empereur qui pose une question qui ne peut être éludée. Mais ce qui exaspéra le sentiment de plusieurs japonais, c’est la fidélité aveugle du général Nogi entraînant avec lui sa femme dans la tombe un quatorze septembre 1912. La veille, il sacrifia à une séance de photo de famille. C’était tout le poids d’un état d’âme qui allait être représenté. L’enregistrement visuel qu’on peut consulter dans l’Empire des signes de Roland Barthes (17), traduit une attitude sociale conventionnelle et une vertu civique évidente. Le général paraît aimable, sa femme est plutôt guindée. Ils savent pourtant qu’ils n’ont plus que quelques heures à vivre et leur expression faciale ne traduit ni douleur, ni joie, ni peine, ni regrets. Barthes commenta cette photo avec une scrupuleuse fidélité : « Le général Nogi, vainqueur des Russes à Port-Arthur se fait photographier avec. Sa femme ; leur empereur venant de mourir, ils ont décidé de se suicider le lendemain : donc, ils savent ; lui, perdu dans sa barbe, son képi, ses chamarrures, n’a presque pas de visage ; mais elle, elle garde son visage entier : impassible ? bête ? paysan ? digne ?... » (18).
À la lumière de sa signification, cet acte en lui-même permit encore une fois aux japonais de se situer. Retenons pour vrai et utile à savoir cette note tirée du Journal de Shiga Naoya, datée du 15 septembre 1912 : « Quel idiot ? », et cela sans le moindre opportunisme. Beaucoup d’écrivains et parmi les plus grands sont restés au-dessus de la mêlée. Mesamuné Hakuchô fut du nombre. Le triomphe subit de son livre, avec un titre révélateur Izuko é (où allons-nous ?) était par trop significatif. Un courant d’opinion était né d’ailleurs avec une nouvelle génération qui ne tenait aucun compte de l’époque à laquelle elle se trouvait. D’une manière générale, certains, attachés à une tradition immuable comprenaient le geste de Nogi. D’autres essayaient d’analyser la situation et rejetaient obstinément le principe que René Sieffert nomme « suicide du vassal par fidélité au seigneur » (19). Il nous semble que tout autre interprétation apparaît absurde. Suicide altruiste, non pas par peur de la vieillesse, mais par dévouement et par devoir à l’égard du maître. V. Spencer s’est appliqué à éclairer ce type de suicide selon les normes d’une sociologie classique. Il en a fait un caractère jugé chez une ethnie du centre du Ghana : « Les Achantis, à la mort du roi, c’est une obligation pour ses officier de mourir », constate-t-il (20). La même pratique était respectée en Gaule où, à en croire Henri Martin, les funérailles des chefs étaient de sanglantes hécatombes (21). Aussi, une pratique voisine en Inde voulait que toute veuve ne survécût point à son mari (22). Durkheim note à ce propos : « …Si l’homme se tue, ce n’est pas parce qu’il s’en arroge le droit, mais, ce qui est bien différent, parce qu’il en a le devoir. S’il manque à cette obligation, il est puni par le déshonneur et aussi, le plus souvent, par des châtiments religieux. » (23). Devant ces cas analogues, nous avons désormais un argument qui solide pour analyser la réalité ultime du vassal ou du serviteur après la mort de son prince, son maître.
Cela nous amène à la réflexion déjà esquissée, une constante qui semble traverser une partie de la pensée intellectuelle japonaise et qui fonctionne comme un contrepoint drainant d’incroyables nostalgies du passé. Celles-ci se signalent comme un refus de l’époque contemporaine. C’est donc très logiquement que Natsumé Sôséki, contre l’inadaptation et le malaise, commence son livre publié en 1913 par un titre significatif : Kôjin (le passant) où il montre une réelle conscience des contradictions qui travaillent l’intellectuel dans sa stratégie des possibilités irréalisées. Mais alors mieux vaut dire que sa critique de la société japonaise ne veut trouver ni alibis ni excuses. L’expérience de la vie, celle des autres et la sienne propre, pose radicalement un problème essentiel : l’homme nu, du fond de sa solitude et de sa détresse, livré à la bestialité d’une ère sordide. Le suicide de Nogi ne lui aura pas échappé. Il lui consacra un livre, Kokoro (1914), qui fut longtemps pris pour l’œuvre du romancier ; un livre allégorique, à la satire géniale dans sa démesure même. Le diagnostic était pesé et l’avenir restait sombre, quasi désespéré. Miné par une maladie, Sôséki ne pouvait prolonger ses analyses.
Ainsi va pour Nghai Kafû. L’appel pathétique à un absolu qui pouvait donner sens à ce qui fut, avait avorté, transformant une vérité en un discours qui du reste, n’a pu ébranler la sourde oreille du récent Japon. Ce discours n’avait pour ré-instituer un espace de langage que le cynisme et l’impudence. Échec donc, puisque le négatif, la limite, le noyau irréductible avaient fini par broyer la vérité d’un témoin et qui plus est, la cantonné dans les limites d’un genre qui a raison de toute velléité de parole libre. Les conséquences étaient prévisibles : le suicide intellectuel par manque de courage et de persévérance.
Arishima Takéo dont la voix humaine possédait la vertu d’atteindre et d’émouvoir, ne redoutait aucune difficulté d’être. Idéaliste, il le fut à sa manière et autant que les poètes et les romanciers dont il se réclamait. Ses œuvres en font l’aveu (24). S’inspirant tour à tour de TolstoÏ, de Maeterlink, il n’a trahi aucun. S’il s’est tourné vers Mori Ogai, il a gardé un goût assez pur pour son art fondé sur l’idéalisme et l’utopie ; un art qui renie un monde disparate d’agrégats. Et s’il distribua les quelques lopins de terre qu’il possédait à ses paysans, ce n’était ni par pure charité ni pour suivre Mushanoköji Sanéatsu dans son aventure de la Nouvelle Cité basée sur l’équilibre, l’harmonie et l’amour de la nature. Il le fit pour protester contre les abus que l’on faisait subir à sa caste qui avait perdu le pouvoir avec la disparition de l’ère Meiji. Il ne se pardonna jamais d’être né bourgeois
Parmi le groupe qui gravitait autour de la revue Shirabata, c’est Arishima qui ressentait le plus profondément la nostalgie de l’ancien temps, prenait le plus clairement conscience de son origine, éprouvait le plus intensément la nécessité de retrouver le fruit perdu. Comment pouvait-il donc fuir le monde ? Arishima avait tout compris. Le courant d’opinions que promouvait Shirabata s’est trouvé battu en brèche par un art plus sec, plus incisif, mais plus précis quant à l’analyse car il collait à la réalité socio-politique de son époque. Le travail sur le terrain de la vague socialiste les heurta aux visages avant d’en évincer quelques-uns de la vie culturelle. Échec de la tentative généreuse dira René Sieffert (25). Et quand la raison d’écrire est remise en question, seule la limite du silence est accessible. Cependant, es illusions ne se dénouent pas. Sans comprendre réellement l’idéal qu’il voulait atteindre, Arishima attendait un redressement, un style de vie, une nouvelle raison d’être. Nous approchons de juin 1922, il rencontre une femme mariée. L’éruption reprend, et ce veuf inconsolé accepte de tenter sa chance pour réussir au moins sa vie affective. Tout se passe comme s’il n’avait pas résisté à cette passion qui allait naître. Consolant, elle s’attache. Conscient qu’il a fait beaucoup de concessions, il veut rompre. Conduite par une série de chantages au suicide, la dame fait éclater l’abcès. Scandale. Comme il n’est pas de vraie tragédie sans lucidité, le sommet de l’horreur est atteint lorsque le mari, blessé dans son amour propre, intervient et demande réparation. Cet adultère est certainement, de quelque façon que l’on jugerait, n’est pas moins qu’un signe dont il faudra tenir compte. Arishima eût aimé prendre une place de choix et savourer le plaisir d’être adulé. Son pessimisme, ses préjugés d’aristocrate et son orgueil touché précipitèrent le dénouement. Il n’aura fallu rien de moins que la volonté de mettre un terme à la désillusion et à la conscience malheureuse. L’artifice, l’audace, la haine, la cruauté railleuse, la morale de son époque concrétisèrent l’humiliation et préparèrent le grand balancement tragique. Le 8 mai 1923, les deux amants quittèrent Tokyo pour Karzawa où Arishima possédait une retraite. Ils firent halte et cercle. L’issue finale n’était pas loin. Une poutre se dressait, ils se hissèrent, côte à côte, haut et court. C’est dans cette représentation qu’on les trouva un mois plus tard dans une putréfaction avancée. Mais ces corps abandonnés à la horde parlent au-delà du monde de l’expression, se font « e-Katemono » (rouleau suspendu en hauteur) pour poursuivre le haut dialogue interrompu. Quel désir refoulé voulait être accompli ? Plus on réfléchit à cet acte plus on est tenté de comprendre ce cri de la magnanimité dépossédée. Le suicide à deux qu’Arishima a choisi, résume tragiquement la carrière manquée. Cette mort volontaire qui peut paraître valeur de sacrifice, peut être considérée comme l’acte le plus réussi qu’il ait tenté.
Toutes ces destinées malheureuses ont voulu chercher pour leur détresse l’inépuisable manne. Mais au plus pur de la douleur, la déraison raisonnée l’emporte sur la raison raisonnante. Que faire quand le temps des amères désillusions commence à se refléter dans la mare troublée des jours ? Comment déserter le miroir ? Comment éviter le drame qui est dans la plume ?
Nous voilà invités à se pencher sur une autre carrière littéraire, celle de Ryûnosuké Akutagawa qui semble avoir été précoce. Il n’attendait certainement pas d’être sorti de l’adolescence pour affuter sa plume. Le sombre tableau de cette adolescence est traversé par l’image touchante des siens, dans leur pureté, dans leur grâce et leur infortune. Akutagawa a le goût d’écrire et ce goût devait faire de lui un enragé à la fois sensible et révolté, mais persécuté entre son rêve et une réalité tangible, il ne pouvait que se trouver dans une situation inconvenante. Parmi les écrivains de sa génération, Akutagawa fut peut-être celui qui avait un goût démesuré de vivre sa passion. Sa première admiration fut Baudelaire : « toute la vie ne vaut pas un seul vers de Baudelaire », disait-il. À ces propos qui le définissent davantage, qu’ajouter ? Sans doute connaitrions-nous mieux cet art en le rapprochant de cette réflexion de Gide : « c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature ». Les nouvelles d’Akutagawa montrent du malheur, une image exaltante. Ses héros se lancent sur les traces errantes de leurs destins et connaissent la peur, la souffrance, la violence, la lutte et une extraordinaire lassitude aussi. Ils s’installent dans le désespoir, la honte et la folie comme dans Rashôman (26). Ces voix dans Les Paravents des enfers ne se tairont jamais. Rarement, l’art et le mal auront trouvé une meilleure application que dans cette oeuvre ou bouillonne la sève de l’art et la cruauté créative.
Trituré par une inquiétude croissant durant la déréliction historique qui stigmatisait l’avenir de son pays et à laquelle répondait une angoisse permanente, Akutagawa, las et désemparé fut saisi d’un vertige le 24 juillet 1927. Fit face à une « vague d’inquiétude, dans un silence vaporeux. Rien ne laissait supposer que cet écrivain relativement jeune demanderait au véronal lors d’une nuit qui ne savait s’adoucir, un baume pour ses tourments. Jamais il ne fut peut-être un esprit plus tourmenté à l’égard de l’avenir que lui. Il voulait développer une raison humaine, mais le doute le terrassa. Car il y avait cette pente qui lui paraissait inévitable et sur laquelle il lui était difficile de ne pas glisser ; c’est la peur de la folie. À la racine de cette peur, l’atmosphère lourde et désespérée d’une famille placée sous le signe de la mort et la démence. Très tôt, Akutagawa s’était soumis à la sécheresse de cette fatalité. Comment alors écrire dans le calme et la sérénité, dans la joie et la lucidité ? Il savait cependant qu’il n’y avait pour lui aucune échappatoire hormis la dérive. C’est donc à l’écriture qu’il s’en était remis pour régler le compte aux obsessions qui le tenaillaient. De cela, il voulait d’abord en avoir une conscience vive, au risque d’en éprouver quelque inquiétude. Pour lui, tout allait à vau l’eau dans un Japon qui avait perdu le sens de sa destinée. Accroché aux flancs de son histoire, entre l’ancien et le nouveau, il n’a pas réussi à sortir de l’équivoque tant est si bien qu’il confondait entre valeurs anciennes et valeurs modernes. Son propre tourment était fait de cette confusion malheureuse qui a longtemps vacillé entre le regret d’hier et l’appréhension de demain ; c’est confusément qu’il s’est confié à son Journal, quelques jours seulement avant son suicide, redoutant la folie qui gagnait chez lui de larges espaces lumineux. Et c’est hors de toute panique, dans le sang froid de la réflexion et dans le courage de la bonne foi qu’il a fait part dans « Lettre à un vieil ami » de cette « vague inquiétude ». « Dans mon cas, dit-il, il s’agit seulement d’une vague inquiétude. Oui, d’une vague inquiétude à ‘égard de l’avenir. Tu ne pourras peut-être pas me croire. »
Cette lettre à l’intention du jeune écrivain Nakono Shigéharu dit assez la conscience de sa pensée , une lettre testament où Akutagawwa témoigne et juge -de manière abstraite-le mal qui rongeait sa raison. Il n’en demeure pas moins qu’il garda jusqu’au dernier soufffle le triste privilège d’une mort volontaire. Cet « acte humain » (P. Ariès) élève une protestation hautement significative contre une métamorphose -pour ne pas parler de dégénérescence- qu’il sentait venir et qu’il ne pouvait que la subir.
Ainsi se manifeste une différence de niveau. Ces sorts à la fois identiques et différents disent l’impossible consolation autour d’une énigme condamnée à garder ses secrets. Le suicide mène peut-être à l’effort de comprendre mais le tragique est dans le dénouement même. Il est dans cette espèce de liberté dernière qui épargne la survie à l’échec.
III/ SHOWA OU L’ORDALIE SUICIDAIRE
Il ne saurait être question d’entrer ici dans l’histoire complexe et néanmoins passionnante de cette période de crise et de chaos, période bouleversée par la guerre endémique et les préoccupations politiques. La rupture n’était pas encore définitive mais pointait déjà la perte de l’axe nécessaire. Les œuvres devenaient des manifestes, avec au passage de l’ironie en sourdine pour soi-même. Et puis, il y a cette souffrance centrale qui est de ne jamais sentir l’œuvre entraînée dans aucune invention lyrique d’envergure. Le dégoût du métier devenait une constante faute justement de charme esthétique et de liberté créatrice. Comme une lèpre insidieuse, la suspicion s’installait et les interrogatoires reprenaient. Même une égale horreur de la censure n’avait pas réussi à nourrir une mystique du réveil. Des intellectuels sont jugés, emprisonnés et pire encore, désavoués parfois par leurs propres confères. L’idéal que cherchait le régime, s’il chargeait le Japon d’avant-guerre d’ambiguïtés et d’affaires troubles, était aussi responsable des déviations et des impasses qui l’attendaient.
Nous sommes encore une fois plongés dans l’arbitraire. Les ‘suspects’ ignorent mais devinent qu’on veut les compromettre. Certains résistent à toutes les pressions. Les autres cèdent, en lucidité et en courage. L’arbitraire dont on use à leur égard n’a d’égal que la force de résistance dans une atmosphère de dénonciation caractérisée, d’indifférence et de grand silence.
Osamu Dazai, un autre talent à l’affreux cauchemar perd la mesure du temps et se retrouve désaxé dans un univers bouleversé par la guerre. Et c’est un enchaînement dramatique, nettement défini qui va trouver une signification profonde chez cet exilé de l’amour et de la vie. Après avoir été ébranlé par le suicide d’Akutagawa qu’il aimait comme le prolongement naturel de ses refus, comme le reflet vivant de ses regrets ; après le cycle de l’espérance s’est clôt sur lui-même, Dazai livra sa douleur au Pabinal. Premier échec devant la mort. S’il est allé à la recherche de lui-même, il s’est perdu dans un dédale enténébré fait d’angoisse permanente. Il fait la connaissance de Tomie Yamazaki, une barmaid de Tokyo. Il abandonne sa femme et ses enfants. Sans réellement se séparer du monde, il tâta l’opacité des choses et décida de passer encore une fois à l’acte afin de supprimer en lui l’être incomplet. Les somnifères n’ont eu raison que de sa compagne. Nous sommes en 1930. Dazai veut fuir l’intolérable pour se venger de l’impuissance incarnée et prendre sa revanche sur l’abandon, le reniement et la traitrise. Recours alors aux paradis artificiels dont Michaux dévoila la misère. Puisque la morphine reste un leurre, écrire ne vaut-t-il pas le véronal de ce frère en douleur, Akutagawa ? C’est à l’écrire qu’il va demander grâce. Et il voulut à travers elle se refaire un destin. Il écrira « pour rencontrer au moins dans la fiction, la compassion qui écoute et qui aime » (27). Mais au sommet de sa gloire, il est déjà en agonie avec un peuple déchiqueté par les bombes et qui souffre. Face à cette réalité sans fards, la fiction comme ultime refuge reste dérisoire. Elle abandonna d’ailleurs à son sort. À t-il fait œuvre de grand romancer ? Certains, pensent que l’auteur fait de l’espèce humaine un portrait désenchanté, pessimiste et fataliste ; qu’il en fait un simple jouet dans la tourmente historique. N’y a t-il que cela ? Au-delà de cette pitoyable inutilité de vivre, Dazai montre avec certitude l’effort de vivre pleinement son destin. Mais il sait aussi que devant les événements qui chargent la mémoire japonaise l’on peut éprouver du vertige, du gâchis, du dégoût, à tout le moins un doute fondamental. Déjà en 1936, l’incipit de Bannen laisse deviner la fin : « je songeais à me tuer. Mais au nouvel an, on m’a fait cadeau d’une pièce d’étoffe pour kimono. C’est un tissu de lin, à fines rayures grises. Pour un kimono d’été, je me suis dit que je vivrais jusqu’à l’été. » Ce détachement non son cynisme n’est pas sans rappeler le scénario de Daniel dans Détours de René Crevel lui-même : « Je choisirais un moyen discret pour ne pas faire tort à ceux qui portent mon nom. Une tisane sur le fourneau à gaz ; la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée ; j’oublie de mettre l’allumette. » (28). Dazai vivra comme si le suicide ne le concernait pas. Il se créera même des motifs de vivre : l’alcool, le jeu, les femmes, mariées à ceux que la guerre avait rappelés. Tous ces motifs ne compensaient qu’imparfaitement un destin manqué. La tuberculose intervient avec son mal pour étreindre un corps déjà ravagé par l’alcool. Dazai a le dégoût de lui-même. Le voilà qui s’enfonce chaque jour davantage. Mais il garde toute de même un sens critique aigu et parfois cruel. Sa femme commet un adultère avec son meilleur ami. Il tente le suicide, mais cette fois avec sa femme. Les deux prennent des somnifères, mais ne meurent pas. Ils divorcent. Dazai fréquente les geishas. C’est contre sa famille qu’il se remaria avec une enseignante, Ishihara Michiko. C’est contre sa famille encore qu’il adhéra au parti communiste. Son sentiment de culpabilité n’était pas suffisant pour croire aux lendemains qui chantent. Ne pouvant admettre s’être trompé, il se confessa à la police sans s’interroger sur la validité de ses analyses. Devant cette nouvelle expérience ratée, que lui restait-il à faire sinon à liquider l’homme impuissant, « l’homme sans qualités » en lui. Dazai est comme l’otage de ses échecs. Il souffre du vide et en même temps il veut pallier ce vide par le travail et l’écriture. Il écrit à un journal et sollicite un poste. Sa demande est rejetée. Il escalada les collines de Kamukura et livra son corps à une corde qu’il attacha à un arbre. La branche cassa. Suicide encore une fois manqué. Or il n’y a pas que cette série de revers ; Dazai a eu le temps de voir l’échec triturer les autres. IL observa leur désarroi et glissa d’amères réflexions. Ses œuvres sont éditées et connurent même un vif succès. Mais le suicide le travaille encore quand il le proposa à sa femme., Nouveau démenti à ses aspirations puisque l’amour n’a pas été pour lui l’admirable alibi. Ce suicide romantique, il l’entreprend avec Tomie Yamazaki, une veuve de guerre qui l’avait aimé et adulé. Comment ne pas se souvenir ici de la phrase de Dona Sol à Hernani : « vers des clartés nouvelles, nous allons tout à l’heure, ensemble, ouvrir nos ailes, partant d’un vol égal vers un monde meilleur. »(29)
Le désarroi d’une situation perdue fait franchir au poète la porte de la fiction. Le tourment émerge, irréductible ; la mésintelligence avec cette veuve tant aimée, le long regret d’un bonheur bref. Bientôt la rupture définitive, et la vie de Dazai, après avoir connu l’ennui congénital et pathologique, se précipita avec sa campagne dans un aqueduc aux environs de Tokyo. Les corps furent trouvés le 13 juin 1948. C’est finalement le caché, l’obscur puis la non-présentation qui a triomphé dans ce suicide par noyade (30). Rupture donc consommée. Et il ne restait à ceux qui l’aimaient que de se consoler ou de hâter leurs fins com ;me l’écrivain Tanaka Hidemitsu que Dazai parraina Celui-ci s’ouvrit les veines sur la tombe de l’intercesseur après avoir raté son premier suicide dans le canal d’adduction qui avait englouti Dazai et Tomie.
Plus l’homme s’isole, plus il se divise, se soustrait, se sépare du monde, plus l’interrogation s’assourdit en lui. Au rendez-vous du suicide et de l’homme, la mort œuvre silencieusement. C’est à travers elle qu’il signale sa présence. Tel est le destin des écrivains japonais et il n’en sera point d’autre. Quel serait donc le message ? Pour ne garder ici que l’axe substantiel qui leur est commun : la présence totale. Peut-on d’ores et déjà parler d’une crise de la culture, voire d’une pathologie qui se traduit par tous ces complexes qui poussent à l’irréparable dans un Japon rasé, qui commence à faire le tri de ses intellectuels avant de se lancer dans le dernier combat. Parmi cette génération, il y a ceux qui se sont trompés et ceux qui se sont sacrifiés. Et dans ces grandes solitudes se miroitent la justification de l’homme : son expression. Mais tous ont indiqué le chemin de l’épuisement, de l’incertitude des lendemains meilleurs et le doute quant à l’avenir d’une culture authentique. Au nom de l’optimisme, l’écrivain Sakaguchi Ango assène : « vivre, se dégrader : hors de ce processus normal, peut-il y avoir un raccourci commode pour sauver l’homme » ? cette « épaisseur existentielle » (le terme lui appartient) le pousse à dire : « je n’aime pas le harakiri » (31). Mais tous les autres ne partageaient pas son idéal et sa vision de la guerre où il déclare que « le Japon a perdu ; l’éthique des guerriers est morte » avec cela. Il célébra même la déchéance dans ses écrits. D’autres écrivains ont préféré la retraite et le silence au lieu de s’exprimer et d’écrire, pensant que l’écriture est travestissement. Ce qui n’a pas empêché Haraguchi Tozo, même terré dans le silence le plus opaque, en dehors de tout commerce intellectuel, d’en finir. Après avoir sondé la plaie du Japon à l’université sans donner de réponses, il se jeta dans les flots de la mer un 25 octobre 1946. Il laissa derrière lui des manuscrits qui laissaient croire à une pure et possible continuité. Fiévreux, nostalgiques du vieux régime d’une manière naïve et symbolique, prudents et désaxés se retrouvaient dans la même galère avec une idées fixe : endiguer l’absurdité épaisse. Et déjà se profilait l’inquiétante silhouette de Yukio Mishima (de son vrai nom : Kimitake Hiraoka), venu attiser un grand soulèvement dans sa pureté originelle afin « de rappeler à ses concitoyens la valeur de ce qu’ils ont perdu » (32) : la fin des traditions. Toute sa vie pesa sur lui l’obsession d’un Japon menacé dans son identité.
Afin d’enrayer ce qu’il considérait comme effritement des valeurs ancestrales, deux nécessités s’imposèrent à lui : la restauration du Bushidô et son maintien par une milice, ‘la société du bouclier’ (Tate no kai) recrutée pour la plupart au sein de l’université. On comprend qu’il n’y a à la base de ce projet ni vraie révolution, ni révolutionnaires, mais seulement des porte-paroles, et une volonté touchante de restaurer. Rébellion, sédition… On distingue, tout s’embrouille et s’épaissit.
À mi flanc du Fuji, on s’entraîne, on se prépare dans la splendeur de l’art martial. Mishima fait comprendre à ses Bushi qu’il n’y a d’autres issues que la défense de l’empire et de la culture authentique. Ni profond, ni véritable cynique, il est une angoisse vagabonde confrontée au désir de remise en ordre des valeurs qui commençaient à devenir de vieilles tares oxydées. Quel impact et quelle séduction pouvait exercer ce personnage évaporé ? Étreint par la conscience d’un temps révolu, il est un esthète qui a le goût des symboles et sa passion d’écrire puise dans Nietzsche et le Goethe des Élégies romaines, celui de la découverte de soi-même. Mishima est obnubilé par cette image de la Grèce que l’empereur des lettres allemandes a installée en Occident ; l’image d’une santé inébranlable. Mais il y a aussi le Goethe qui concilie à merveille en lui deux thèses : olympienne et dionysienne auxquelles Mishima s’attacha. Il s’est mis alors en œuvre pour retrouver une espèce de ‘Heiterkeit’ (paix intérieure) à travers l’écriture qui pour lui restait un moyen pour mieux connaître et se connaître. Une grande aventure de la pensée et de l’écriture l’attendait. Il va chercher au-delà de ses forces et aura de quoi fasciner. Yasunari Kawabata ne s’était pas trompé qui avait intercédé en sa faveur pour que Tobako soit publié, un de ses premiers textes où déferlent des toboggans de sincérité. Absorbé par la chose littéraire, Mishima se lança dans l’élaboration d’une œuvre solide et pure.
Très jeune déjà, il apparaît en quête d’une esthétique de la continuité. De La forêt en fleur -écrit à l’âge de seize ans- à la trilogie de La mer de la fertilité, l’évolution de Mishima à partir de l’esthétique du début est trop évidente. Son écriture dissout les habitudes. Perce alors la modernité. Et malgré l’obsession aveugle du passé de l’empire, l’ubiquité de Mishima va participer à la quête. Si Le Tumulte des flots (1954) emprunte à la mythologie grecque, Le Pavillon d’or (1956) est écrit à partir d’un fait criminel : l’incendie du temple de Kyoto. Si les thèmes du désespoir et de la déception sont récurrents dans un texte autobiographique comme Confession d’un masque ; Soif d’Amour propose une œuvre cette fois purement fictionnelle. Mishima ne se borne pas à liquider ses confessions ; il les intègre à une vision plus large. Puis c’est la crise de la vie et de la pensée. Fini la période de Shi Wo Kaku Shonen (le garçon qui écrivait de la poésie) où il célébrait la beauté des mots dans des notes palpitantes. De l’œuvre au chaos, le parcours est impérieusement tracé. Et c’est le doute, le dégoût parce que l’impasse est là. L’atermoiement, aussi. Le malaise entreprend son travail de sape et Mishima sent que son rêve s’effrite, que la duplicité entoure chaque mot. Comment ne pas se souvenir ici, que même pris par son projet paramilitaire avec ‘la société du bouclier’, Mishima ne cessait d’écrire, toutes les nuits, avec une frénésie indescriptible. Or il devenait de plus en plus effrayé devant l’impuissance de l’expression littéraire. Le refuge que constituait ce havre d’oubli qu’est l’écriture, tout à coup devenait précaire. Vinrent l’exaspération et l’imprécation. M. Pinguet déclare à ce propos : « Plus encore qu’une œuvre majeure, Mishima éprouve le besoin de produire un acte décisif. » (33) Si ce dernier rejoint les étudiants en colère sur le campus de l’université de Tokyo, c’est à la base d’un marché perdu d’avance : la reconnaissance et la défense de l’empereur. Le passage de la plume au sabre devenait inéluctable. La maîtrise du sabre remplacerait la maîtrise des mots, les mots qu’il a perdus. « Sa puissance, il a tenu à la récupérer dans le muscle et l’épée, pour avoir prise sur la mort », dira Paul Mathis (34). Le suicide n’est pas une brusquerie qui monte à la tête de chacun. Ce qui est visé est infiniment plus profond : les écrivains japonais se forment pour consommer. Ils miment dans la fiction « l’idéogramme terminal ». Aussi, dans Patriotisme (1936), Mishima commençait déjà sa méditation sur la mort et considérait attentivement quelques thèmes qui lui tenaient à cœur : la sincérité et la foi dans les valeurs anciennes. Il décrit l’aventure d’un jeune officier qui choisit par fidélité au Japon et à son empereur la seule voie pour le samouraï : le seppuku.
En 1965, Mishima porta Patriotisme à l’écran jouant lui-même le rôle du jeune officier. La marque de la mort le suit encore quand il posa en Saint-Sébastien ligoté et percé de flèches pour le photographe Kishin Shinoyama. Cette photo découverte dans la bibliothèque du père de Mishima, montrait si besoin est, la fulguration qui fit naître chez ce dernier la flamme qui le consuma. Il trouva dans l’intensité même de ses fantasmes la justification de son existence. La pulsion sado-maso que rencontre son homosexualité latente précipita le tête-à-tête symbolique avec la mort, présente déjà dans l’inconscient. C’est Bataille qui dit : « Notre vie toute entière est chargée de mort. Mais en moi, la mort définitive a le sens d’une étrange victoire. Elle me baigne de sa lueur, elle ouvre en moi le rêve infiniment joyeux, celui de sa disparition. » À partir de là, nous pouvons penser que la mort se pose comme un impératif de salut. Dans sa confrontation, il y a même un désir de renaissance où l’amour a sa place. Le rituel est hautement érotique. Et si l’acte « marque l’écart tragique de l’impasse, la fente impossible à combler, la castration radicale, dans ce saut de l’imaginaire au réel » (35), il n’en demeure pas moins qu’il se pose dans la volupté.
Le 25 novembre 1970, Mishima et ses quatre bushis dont Morita, le fidèle serviteur et amant, rejoignent le centre de Tokyo où se trouve la garnison d’Ichigaya. Le plan est bien élaboré. Le général Mashita devait les recevoir à onze heures mais était loin de se douter de ce qui allait se passer. Très vite il s’est retrouvé ligoté à sa chaise sous le regard impuissant de sa garde. On pourrait s’étonner qu’un sabre et trois dagues aient suffi pour avoir la situation en main. Contre l’avis du général, le quatuor exigea le rassemblement dans la cour de tous les militaires. Ce que l’on fit. Mishima du haut du balcon se lança dans un exposé sur l’idéal du métier de soldat, sur la décadence du Japon et fit part de ses revendications : l’abolition de la constitution entre autres. Des réactions blessantes touchant à sa virilité se sont faites entendre. Mishima harangua la foule de tous ses poumons et regagna l’otage après avoir crié ‘vive l’empereur’. Avec une lucidité féroce, le visage ouvert, il entama le rituel sans celer aucune espèce d’impatience. Telles peuvent être les voies du Samouraï ! Cet acte, relança les principes du Bushi et plongea le Japon au plus farouche des actes : le seppuki rituel, et cela au moment le plus cruel de la tragédie impériale. Ce martyr à l’inépuisable nostalgie avait déclaré seize années avant son suicide, à propos d’Akutagawa : « Moi, je déteste les gens qui se suicident’. À côté de cette assurance, ce 25 novembre apporte plutôt un démenti sanglant. Telle est l’histoire cruelle à souhait de cet écrivain qui « est passé de la plume au sabre, du papier à son propre corps.» (36) Elle nous laisse au passage maintes affres et un rêve insensé.
Comment expliquer ce long cortège de morts volontaires ? Célébrer l’écriture et effacer l’impossibilité d’écrire en optant pour le geste ultime a quelque chose de troublant. L’état qu’on pensait exceptionnel est devenu au Japon un état permanent. On croyait que Mishima fermait la marche, mais voilà que Kitamura se livra à la pente qu’avaient descendue, puis Arishima, Akutagawa, Dazai, et Kawabata qui eut une enfance orpheline : la tuberculose emporte le père et la mère à une année d’intervalle. Kawabata a deux ans, se retrouve seul et doit faire face au dur métier de la vie quand son grand-père, le dernier maillon de la chaîne le quitta après une agonie qui n’en finissait pas. C’est à l’âge de 22 ans qu’il commença son parcours avec une œuvre de douleur. Le sens de cette œuvre n’est pas seulement le reflet de son destin, elle en est la forme et l’expression. Riche d’idées nouvelles, il crée sa revue sans pour autant cesser de collaborer à d’autres. L’activité littéraire qui lui tiendra de lieu vient d’une fructueuse réflexion. Kawabata connaît le dur labeur de l’écriture. Pays de neige est la somme d’une longue élaboration qui a commencé en 1935 pour ne s’achever qu’en 1947. L’écrivain n’aura vécu que pour son art. La solitude et l’amour dans ce roman sont érigés en règle de beauté. Mais il y a aussi le risible et la déchéance dans Les Belles endormies de ses vieillards qui fréquentent les maisons closes afin de revivre la fougue érotique d’antan auprès de jeunes filles vierges à qui on a administré auparavant quelques somnifères. Kawabata n’échappera pas au rêve de tous ses rêves : faire revivre les traditions de l’ancien Japon. Il donna Kyoto. Rien n’existait pour lui que cette retraite dans le passé, et l’ancienne capitale du Japon est ici significative. Et ni les prix littéraires (37) ni les distinctions (38) n’avaient adouci sa nostalgie ou enrayé sa monotonie. Le poids était dans son refus. Il décida dans le secret le plus absolu de prendre congé du monde. Son suicide est un chef-d’œuvre de discrétion. On accepterait volontiers de le donner pour un pur accident. Mais l’œuvre de Kawabata qui fut couronnée par le Prix Nobel nous l’interdirait. Comment d’ailleurs suggérer mieux que M. Pinguet ce qui lui arrivé ce 16 avril 1972 ? « Dans son petit appartement qu’il possédait près de sa maison de Kamatura, il fut trouvé mort, asphyxié par le gaz… Rien, ni testament, ni poème d’adieu, ni même une seule ligne à l’intention de ses proches. Si bien qu’ils purent parler d’un accident -illusion consolante-…Kawabata avait ‘oublié’ lui aussi de mettre l’allumette » (39)
Sans doute Kawabata n’avait laissé derrière lui aucune explication. Il est donc probable qu’il n’en était pas inquiété outre mesure de ce qu’on dira. Cette prise de décision, désolante pour ses proches, n’eût pas été dans ses manières.
La mort a fasciné plus d’un. Elle a réclamé aussi des écrivains japonais une attention extrême. Outre le fait qu’elle soit un thème récurrent dans la littérature japonaise, elle se trouve liée à l’écriture et à la création littéraire, si bien que l’esthétique et la mort, nulle analyse ne saurait les séparer au Japon. ? La meilleure œuvre de Fukanaga Takéhito, Shi no Shime (l’île de la mort) publiée en 1971 reste ouverte à la thématique de la mort impérative qui frappe deux femmes qu’un adolescent a aimées et qui se sont suicidées. Le roman raconte justement ce suicide d’accompagnement et la turpitude de ce garçon très tôt à son destin. Mais il est des fois où la fiction fait place au réel tangible qui pousse l’être au plus pressé. À seize ans, Oka Masafumi, jeune poète de son état se jeta du haut d’un building poussé par une curiosité puérile. Cet acte qui ne se reflétait que dans ses poèmes est devenu la fin dernière du poète.
Dans ces quelques lignes se résume une abdication à la vie certes, mais il faut savoir gré aux écrivains japonais d’avoir, dans leurs propres destins, réussi à porter un regard lucide et dur sur le mal dont ils souffraient. Tel est, dans ses lignes générales, le destin de ces suicidés fait d’expériences puisées aux racines les plus profondes d’une rhétorique de la cruauté. Nous avons présenté dans les pages précédentes des énoncés que nous croyons probants. Concluons ! Tout d’abord, il est une erreur à éviter, celle de croire que le suicide soit particulier aux écrivains japonais. Il est le même en tout lieu du monde, et tient partout presque aux mêmes causes ; ce qui varie bien entendu, est ce qui varie bien entendu, est ce qui présente dans chaque pays un caractère particulier, parce que les mœurs ne sont point les mêmes ; mais cela n’empêche pas que la raison fondamentale du suicide tienne partout à deux faits essentiels : le doute et l’échec.
Du geste le plus discret mais précis à la manière de M. Lowry, au geste le plus violent à la façon d’Hemingway, le processus reste le même : l’impasse et la négation de soi-même qui débouchent sur la tentative tragique, désespérée et meurtrière. Il ne peut vraiment y avoir de choix. Ou vivre pleinement sa condition ou alors l’éluder dans la tension et la douleur. Si la nostalgie et l’attente ont eu raison de tout un contingent en Allemagne (40), la faillite des rêves a achevé plus d’un en France. (41)
Comment construire en pleine précarité ? Le regard effrayé de Pavese sur l’impuissance de l’expression littéraire ne vaut-t-il pas celui de Lorca. Et Maïakovski qui défiait la mort à la roulette russe ? Il finit par se tirer une balle dans le cœur, abdiquer ainsi devant la passion impossible. Le sort de Marina Tsvetaieva est tout autre. Elle connut la misère noire pendant la guerre civile : un mari qui s’engage dans l’armée blanche contre le régime soviétique, une fille qui meurt de faim, l’exil à Berlin.
Sa fin fut humiliante, étrangement liée à la laideur du monde. Ni Rilke ni Pasternak n’ont pu adoucir sa réclusion. Le premier lui préféra Lou Andreas-Salomé, le second la délaissa -sans jamais cesser de la défendre- pour convoler avec une autre. Après toutes ces épreuves, de retour en Russie ; elle fut évacuée vers Lelabouga, au fin fond du pays Tatare. Retirée dans une Isba, sans travail, sans aucun soutien de l’Union des écrivains soviétiques, elle se pendit le 31 août 1941.
Ces écrivains -particulièrement les japonais- dont on a tracé quelques traits ont écrit sur fond de silence une part de vérité. Ils ont écrit avec une ivresse intérieure qui a sur contrôler tant bien que mal le défilé de toutes les litanies de l’espoir. Obsédés par les problèmes de la vie, par les défaillances de l’esprit, ils ont conservé, sur un plan général, une notion de fatalité irréversible. Face au quotidien qui garde sa puissance, ils ont triomphé de leurs mots avant de jeter des doutes là où il n’y avait que certitude. Et à mesure que le but suprême disparaissait, l’ivresse cédait à la douleur. Certains ont irrigué de sang le verbe qui a durci, d’autres ont choisi la laideur désolante, laissant une énigme à laquelle tout est inféodé.
On pourrait s’étonner de ces grandes âmes qui ont cédé au milieu d’un monde bouleversé d’où émanait un abîme de désespoir. Dépossédées de leurs certitudes, elles ont cherché à affirmer leurs présences par le biais de la négation. Malades, excédées, elles se sont réfugiées dans le passé aliénant. Elles se sont tues, se sont retirées pour ne pas démolir ou se démolir par besoin de revanche. L’exil intérieur a sa loi où pourrait exploser le pire. Il taille les ruptures et signe les grands échecs. Ces ruptures sont si cruelles et si profondes que, même quand il est possible aux écrivains d’y revenir, ils y renoncent. Dans le suicide intellectuel de l’écrivain, il n’y a ni consolation à chercher ni recours à espérer. Vladimir Jankélévitch peut écrire : « Quand tout avenir, toute perspective ont disparu, le désespoir prend possession de l’homme ; quand tout espoir de reconduction s’est évanoui, il est temps de parler du tragique. » (42)
Quel processus conduit à cet avant-goût du tragique, de la mort ? D’où vient que pour le perdant, l’audace puisse aller jusqu’au suicide ? L’écart, l’abîme -assises du tragique- sont derrière tous ces frissons qui mènent de la plénitude au vide, de la vie à la mort. C’est ici que surgissent les bifurcations. Certains pour ne pas manquer le cours de l’histoire ont résisté, d’autres ont lâché à la croisée des chemins. Certains, vidés de leur absolu, se sont fondus dans une mystique du passé, d’autres se sont compromis en renonçant à la divine lucidité. Mais il semble qu’il n’y avait d’issue que pour celui qui avait choisi le parti de mourir. Si on a parlé légitimement d’un destin des écrivains japonais, le panorama que nous venons d’esquisser allait vers la pathologie. La crise et le conflit y sont des illustrations éclatantes. Cependant, on ne va pas à la mort volontaire sans une analyse profonde. Il faut pour avoir le courage d’en parler, commencer par vider l’abcès de clichés. Les signatures que nous avons alignées ne sont pas des crétins. Et ils seront déçus, ceux qui souhaiteraient sortir de cette lecture avec une prise de position contre ce courant nihiliste. Les ruptures que nous avons placées dans l’assise même du tragique sont historiques, politiques et culturelles.
NOTES
(1) Essais sur l’expérience de la mort suivi du Problème moral du suicide, Esprit/Seuil, 1951, p. 117.
(2) Ibid, p.119
(3) Les Suicides, Calman Levy, 1975
(4) Le Suicide, Quadrige/PUF, 1930
(5) La Faillite de la paix (1918-1939), PUF, 1945, p.24
(6) L’Homme et la mort, Seuil, 1970
(7) Les causes du suicide, Paris, Alcan, 1930
(8) ‘Généalogie de la culture japonaise’.Trad. Ryôji Nakamura in Spécial Japon, Magazine Littéraire n° 216-217, Mars 1985, pp.19-20
(9) Id.
(10) La ‘substantifique moelle du roman’.
(11) Suicides et conduites suicidaires, Collectif. Tome II. Aspects cliniques institutionnels, Masson, 1984, p.23
(12) Id
(13) Psychologie de la littérature et de la création littéraire, Bibliothèque du CEPL/RETZ, Paris, 1977, p.153.
(14) Ibid, p.154
(15) Cf. Shinsel (vie nouvelle) publiée en 1918 où Shimazaki livra dans ses moindres détails, sa relation à sa nièce.
(16) Psychologie de la littérature et de la création littéraire, Op, Cit., p.148
(17) Champs/ Flammarion, 1980, pp.124-125
(18) Id
(19) La littérature japonaise, Publications Orientales de France, Paris, 1973, p.196.
(20) Sociologie. Tome II, p.146.
(21) Histoire de France, Cité par Durkheïm in Le Suicide, Op.Cit., p.235
(22) Id
(23) Ibid., p.236
(24) Voir surtout Aru Onna, publié en 1919 où il déplorait la situation qui était faite aux femmes japonaises.
(25) La Littérature japonaise, Op.Cit., p.204.
(26) Cf. Rhashômon et autres contes, Gallimard, 1965
(27) Maurice Pinguet, « Dazai et l’échec » in Spécial Japon, Magazine Littéraire n° 216-217, mars 1985, p.25.
(28) Détours, 1924
(29) Cité par Landsberg in Essais sur l’expérience de la mort, Op.Cit., p.134.
(30) Cf. J.M. Botta, Conduites suicidaires et image du corps, Op.Cit., p.87
(31) Cité par M. Pinguet in La Mort volontaire, Op.Cit., p.295
(32) Donald Keen, « Mishima Saint et martyr » in Special Japon, Magazine Littéraire, Op.Cit., p.30
(33) La Mort volontaire au Japon, Op.Cit., p.309
(34) « Écriture et sexualisation » in La Sexualité dans les institutions, Dirigé par Armando Verdiglione, Petite Bibliothèque Payot, 1978, p.69
(35) Paul Mathis, « Écriture et sexualisation », Op.Cit., p.69
(36) Id
(37) Prix Kuluchi Kan en 1943. Prix Nobel en 1968
(38) Président du Pen Club en 1948
(39) Cf. Le Glossaire-index de M. OPinguet in La Mort Volontaire, Op.cit., p.346.
(40) Heinrich Von Kleist, Ernst Toller, George Trakl, Eugène Gottlob Winkler, Stefan Zweig et Walter Benjamin.
(41) Nerval, Raymond Roussel, Jacques Vaché, Alfred Jary, René Crevel, Drieu la Rochelle, Henry de Montherlant, Michel Leiris, Jean Rigaut, Jean-Louis Bory, Romain Gary.
(42) La Mort, Champs/Flammarion, 1977, p.77.