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Ben Aïcha


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Une idylle dans sa tolérance infinie

Avec Ben Aïcha, dont le titre aurait pu être celui d’un opéra, Kebir Ammi a tenté un détournement, un glissement thématique franchi avec une aisance si parfaite qu’on n’oublie ce que la vraie mission évoque au cœur d’une relation d’ambassade (1698/1699) pendant laquelle le célèbre corsaire de Salé, Abdallah Ben Aïcha, fut envoyé en mission par le Sultan Moulay Ismaël pour traiter un dossier délicat : le rachat des captifs chrétiens retenus dans les geôles de l’Empire. Au retour à Meknes, l’ambassade faisant au Sultan le récit de toutes les merveilles dont elle avait été le témoin privilégié. Elle lui parla sans détours et d’une façon respectueuse d’une belle princesse, légitimée par le Roi, Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti. Moulay Ismaël en fut si emballé qu’il fit écrire au Secrétaire de la maison du Roi et Amiral de la marine royale, Son Excellence Phélypeaux de Pontchartrain, un billet des plus curieux : « Demandez, pour moi, en mariage cette princesse. L’empereur la prendra pour femme selon la loi de Dieu et de son prophète Mohamed, assurant qu’elle restera dans sa religion, intention et manière de vie ordinaire ». Le refus quelque peu prévisible qui suivit ne ternit en rien les relations entre les deux royaumes. Louis XIV en tira même avantage. Kebir Ammi imagine une autre histoire, déporte le cours du récit, le dévie de sa pente naturelle vers un fantasme qui s’inscrit comme le thème majeur de ce roman. Ce n’est pas un portrait qu’il taille au prétendant, c’est un archétype. Toutefois, le romancier se garde de rendre le diplomate ridicule : il en fait la pièce maîtresse d’une aventure amoureuse chimérique. Séducteur affranchi des déterminations sociales et religieuses, jouisseur épris de la fille adulée du Roi-Soleil ; la rencontre lors d’une fête à Versailles de cette princesse marquera l’événement que le lecteur pressentait dès les premières pages. Conscient de sa classe et de son rang, Ben Aïcha ne perdra rien de sa fierté. Il se montre résolu à s’engager dans une relation dont il ne sait mesurer l’ampleur. Dans des chapitres courts, Kebir Ammi saisit magnifiquement les moments intenses. Il y a des passages admirables où se trouvent de grands moments comme celui où Ben Aïcha s’incline pour baiser la main de la princesse : « Il sentait le velours bleu vert de ses yeux posé sur son âme. Elle sourit (…) Il se pencha plus avant. Effleura de ses lèvres, l’ineffable blancheur de sa main. Elle s’éloigna. Il n’était plus apte à fixer son esprit sur rien ». Il y a aussi certains flash back qui, en contrepoint, élargissent le champ des possibles. Un monde nouveau hèle les assoiffés : appel que Ben Aïcha ne peut ne pas entendre. Il tient à vivre son rêve, emporté par une frénésie d’amour à peine née. Il semble plus près de cette conquête, plus décidé à la faire pour son compte. Discret et passionné, il dit à la princesse les choses calmement, sans lui demander plus qu’elle ne peut donner. Aucun malentendu ne vient troubler l’instant de plaisir vif qui prend l’émissaire du Sultan, Elle l’écoute avec félicité. Il loue sa grâce et sa beauté. Il l’a glorifie pour sa séduction, pour son art d’allumer les impatiences, se révélant une promise fatale qui sait entretenir une atmosphère, retenir des impressions. Quelque chose de follement heureux habite ces lignes qui nous parlent de tendresse, de candeur, de la présence de l’homme à la femme, réunis dans l’étonnement de vivre et de désirer. Le corsaire rustre, amiral rabâcheur reste malgré tout admirable et plein d’esprit. Tout cela est donné dans un style qui s’apparente aux grandes plumes. Peut-être, aussi, peut-on apprécier le soin pris dans la reconstitution de cette époque, et sans doute ressent-on une certaine complicité en refermant ce roman si excitant, si surprenant et beau à la fois. Kebir Ammi, Ben Aïcha, Dessins de Jacques Paris, Montréal, Ed. Mémoire d’Encrier, 2019, 166 pages. ISBN : 978-2-89712-629-2 * Texte paru dans VH magazine. N° 181/Nov&Déc 2019, p.93

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