menu
Connexion

L'Autre Côté de soi de Noureddine Bousfiha


Page 1/1
Un arc en ciel d'émotions. Texte paru dans Zamane n°

"Je rêvais d’un autre monde, mais je le voulais de chair et de temps." Yves Bonnefoy.
Pour connaître toute la mélancolie d’une ville, il faut y avoir été enfant. Noureddine Bousfiha aurait pu mettre cette phrase de Walter Benjamin en exergue de son roman. Car il plonge dans son enfance et sa ville comme un chercheur d’or, qui chercherait, à son corps défendant, ce qui fut et ne peut plus être. Et l’enfance est là, inamovible et mouvante, inchangée, insaisissable et loyale, avec ce visage que seule l’éternité, avec ses outils, sait sculpter dans la pierre qui passe.
L’autre côté de soi est un roman, mais il puise aux sources de ce qui a été, avec une fidélité étourdissante aux bruits mais aux silences aussi. Passé et présent se mélangent, s’éclairent… en titubant, comme des ivrognes, en pleine tempête, sous une lampe de quinquet.
Le narrateur parle de Taza, qu’il nomme ici, pour les besoins de son récit, Tassa. Les romanciers aiment à mettre de la distance avec le modèle qu’ils peignent, pour se tenir …au plus près de la vérité !
On ne met la main au collet du réel que de cette façon-là. Cet infâme prestidigitateur est habile, pervers, doué de rouerie, il déjoue tous les traquenards de qui croit le piéger, il emploie tout son talent à vous bercer d’illusions, à vous persuader que vous êtes les maîtres incontestés et qu’il n’est là, ce sacripant, que pour se soumettre à vos désirs. Les écrivains et les peintres se défient du réel et s’arment en conséquence, pour lui extorquer ce qu’il refuse de livrer de bonne grâce. Leur duel avec lui est un corps à corps, fait de stratégies savantes, pour obtenir ce presque rien pour lequel les vivants se battent et qui donnent du sens à la vie.
Que l’on songe aux demoiselles d’Avignon, aux œuvres de Magritte... Glissons-nous dans les méandres de l’œuvre, dans la main de l’artiste. Quel rapport l’œuvre d’art entretient-elle avec le réel ? Le peintre, comme l’écrivain, savent que la réalité est un faux miroir, qui s’adresse à ceux qui veulent bien croire que le réel est une donnée figée.
Comment dire que la réalité ne reflète pas forcément …le réel ? Et que le but primordial de l’art est ce je ne sais quoi qui essaie, par-delà tous les aléas et les difficultés inhérentes à l’entreprise, de saisir un peu de poussière, une pincée des jours qui passent.
L’autre côté de soi porte en lui toutes ses interrogations sans jamais lever sur elles aucun coin du voile. Une pudeur secrète, et si délicate, lui fait approcher du bout des lèvres, ce qui importe et fait tourner cette chose qui nous vaut d’être là et qui s’appelle le monde.
L’autre côté de soi frappe aux portes de la mémoire. Et il le fait avec obstination mais très légèrement. Pour éviter sans doute de bousculer des ombres qui reposent sous des strates de silence. D’aucuns, que l’auteur a bien connus, sont partis. D’autres sont morts. Le narrateur, lui-même, est parti un jour, il a quitté ce qui a été une vallée heureuse et où le temps promettait pourtant, à grand cris, qu’il suspendrait son vol comme il ne l’a jamais fait nulle part ailleurs.
Mais le temps, cet admirable félon, fait des promesses et ne s’offusque jamais de rompre la parole donnée. Il le fait avec une incomparable légèreté. C’est son métier ! Alors, il reste l’art. Il reste la littérature. Pour réparer cette part en nous qui ne peut l’être autrement. Il reste le roman. Telle est la tâche que s’assigne L’autre côté de soi.
Il fallait une plume qui dissèque, à l’instar d’un scalpel, des éclats de parfums et de voix, des fragments épars, des réminiscences au bout des doigts, toute une myriade de choses, un arc en ciel d’émotions…
Il y a longtemps que Noureddine Bousfiha portait son roman. Dans sa chair et son âme. Rappelez-vous le mot du merveilleux poète qui sait où se niche l’essentiel et qui a l’intuition pour le dire : « Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage, l’Art est long et le Temps est court ».
Il faut de la patience, et plus que du temps, pour composer une œuvre. Il faut cette chose inquantifiable, qui ne se trouve pas sous le pied d’un cheval. Il faut cette magie qui fait que tout s’arrête pour laisser place à l’étincelle qui redonne vie à l’essentiel et d’un coup embrase le monde.
Si Taza n’avait pas son roman, c’est désormais chose faite. Et elle est servie, qui plus est, par un de ses fils qui n’ignore rien de ce qu’elle n’affiche pas forcément sur le front de ses bâtisses. Elle est pudique et humble, si elle a vécu de belles pages, elle n’en fait jamais état. Ce sont ses enfants qui se souviennent, avec un pincement au cœur, quand la nostalgie les tient, de ce qu’elle a pu être.
L’autre côté de soi parle de ce que Taza a été et de ce qu’elle est devenue. Une grande injustice a toujours frappé cette ville. Elle ne s’est pourtant jamais tenue à l’écart des grands tourments ou vicissitudes qu’a connu le pays. Mais sa configuration, peut-être, est à l’origine de ce silence arachnéen tissé autour d’elle, comme un voile. C’est une ville encaissée dans une vallée loin des grands axes de communication. Tout cela Bousfiha sait le dire. Son propos n’est jamais bavard ni tonitruant ou donneur de leçons. Il n’y a que l’émotion qui rime pour lui, c’est pourquoi le roman était le meilleur chemin -car le plus complexe et le plus long- pour évoquer des figures que nous avons bien connues : Caid Raho, Aïcha Bététe, Ousfour, Driss Boakoura, Démocrati…
Je connais tous ces gens qui sont évoqués ici. Ils sont nombreux. J’ai l’honneur d’avoir croisé ces femmes et ces hommes simples pendant des années. IIs ont peuplé mon enfance ainsi que mon adolescence. L’auteur leur rend l’hommage qu’ils méritent en les restituant si fidèlement. Une photo, avec la précision que croit tenir la technologie, aurait été moins loyale dans l’expression de ce que nous leur devons. Le roman permet de brosser le vrai visage de ces gens.
Qui peut se douter que Taza ne comptait, jusqu’en 1965, que quelques milliers d’âmes et que nous nous connaissions tous ? Nous étions heureux. Nous laissions le soleil et le vent prendre soin de nous, ils s’occupaient d’illuminer nos longues journées, elles étaient pleines d’insouciance, et nous indiquaient à notre insu le juste chemin qui a fait de nous des gens simples et des rêveurs d’absolu.
Mais le temps, encore lui, laboure ses terres sans se préoccuper de l’endroit où il pose le pied. Bousfiha s’excuse presque de le retenir par un bout de son épaule. Mais il n’en fait rien moins qu’un admirable portrait. Il le saisit. Au coin d’une rue, dans la cour de l’école. Dans l’éclat d’un rire demeuré suspendu. Sur un visage ou dans un échange, avec le père, la mère, les frères…. Dans l’évocation d’une bâtisse, d’un souvenir.
Cela va du début des années cinquante à la fin des années quatre-vingt de l’autre siècle. Trente années décisives. Cruciales. Dans la vie d’un homme qui se construit et d’un pays qui connaît un véritable tournant. Témoignage du premier ordre, ce livre est précieux. Car l’auteur ne met en avant que ce qui l’a touché, ému, fait rire, pleurer….
Au fil des pages, d’autres lieux s’ajoutent à Taza : Tanger, Paris, Londres… On croise Mick Jagger et un certain Bill Wyman… De splendides épisodes évoquent l’éveil à la vie, l’amitié… Il y a un parfum, qui ne trompe pas.
Que demander de plus à la littérature ?
Noureddine Bousfiha a plongé au plus profond d’un labyrinthe, celui que nous portons en nous, pour retrouver le goût des choses, leur bruit, ces pas inaudibles sur le velours de la mémoire, mais qu’on devine. Et cela est entrepris sans fracas, à un cheveu du silence. Avec une langue de poète. Profonde. Inventive et sensible. Qui enveloppe le lecteur et ne le lâche plus.
Noureddine Bousfiha, L’autre côté de soi, Casablanca, éditions Orion. 2020, 400p.

Commentaires

Connexion