Le 115, bd. Saint-Michel fut l’ancien siège de l’Association des Étudiants Musulmans Nord-Africains en France. Il reste pour tout étudiant maghrébin un lieu d'émotions et de souvenirs. Il avait eu son âge d'or avant les indépendances. Il fut d’ailleurs une tribune pour les Marocains, les Tunisiens et les Algériens. Mohamed Hassan El Ouatina, Mohmmed El Fassi, Ahmed Balafrej, Allal El Fassi, Omar Benjelloun, Abdelkhalek Torres, Bourguiba, Hedi Nouira, Messali Hadj, Ferhat Abbes et bien d’autres figures emblématiques du nationalisme, du Panislamisme et du Panarabisme y étaient passés, appelant de leurs voeux une Renaissance culturelle arabe. Le temps a passé depuis.
Je n'y allais pas souvent, le rituel était pesant. Néanmoins, c'est au 115 qu'on pouvait être au parfum de tout ce qui se passait au Maghreb. On prenait la juste mesure des choses et on se forgeait son opinion. On consentait à l'évidence ou à la bévue, à l'équité ou à la brutalité, fût-ce dans les silences intérieurs. On était jeunes, et notre sagesse nous paraissait austère. Dans la salle des réunions, les échanges étaient souvent houleux au niveau des discours et des représentations. Les ténors savaient donner de la gorge. Les divergences dans la diaspora marocaine fleuraient bon entre ceux qui étaient pour les thèses d'Ila Amam ou pour celles du 23 mars dont la pomme de discorde était la question du Sahara. De l'aveu de certains militants, un parti politique marocain (sans le nommer) offrait des bourses d'études pour Moscou. L’ami Sahlal en revenait.
Ce qui me dérangeait sensiblement à cette époque de formation et de socialisation, c'étaient les raisonnements aporétiques qui fusaient des assemblées générales, lesquelles pouvaient s'éterniser. On brassait parfois du vide et on se promettait de changer la face du monde. Au demeurant, il y avait place pour l'emportement, l'enthousiasme, l'illusion et la faiblesse de croire à la possibilité d'une grâce divine. Certains militants attendaient de comprendre pour agir. D'autres avaient choisi leur voie avec conviction. Puis la question des prisonniers politiques au Maroc avait surgi comme une épiphanie. Des comités de lutte s'étaient formés pour dénoncer les arrestations arbitraires, la torture, les incarcérations sans jugement, et demander la libération des prisonniers d’opinion. Les réunions dans les caves de la Revue Esprit, faisaient écho à une campagne internationale dès 1980 de soutien à Abdellatif Lâabi. D'autres prisonniers pour délits d’opinions n'avaient pas eu la même mobilisation en France comme A.B,un membre actif de l’OADP que j'ai connu plus tard comme chef de département de langue arabe à la Faculté des lettres de Marrakech, cité ocre où les Dieux se mettaient à vouloir à tout prix des êtres à sang chaud, suintant dans les combes. Tout était à la température des pierres, saupoudrées de brindilles. Nous avions eu tous les deux dans les voix de longs et vibrants trilles, des différents et d’énormes tensions. Il voyait le département de langue et de littérature françaises que je dirigeais comme un suppôt de Satan. Mon collègue n'a jamais su que je faisais partie d'une cohorte d'étudiants qui avait engagé une grève de la faim dans les locaux de l'Ambassade du Maroc demandant sa libération. Un comble!
Aujourd'hui, tous les ptérosaures et les ptéranodons ont replié leurs ailes. Ils tracèrent au loin un lent trajet, hululant dans de lointains mouvants. Certains ont tourné casaque, ne crachaient plus le même feu en chantant leur fin, d’autres se sont accommodés du système ou rentrés dans les rangs. Le 115 ne sera plus qu'une nébuleuse pour toute une génération de militants purs et durs, un parfum volatile pour un bon nombre. Il nous rappelle cependant que tout ce qui fut a été, et donc forcément n'est plus. Tout semble se passer désormais dans la conscience claire. Le 115 a été démoli pour accueillir un Centre Culturel Marocain, pure aberration pour les nostalgiques qui s’y opposaient avec leur dernière énergie.