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Le Langage des autres


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LE LANGAGE DES AUTRES

Le travail de la traduction ne se limite pas uniquement à ce que Valéry Larbaud appelle une « pesée de mots ». Lorsque le traducteur réussit à éviter les foudres de la célèbre équation : « Traduttore, Trahittore », il met à jour une œuvre de création d’autant plus remarquable qu’elle semble – a priori – impossible. Car, si l’auteur qu’il traduit donne libre cours à son inspiration et à sa quête d’absolu, s’il nous livre le fruit du dialogue échangé entre sa sensibilité et les mots, dans une claire conscience des choses qui l’entourent ; le traducteur, quant à lui, doit non seulement coller à l’univers émotionnel et scriptural de l’auteur en question, mais aussi domestiquer ses élans propres. Il sait qu’il ne faut pas succomber à la tentation de perdre de vue le texte tel qu’il est. S’il devait écrire la même histoire, son écriture ne serait certainement pas identique à celle de l’auteur qu’il doit traduire. Il doit créer un texte sur un texte original qu’il doit respecter. Il doit par conséquent s’éliminer de l’œuvre pour la restituer fidèlement. Dans cette entreprise, il y a quelque chose évidemment de frustrant.
Traduire un texte d’une langue à une autre est une entreprise périlleuse, désespérante. Cela revient le plus souvent à recomposer les éléments de ce même texte, censé être une base de données elles-mêmes indiscutables. D’où, essentiellement, des catégories de traducteurs qui font que la traduction ne peut connaître le règne du consensus. Et c’est d’autant plus vrai que l’autorité du traducteur tend de plus en plus aujourd’hui à subir la juridiction du paratexte. Poser pareille affirmation, c’est entrer avec effraction dans l’univers de l’édition, c’est faire preuve de funambulisme que de vouloir mettre à nu les mécanismes d’un acte qui est la clé de voûte qui avère son rôle en continuant à achalander, avec un degré d’efficacité en plus, le marché du livre et de la culture. Approche paradoxale qui a l’avantage de mettre en valeur le rôle irréversible des seuils du texte dans la stratégie éditoriale. La question peut être considérée sous des aspects qui ramènent à un vaste système publicitaire posé comme un vaste panneau promotionnel. Pour vérifier cette affirmation, nous entendons consacrer quelques lignes à la première page de couverture d’une œuvre traduite pour la seconde fois de l’arabe au français. Il s’agit d’un récit de voyage dans la France de 1860 où l’auteur, Haj Idriss Ibn Al Wazir Sidi Mohamed Ben Idriss Al’Amraoui, un lettré engagé au service de la Cour de Mohamed IV (1859 - 1973), relate sa découverte du pays où il est en mission, son arrivée à Paris par Marseille, ses impressions, véhiculant un certain nombre de lieux communs comme la généralité, la particularité, la vérité, la naïveté..
Ce témoignage va être rehaussé dans la première traduction. Zaki M’Barek (le traducteur) annote, explique les circonstances dans lesquelles se déroulent les événements, des relations reliant ces événements entre eux, à grand renfort d’informations, renvoyant souvent à des citations d’autres auteurs pour mieux éclairer le contexte. Cette traduction, qui emprunte généralement les fils de sa trame à la recherche, se complaît aussi dans des comparaisons qui s’efforcent de conférer un air d’authenticité à telle particularité ou originalité de telle ou telle activité, ou à quelque autre lieu commun qui paraît être complètement étranger à la relation de voyage. .
Le traducteur renvoie en bas de page (note 71) pour apporter un complément d’information, étayé par une citation qu’il emprunte à Pierre Bleton. L’insertion n’ajoute rien au témoignage. Zaki M’Barek prend même la liberté d’indiquer, de biais, tel effet, telle attitude, commentant, expliquant, donnant des parenthèses censées éclairer tout lecteur étranger ; des parenthèses du type : « Le chroniqueur termine ce chapitre par une prière dans laquelle il s’adresse au tout Puissant pour le protéger et sauvegarder son pays de ces méfaits » (p.46)..
Moins audacieuse que la première, la traduction de Luc Barbulesco (objet de notre étude) entre certes dans le monde de Idriss Al-Amraoui, mais elle subit une large transformation opérée sur le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage, incluant d’autre part, dès la première de couverture, des référents visuels, davantage encore que la langue..
Nous passons outre la typographie, la disposition des blancs sur le support qui n’est pas nécessairement celui des pages du livre, pour nous arrêter à une prolifération scripturaire qui n’est pas sans conséquences. Il convient de mentionner ici cette exhibition qui relève d’une stratégie éditoriale qui offre à la vue des seuils, jugés trop secondaires pour mériter un examen plus fouillé. A ces transformations matérielles, il n’est prêté que peu d’attention. Pourquoi ? Sans doute parce que dans l’immense majorité des cas, ce sont les éditeurs, les imprimeurs, les maquettistes qui décident à la place de l’auteur, quand celui-ci s’abstient de toute proposition en la matière. Il n’entre pas dans l’ambition de cette intervention de détailler les raisons de cette pratique qui met en avant le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage, le nom du traducteur, le nom du préfacier, l’iconographie, le nom de la maison d’édition, et celui de la collection. Dans notre traduction, ne manque qu’une dernière information, insérée dans les pages de garde : « ouvrage proposé à l’édition par Thierry Fabre ». .
Arrêtons-nous alors à cette surface qui n’a pour but que de rapprocher quelques situations ou opérations qui paraissent, aux yeux des lecteurs, anodines ; une surface créant des espaces sémantiques plus ou moins polyglottes, plus ou moins polyphoniques, et ayant vocation de devenir un support sémaphorique, destiné à être lu, décodé. Commençons par le nom de l’auteur !.
1/ Le nom :.
Peut-on prétendre en commenter quelque peu la lourdeur ou le mystère d’un nom tel celui de Haj Idriss Ibn El Ouazir Sidi Ben Idriss Sl’Amraoui ? Un nom appelé à signifier ce qu’il transporte : une patrie sémantique. Ambiguïté ou énigme du nom ? Tout ce que tentera de faire une oreille étrangère, c’est de remarquer l’étrangeté, la lenteur, la longueur, le caractère incohérent d’un nom bariolé d’un signifié qui étoile vers d’autres virtualités qui dépassent le cadre de la traduction mais renforcent l’appartenance et l’identité..
Essayons, au prix de quelques risques interprétatifs d’en saisir la portée ! Si le premier qualificatif « Haj » renvoie à la sainteté, le second « Ibn El Houari » (fils d’un ministretre) est interprétable dans la langue de Molière mais « déniable », au profit d’un nom à la musicalité assurée. Que vient faire le nom d’un père et la place qu’il occupe. Visiblement, au retour de sa mission auprès de Napoléon III, Idriss Al’ Amraoui continuait à nourrir en lui, pour les autres, les traces d’une origine qui se matérialise dans le sens qu’il faut accorder aux titres et partant à la lignée dans une carrière diplomatique. Mais marché oblige, on pensa faire court : Idriss Al’Amraoui. il se voit ainsi privé de sainteté (Haj), et indexé comme une personnalité diminuée par rapport à sa dénomination première (Ibn El Ouazir) qui transporte avec elle son point d’origine qu’elle rattache à la tonalité sacrale et l’aura religieuse qui devaient garantir l’authenticité du récit de voyage..
Quels sont alors les arguments et les raisons qui militent en faveur de cette contraction ? D’abord la longueur du nom l’invalide. Ensuite, l’appartenance (fils de vizir) ici ne fonctionne pas au niveau du symbole et de la reconnaissance. Cette entorse pour ne pas dire trahison, s’accompagne d’une seconde opération : le titre de l’ouvrage..
2/ Le titre.
Le titre, Tuhfat al Malik al’Aziz bi mamlakati Bâriz, on s’en doute, pose quelques problèmes. Le traducteur en est si conscient qu’il renonce à ce raffinement, calculant l’effet que produirait une traduction fidèle. Le choix a été porté sur un titre  accrocheur pour maximaliser et capter plus efficacement le marché: « Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux »..
Nous pouvons supputer qu’en choisissant ce titre pour le livre, le traducteur (ou l’éditeur) a voulu stimuler sa réceptivité. Mais en nommant les choses, il n’explicite pas le sens de l’iconographie. L’allégorie exigera un travail de décryptage plus poussé. C’est là que le préfacier Yadh Ben Achour intervient pour nous affirmer qu’Idriss Al’Amraoui s’est servi du Talkhiç al Ibriz ila talkhiçi Bâriz de Cheikh Rifa’a al-Tahtàwi  et c’est à ce dernier qu’il a emprunté le fameux « Paris, paradis des femmes et enfer des chevaux » qu’on retrouve à la page 65. Voilà un bien étrange détournement. Partant, la situation semble présenter un aspect paradoxal..
Cette ville appréciable où les femmes jouissent d’un bien culturel est décrite par Al’Amraoui tantôt comme une ville phare tantôt comme une ville de dépravation, un enfer pour les bêtes enfin qui usent leurs sabots sur les pavés. Et il termine son récit par cette note à l’intention de ses critiques : « Qu’ils se montrent indulgents à l’égard des fautes qu’a pu commettre ma plume ; si je semble par endroits donner trop d’importance aux actions et aux institutions des Européens, si je parais leur être trop favorable, c’est uniquement afin de mettre en valeur chez eux ce qui s’accorde avec la Loi divine, et ce que la raison et la nature ont conservé » (p.87)..
Mais au-delà de cette ambivalence, l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage est formé par le détail d’études où, à partir de simples constations, se déploie l’écheveau de paramètres extrêmement divers où l’observation s’appuie sur une curiosité qui a pour souci majeur, de raconter Paris et la France, au Commandeur des croyants, inquiet pour ses frontières..
3/ Le prétexte pictural.
En rapportant l’iconographie au titre de l’ouvrage, et en corrélant leurs éléments un à un, on peut dire que le choix du thème n’est pas si clairement dégagé. Les significations dont il est porteur sont ailleurs, car l’interprétation du sens allégorique de l’image intervient ici au niveau du non-dit. Parlant de niveaux de sens dans la description des œuvres d’art, E. Panofsky affirme : « La description d’un tableau ne se réduit pas à une transcription des informations enregistrées par la perception immédiate de l’objet ; elle présuppose l’assimilation des principes généraux de représentation qui commandent le tableau ». Il dégage par la suite trois couches de sens : le sens-chose (la représentation de l’homme), le sens-phénomène qui ne peut être atteint qu’à travers le réseau des correspondances entre les formes et les choses, qui aboutissent finalement au sens-signification. .
Commençons alors par interroger le document iconique dont les éléments scripturaux qui l’accompagnent se révèlent une source sémiologique d’une richesse insoupçonnable ! Très vite, nous constatons que la composition tournoie autour d’une confusion de formes. L’empâtement et la violence des coloris, la furie de brosse du peintre appuient le dessin nerveux, accentué par des jeux de lumières compliqués, soigneusement encadrés, produisant un effet visuel immédiat et puissant. Le regard ayant commuté chaque forme, il lui reste à nommer le référent peint et le référent réel. La lecture ici n’est pas si aisée. Elle est plurielle dans sa complexité. Et c’est la partie scripturale qui va générer un premier indice et le premier sens. Comme le protocole le veut, la page de garde livre le renseignement suivant : « En couverture : Eugène Delacroix : Attila et les barbares foulant aux pieds l’Italie et les Arts ». Le titre du tableau qui doit faire naître une première hypothèse, installe un conflit : point de Barbares dans le fragment. Mais le lecteur retient que l’œuvre est celle de Delacroix. Or au lieu de faire figurer une vue globale du tableau, le concepteur ne donne qu’un fragment, tout en longueur, rendu comme un avant-goût de l’oeuvre. On sait l’importance que Delacroix accorde à son ciel depuis le cours séjour qu’il effectua en Angleterre; ce ciel immense -façon Constable- qui occupe dans certaines de ses toiles toute la moitié supérieure des surfaces peintes, et qui marque en France, par une démarche picturale inédite, les débuts de l'Impressionnisme..
Revenons au titre du tableau ! Implique-t-il le texte et ce qu’il conte ? Après un étalage aléatoire comme on le fait habituellement en se posant la question apparemment naïve « qu’est-ce que cela représente ? », on cède à cette impression qui est comme un réflexe esthétique de spécialiste de la peinture, dressé à l’étalage des teintes plates, à l’harmonie des couleurs, à la structure de l’oeuvre, aux petites touches juxtaposées se reconstituant à une certaine distance, et qui, surpris par le thème, se crispe devant le fragment, qui ici, il faut le noter, ne se dévoile guère facilement. Il mécanise alors son regard pour démêler les fils et distingue, au prix d’une contorsion inhabituelle, la moitié d’un coursier vu de dos montant un cheval blanc dont on ne distingue que la tête et la crinière au vent. En pénétrant mieux le fragment, le regard se focalise sur le profil du coursier, et plus exactement sur l’œil gauche croisant le regard torturé du cheval….
Heureux hasard peut-être dans cette composition qui rappelle « Les massacres de Scio » ou « Le combat du Giaour et du pacha » : l’attitude évoquée du regard d’Attila, et celui du cheval sont mis ici en parallèle avec le nom de la collection inscrite en biais : « Regards croisés ». Pourquoi alors le choix s’est porté sur ce tableau plutôt que celui d’ Orphée censé  apporter la civilisation, les Arts et la paix aux Grecs ? Rappelle-t-il l’ambassade à laquelle  le peintre fut associé ? Est-il résonance en terre ‘barbare’, rappel d’une période de trouble comme l’atteste, autrement le thème développé par le peintre retraçant la légende de ce roi des Huns qui ravagea les cités de la Gaule ? Plusieurs hypothèses donc. Si nous ne pouvons que spéculer, gageons qu’Idriss Al’Amramoui est peut-être ce coursier ‘barbare’ qui déboule comme un orage, foulant aux pieds Paris et les Arts. En prêtant attention à la description des relations entre les femmes et les hommes, considérée comme un épisode particulièrement saillant, notre jugement n’apparaît point superficiel et n’interdit nullement de le penser. En redéfinissant le sens des événements, Idriss Al’Amraoui se montre soucieux du message à livrer au Commandeur des croyants. Nous nous trouvons ainsi en présence d’un discours apparemment hétérogène -car il mêle réflexion, constat, et affirmations aventurées ou moralisantes- mais, en fait, très cohérent si nous admettons l’idée que sa logique relève de la différence culturelle. L’articulation entre le Paradis et l’Enfer concerne l’aspect le plus intéressant de cette vision. L’établissement de ce lien suffit cependant à rendre compte de la totalité du problème. Si c’est le cas, le contrat est alors honoré du fait même que dans la nature de l’explicite, l’accomplissement de ce que le titre annonce et notifie..
Or ce n’est nullement le cas ici. L’hypothèse de lecture que l’on peut échafauder ne rejoint pas de manière consensuelle le message délivré par le titre. La quatrième de couverture dont la fonction est de valoriser le texte et le mettre en vente, ne conforte pas non plus l’idée de notre lecture puisqu’elle ne met sur la balance que l’émerveillement de l’auteur du télégraphe, l’imprimerie, le défilé militaire, le commerce et la fascination pour Paris. Mais n’oublions tout de même pas qu’Attila, vainqueur des empereurs d’Orient et d’Occident, épargna Lutèce, ville dont l’emplacement correspond au cœur de Paris..
La première de couverture opère ici une transposition d’un registre iconique à un autre. C’est alors que le fragment apparaît clairement pour ce qu’il est : la condition même du marché, une structure indispensable à la sphère de la production et qui n’est favorisée que pour autant qu’elle transforme les lecteurs potentiels en clientèle accessible, manipulable, essentiellement consommatrice. La stratégie adoptée répond ici à une tentative de séduction fondée sur une rupture entre le pictural et le scriptural qui donne une impression de déstabilisation. Reste une interrogation, pas la moindre. Comment faut-il comprendre l’action simultanée des mots et des images dans une société où les systèmes de représentation sont différents ? Marc Bloch nous rassure sur ce point: « une société est rarement une ».

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