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Mohamed Choukri


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Je devais passer voir TBJ chez lui avant d’aller rejoindre un ami commun qui pendait la crémaillère. Il venait de quitter la Maison du Mexique pour un studio rue du Bac, moins spartiate que ceux de la cité universitaire du boulevard Jourdan. J'étais en avance de quelques heures. Je pensais les employer à « dépoussiérer » les rayons de la librairie L’Harmattan, rue des Quatre-Vents, et tailler une bavette avec Denis Pryen, le maître des céans. En sortant de la bouche du métro, je suis tombé nez à nez sur Mohamed Choukri. Quelle bonne fortune, pour un lecteur en qui le démon de la lecture a jeté ses charmes, que de rencontrer l’auteur du « Pain Nu »! Je l’avais croisé par le passé une ou deux fois au café de la poste à Tanger, mais je ne le connaissais pas personnellement. Je l'avais donc accroché sur la place Henri Mondor, un peu gauchement je l’avoue, mais le saluant avec respect, dans la langue du pays, l'accent tangérois en prime. Les salamaleks passés, On s'était mis machinalement à la terrasse du Danton. Il m'apprit qu'il était arrivé la veille à Paris pour l'émission littéraire « Apostrophes ». TBJ, son traducteur, l'hébergeait. Choukri était curieux de savoir dans quelle gueule du loup il allait se jeter d’autant que son hôte lui avait dit de se méfier de Bernard Pivot dont la maïeutique était bien rodée. Cette méfiance télécommandée ne facilita pas la tâche de quelqu’un qui n’était pas habitué des plateaux de télévision et appréhendait son passage. J’ai briefé un peu notre ami, mais il restait inquiet du fait qu'il ne maîtrisait pas assez la langue de Molière. Il savait aussi qu'il y aurait sur le plateau d'autres écrivains qu'il ne connaissait pas, hormis Jean d'Ormesson dont il charcuta le nom. -C’est une cocotte qui veut qu’on le flatte, me dit-il. Il voulait savoir alors si j'avais lu « Le Pain nu ». C'est là que nous avons parlé de ce roman que toutes les librairies s’arrachaient; un livre fort, qui émeut et fascine, le plus dépouillé et le plus vrai, même si dans ce récit se faisait plus évidente l’inadéquation du langage à une expérience trop bouleversante.
Sur la vie réelle des écrivains, on ne raconte parfois que des clichés insipides. Choukri est l’un des rares qui aient dit dans « Le Pain nu » une vérité sans voile qui lève des tabous indicibles. Le dévoilement n’est pas neuf, mais il est réorganisé en de nouveaux réseaux de signification. Du côté des profondeurs, c’est la question existentielle clairement discernable qui opère narrativement. On ne lit pas ce roman sans un singulier malaise. Le personnage central vient à nous de son Rif natal chargé de virilité, prenant la grosse vie au cou, une vie de tristesse, d’horrible dépouillement. Il connaît la faim à Tanger où la famille s’installe se promettant une vie meilleure. Il est vite happé par la violence des rues, fréquentant les quartiers chauds où prolifère la drogue et la prostitution que sa sensibilité ombrageuse accueille dans les premières fumées de l’adolescence. Il s’agit pour lui d’être ou ne pas être. Le tout est dominé par la figure d’un géniteur alcoolique et brutal qui pétrit, flétrit, concasse les siens, finit par tordre le cou au cadet de ses fils. Et il eût fallu verser tout le mépris du monde devant cet acte de folie. Les larmes se sont arrêtées. Elles ne pouvaient soulager. Aucune justice d’ailleurs ne pouvait tenir devant cet ignoble infanticide. La vie s’épaississait d’avantage et les rebuffades ne renvoyaient qu’à elles-mêmes. Sur cet aîné de la fratrie à qui on a promis le paradis passent les souvenirs, les désirs, les fantômes et les fantasmes. Condamné à cet enfer, il en garda le dégoût, demeurant au-dessus des vicissitudes un jeune homme dont le désespoir ne lui fait pas oublier la haine du géniteur. Il va errer à la recherche d’un chemin perdu lui-même dans le fourmillement des blessures, prêt à une aventure qui le révélerait à une triste vocation. On comprend mieux l’écrivain à mieux regarder son personnage principal, personnage auquel il s’identifie et qui traverse les heures de la ville, complètement éprouvé.
Choukri, était mal compris chez lui. Dans l’histoire littéraire du Maroc, certains le classaient dans la rubrique d’auteur pornographique. La condamnation portait sur son regard en ce qui concerne l’homosexualité, condamnation étayée sur sa sensualité de langage dont il est inutile de mesurer les déplorables incidences. À Paris, connu et reconnu, il entendait se tenir à l’écart des commodités mondaines. Au fil de la discussion, sans préléminaires, il me posa quelques questions sur mes origines, sur mes études, sur Paris qu'il trouvait trop aseptisée à son goût, lui préférant de loin Tanger, ville de charme et de grâce. Attentif à mes réponses, toujours curieux et précis, il voulait marcher un peu pour faire le vide autour de lui. Le temps s'y prêtait. Le fait que moi-même ayant fréquenté un lycée à Tanger nous a quelque peu rapprochés. Nous sommes allés sur les quais de la Seine admirer la belle architecture de Notre-Dame. En remontant vers Saint-Michel, nous sommes passés par la rue de la Bûcherie en rasant la vitrine de la librairie « Shakespeare and Co ». C'est là qu'il évoqua avec une tendresse émouvante, sur un ton de confidence et d’émerveillement Paul Bowles, Tennessee Williams, William Burroughs du « Nacked lunch » qu'il connut et fréquenté à Tanger dans les années 60 et 70. Il avait dans le projet de consacrer aux trois un livre. Mais il leur préférait Jean Genet avec lequel il avait des affinités. De cette balade, c’est les ruelles du quartier Latin qui retinrent son attention : rue de la Huchette, rue Saint-André des arts, rue du Chat qui pêche. Elles lui rappelaient sans nul doute le « Socco Chico » de son enfance. Absolument surpris et subjugué à la fois, il les trouvait assez pittoresques, voire médiévales à son goût.
En dépit de la volonté de dérision qui l’animait, il ne manqua pas de poésie. On était sur la rive gauche, et il voulait savoir s’il y avait une rive droite et si oui, comment savoir si on est sur l’une ou sur l’autre? Je lui ai dit que pour les déterminer, il suffit de se positionner dans le sens du courant de la Seine: côté sud, rive gauche, côté nord, rive droite. Retour par la rue Vitor Cousin. Nous nous sommes installés dans un troquet à côté de la Sorbonne. Après quelques panachés, il m'a alors demandé si je connaissais les éditions Maspero. Comme nous étions tout près de la rue des Écoles, je m’apprêtais à l’y conduire. En chemin et à brûle-pourpoint, il me lança que son roman s’était bien vendu et qu’il n'avait pas encore reçu le moindre centime, et qu’il voulait réclamer son dû à l'éditeur. J'ai eu du mal à l'en dissuader. Du coup, il m’a rappelé Khaïr-Eddine et ses passages secoués au Seuil. Ce fut la seule fausse note de la matinée. Calmé, nous avons repris la marche par le boulevard Saint-Michel, puis par le boulevard Saint-Germain pour rejoindre Odéon. Toute la trotte, il ne parla que de ça et des droits qu'il s'apprêtait à céder à un cinéaste Tunisien qui voulait adapter 'Le Pain Nu' au cinéma. Il était aussi en pourparlers avec un Tchèque. Et cela ne le gênait pas de faire affaire avec les deux, puis avec un troisième qui l’avait contacté sans savoir que l’éditeur était très avancé pour céder les droits au premier. François Maspero faillit perdre la boule en l’apprenant. Tahar gérait toutes les humeurs à la fois de l’écrivain et de l’éditeur. À cette époque, si mes souvenirs sont bons, il était en plein dans 'La Prière de l'absent’. Il avait mis en pratique une discipline de fer pour écrire et à laquelle il ne dérogeait jamais. Des premières lueurs du matin à treize heures, il était à l'établi. Ce parti érigé comme une règle d’or était pour moi paradoxal, mais je le comprenais. Tous les amis avaient la puce à l’oreille, et personne n'osait rompre cette règle, excepté Choukri qui sonna vers onze heures à la porte d'entrée de l'immeuble, avec un naturel que je n'étais pas prêt d'oublier. Je garde de cette matinée hâtive, un souvenir, bien que drôle et truculent, vraiment impérissable.

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