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BOURDIEU ET LA LANGUE FRANÇAISE


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Le rapport à la langue

Depuis l’incessant questionnement qu’elle a entrepris et mené, la pensée de Pierre Bourdieu n’a cessé de multiplier les incursions dans le champ des avancées les plus significatives des sciences humaines. Non seulement l’a-t-elle fait dans une reconnaissance explicite, mais son explication théorique a toujours impliqué un « excentrement » dans une traversée de frontières qui force le respect. En avance sur son temps, cette pensée a su créer son propre public, s’avérant à l’œuvre, tenace, grande et humaine, traduite dans un discours et une écriture contemporaines, largement inventives. Et c’est souvent lorsque Bourdieu vagabonde hors des théories que son talent se manifeste avec le plus d’éclat. En se consacrant profondément à la langue dans son rapport à la domination ou à la soumission, il a marqué du sceau de sa forte personnalité les travaux d’un colloque qui s’est tenu en 1980, à la faculté de Orsay Paris XI, sur le thème : le Français chassé des Sciences. Sa prise de position a vite inscrit le premier indice d’une interrogation de plus en plus insistante quant à la pratique des langues et leurs hégémonies dans les instances internationales. Le type de défense qu’il a opéré n’annule pas les différences, mais implique cependant de penser autrement les rapports en termes d’économie des relations linguistiques internationales. C’est ce qui ressort de la préface qu’il a réservée aux actes du colloque. La réflexion qu’il livre tranche avec les discours convenus, tantôt partisans, tantôt lénifiants, mais toujours compassés des autres intervenants.
On sait que la préface en général a pour fonction, au-delà de l’information qu’elle est censée transmettre, de conférer une légitimité au travail qu’elle présente. C’est précisément pour cette raison qu’on fait appel à un tiers capable de parer l’œuvre d’une dignité supplétive, à caractère poétique ou conceptuel. Et c’est ce que représente socialement le préfacier, qui rejaillit sur l’œuvre avec plus ou moins de bonheur, selon le champ de référence du destinataire. Plutôt que d’un effet d’autorité, au sens d’argument d’autorité, il conviendrait de parler, comme le fait Vincent Descombes dans L’Inconscient malgré lui, de ( captatio benevolentiae), c’est-à-dire de : «  rapt ou capture par séduction » où « tout est affaire de prestige et relève de l’art du préfacier qui sait provoquer la rencontre du désir et de l’ombre furtive de son objet ».
Ainsi que le rite le veut, la signature Bourdieu est fondée sur sa réputation acquise dans les sphères universitaires. C’est l’intellectuel qui, se fait ici porte-parole, faire valoir, producteur d’arguments. Et c’est ce côté du préfacier Bourdieu le pluriel que nous voulons accompagner ici, tant le problème qu’il ramène à ciel ouvert est préoccupant ; un problème qui plonge ses racines dans la culture et dans l’histoire et qui montre que les avis ne sont jamais tranchés entre le besoin d’une langue commune et l’affirmation de l’indépendance, entre l’internationale des scientifiques et la revendication des particularités. Débat donc à double tranchant. On le constate encore aujourd’hui à travers l’acuité qui sied. Il n’est plus question de savoir si oui ou non les Français vont se mettre à apprendre une langue étrangère, mais de savoir s’ils veulent devenir des Européens à part entière, sans rien perdre de leur identité. Comment comprendre alors l’Europe elle-même, cherchant son statut linguistique, le commerce international où la technologie joue un rôle dominant ? L’on sait par exemple que les patrons, aujourd’hui plus que naguère, attachent autant de prix, dans les CV des candidats, à la connaissance de l’anglais.
Nous savons, et les statistiques sont là pour nous le rappeler, qu’un homme sur deux parle aujourd’hui la langue anglaise, que dans la recherche scientifique, le français paraît être une espèce en voie de disparition. Des secteurs de résistance linguistique sont chaque jour malmenés, grignotés. Ainsi en est-il des mathématiques, de la médecine... L’anglomanie est bien réelle. Voilà pourquoi Bourdieu avait une appréhension justifiée de voir les sciences humaines et sociales subir le sort des autres disciplines. Cette appréhension ne se limitait pas à faire un constat, à déplorer le monopole de l’anglais ou à s’y résigner, mais de savoir comment s’en débarrasser, car ce monopole contamine le vernaculaire, le véhiculaire, le référentiaire et le mythique, comme l’a si bien montré Henri Gobard dans une analyse tétraglossique ayant pour champ d’investigation l’aliénation linguistique. D’emblée, Bourdieu souscrit pour une résistance qui ne cache pas sa face, puisque, nous dit-il, la question de la langue touche à l’identité, donc aux « valeurs vitales » d’une société. Il va même très loin en plaçant sa résistance sur le terrain de la guerre civile, qui prend selon lui, les formes de la tragédie. Cette tragédie s’explique, du fait même qu’il ne peut y avoir de compromis entre ceux qui acceptent de pactiser, de collaborer, et ceux qui prennent le parti de la résistance ». Comment ne pas être sensible à ce lexique qui cherche sa vérité dans un monde radical : tragédie, compromis, pacte, collaboration, résistance. Il y a certes de l’engagement dans cette démarche militante. Pour lui, la défense de la langue maternelle est l’occasion d’en appeler aux capacités de révolte, d’inventivité qui sont en l’homme, et de rêver à une utilisation re-qualifiée de la langue. Le risque est grand de céder aux grandes sirènes, car comme il l’affirme si bien: « l’invention de la langue étrangère menace la production culturelle indigène : elle réduit les emprunteurs au rôle d’utilisateurs passifs, dotés de la langue dominante, mais insuffisante pour produire des messages originaux et légitimes » (p.9).
Bourdieu insiste sur les méfaits de cette domination, de l’échange inégal entre les détenteurs de la légitimité linguistique et les populations linguistiquement dominées. Dans cette économie des échanges, il remarque que la catégorie la plus docile est la petite bourgeoisie, incline « à adopter les formes d’expression dominantes, à corriger par exemple les accents populaires ou régionaux ». A l’opposé, Bourdieu met en avant l’exemple des classes populaires, qui restent malgré tout, fidèles à des formes de prononciation qui font la particularité de leur région, auxquelles elles associent cependant et d’une manière solennelle, un sentiment fortement identitaire.
On voit donc que le problème se place du côté de l’identité qui implique le droit à la différence. Voilà pourquoi, Bourdieu le prend avec réalisme, rigueur et imagination, mettant l’accent sur des aspects plus ou moins négligés ; la responsabilité et la dignité :
« L’adoption d’une langue étrangère, dira-t-il, est un acte de reconnaissance, un hommage apprécié comme tel par les destinataires : et il faut inclure parmi les profits et les pertes, les intérêts qui touchent à l’identité, à la dignité et qui, bien qu’ils se laissent moins directement apercevoir et apprécier que les avantages(...) ne sont pas moins vitaux » (p.10).
Chez Bourdieu, les luttes linguistiques prennent la forme de conflits ultimes et indépassables. Dans ces conflits est naturellement engagée l’idée même que chacun se fait de son humanité. Ce combat peut revêtir des aspects extrêmes. Le sociolinguiste Jacques Cellard assénait il y a une vingtaine d’années déjà  : parler français est un acte politique..
Mais alors, oubliait-il que la langue française a été, comme le rappelle Bernard Casse, l’un des instruments de la colonisation ? N’avait-elle pas évincer le breton, l’occitan, le basque et le flamand, avant d’aller chasser l’arabe, le malgache et bien d’autres langues africaines ou asiatiques ? « La francophonie, dit-il, n’est-elle pas aujourd’hui l’alibi de relations néo-coloniales avec des Etats dont l’indépendance est encadrée par un nombre de coopérants bien supérieur à celui des anciens colons ? » Dirons-nous alors comme Gobard que « La France est mal placée pour donner des leçons (...) puisque toute la politique de l’Ile de France depuis Clovis a été une politique d’annexion territoriale et d’assimilation culturelle : ce sont les Français qui ont pratiqué la politique du melting pot en essayant d’anéantir par tous les moyens les différences culturelles et linguistiques au profit d’une seule langue et d’une seule culture promues au rang de langue et culture d’Etat. » (pp.127-128).
Toute cette dimension, Bourdieu la connaissait mieux que personne. Voilà pourquoi il l’a intégré intelligemment dans une démarche plurielle en parlant plutôt de défense de langue maternelle. Et c’est par ce côté qu’il fait œuvre de réflexion universelle, celle-là même qui milite contre la réduction de toute langue à la fonction de langue folklorique, de langue d’une information sous-culturelle, qui ne véhicule aucun savoir et donc, aucun pouvoir. Et c’est à partir de ce point précis qu’il rejoint Régis Debray qui dit en substance dans Le Scribe que le sort d’une langue se décide sur les champs de bataille économique, militaire ou diplomatique, et qu’il n’y a certainement pas de langue innocente :
« La souveraineté internationale d’un pays s’atteste par la défense (et donc l’illustration) de sa langue nationale ; une nation qui se dessaisit de son idiome est déjà protectorat - puisqu’un peuple qui perd son identité en reçoit nécessairement une autre... » (p.56). Et Bourdieu n’aura de cesse de mettre en garde contre toute démission, soustrait à ce qu’il avait en aversion, l’hégémonie et l’abdication. Pour lui, «  se plier à la langue d’un autre groupe est une des manifestations les plus éclatantes de la soumission - et de la démission - culturelle ».
Le regard que jette Bourdieu sur la langue est brûlé par une fièvre inquiète, par un besoin ardent de clarification qui butte sur la menace du banal et sur la fatalité du silence. Avec infiniment de subtilité et de sensibilité, il suggère quelques idées. Il ne s’agit en aucun cas, par exemple, de saboter ou de boycotter les congrès qui se tiennent dans une langue autre que la maternelle, mais de plaidoyer pour une conscience linguistique afin de restaurer la recherche, d’exiger des gouvernements de soutenir financièrement programmes, recherches, ouvrages, revues ; d’encourager une politique de traduction afin que chacun ait droit à accéder à la connaissance et à la recherche dans sa propre langue ; de mettre en place un service d’intervention d’urgence pour pallier la terminologie scientifique et technique, car il est indispensable de dénommer, en langue maternelle, les réalités du monde contemporain ; d’appuyer les initiatives qui tendent à rétablir l’équilibre et réduire l’hégémonie de toute langue se posant comme un signe d’appartenance pour quelques minorités, signe d’allégeance pour d’autres, signe d’impuissance pour la plupart ; de garantir enfin l’avenir de la culture et de la liberté et que tout soit fait pour préserver l’identité culturelle.
Concluons ! Protéger sa langue et sa culture selon Bourdieu ne doit pas être conçu comme un acte de nationalisme au sens étroit, isolationniste et rétrograde. C’est une attitude de dignité, de moralité, si l’on accorde par ailleurs le même droit fondamental à toutes les cultures de s’exprimer.

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