Que l’on ne s’attende pas à trouver dans cette contribution débordements et épanchements revanchards. Le ton qui y sera donné n’est pas à l’accusation, mais à la vérité. Voilà qui lève tous les doutes. Peut être serait-il juste de donner, comme élément premier, un éclairage sur ce que le mot ’Afrique’ draine comme phantasmes dans l’inconscient occidental. Il n’est pas de terme plus ambigu dans le vocabulaire de ce dernier que celui-là. Ambigu parce qu’il désigne encore chez la plupart le primitif, l’archaïque , le barbare et l’obscur. Les manuels scolaires de l’époque, réduits à des vecteurs idéologiques et centrés sur une vision ethnocentrique, en font foi. On nous a appris à l’école que c’est un continent. Nous ne reviendrons pas non plus sur les stéréotypes et les clichés qui méritent à eux-seuls un travail approfondi. Plus tard, nous avions exhumé les archives de nos sociétés, abordées de l’intérieur, décidés de ne rien omettre. Nous avions lu quelques auteurs du temps de la colonisation, ceux qui ont voyagé au Maghreb et en Afrique tout comme ceux qui sont restés chez eux. La description qu’ils faisaient du continent nous rebutait. Dans Au Soleil (1), le bon Maupassant qui rêvait de fouler la terre africaine n’a livré dans ses chroniques que des images de chaos; des situations extrêmes où on le sent fasciné par l’Algérie, mais c’est la fascination d’un Maghreb primitif, celui du soleil qui tanne la peau, du sable grouillant de reptiles, celui des tribus sauvages menaçantes. Le monde qu’il décrit est un monde de désolation, d’insécurité et de mort. Cet univers qui retient son attention, il le résume dans des formules lapidaires: « Partout grouille une population stupéfiante. Des gueux innombrables, vêtus d’une simple chemise, ou de deux tapis cousus en forme de chasuble, ou d’un vieux sac percé de trous par la tête et les bras, toujours nu-jambes, barbouillés d’ordure et puant la bête. » Mais Maupassant, qui s’abaisse aux insinuations malveillantes comme au dénigrement, n’a-t-il pas, pour sa part, contribué à cette imagerie dans les colonnes du Gaulois? Nous cherchions l’information vaste et sûre. Nous nous sommes tournés par acquis de conscience vers les écrivains maghrébins de langue française; les devanciers d’abord, au pied levé de l’École d’Alger, Mammeri, Feraoun, Dib. Dans la foulée, Kateb qui n’eut d’autre royaume que le coeur de son Algérie, vierge à chaque pénétration. Haddad lui emboîta le pas pour dénoncer, dans Les Zéros tournent en rond, la domination culturelle que subissaient les peuples colonisés. Le combat pour l’indépendance nous fut matérialisé dans Les Alouettes Naïves de Djebar. Un peu plus tard Rachid Boudjedra, Tahar Djaout firent éclater les profondeurs. Ces écrivains donnaient la réplique à leurs aînés des années cinquante.: Driss Chraïbi et Ahmed Sefrioui au Maroc. Parallèlement, nous avons prêté l’oreille aux écrivains africains explorant leur humanité, avec tant de patience et de rigueur, partageant avec leurs frères maghrébins la même épreuve, le même désarroi, la même l’anxiété et les mêmes soucis. Il est vrai que cette époque-là était une époque instructive, le « soleil des indépendances » dardait timidement ses rayons. D’ailleurs, ces pionniers étaient devenus des phares pour les lecteurs en soif que nous étions. L’âge nous séparait, mais sans doute bien d’autres choses. Tous ces écrivains étaient pour nous des sourciers animés d’altruisme, et ce n’est pas là leur seul mérite. Ils avaient fondu les boules de cire que nous avions aux oreilles, couvé en nous la graine, allumé subitement nos regards, nous permettant par ailleurs un enchantement, une émotion plus sincère; et mieux encore, une vérité enfouie au tréfonds de chacun. Nous n’oublierons jamais leurs compagnonnages positifs. Leurs oeuvres étaient venues conforter celles d’autres générations, aussi bien maghrébines qu’africaines, devenues pour nous un acquis définitif pour avoir su faire briller ce qui avait été terni. Une « guérilla linguistique » fut menée par Khaïr-Eddine, cadrant avec vigilance, le cheminement des cadets.
De Cheikh Anta Diop à Georges Balancier, nous avons su séparer le bon grain de l’ivraie. Les thèses d’Albert Memmi, puis celles de Franz Fanon qui ne redoutaient pas la préhension directe, dépouillaient les certitudes manifestes, pour en revêtir d’autres, plus élevées et qui nous avaient révélé un rapport à l’histoire coloniale qui ne manquait pas de crispations, nous poussant par ricochet, vers un retour sur soi, non sans regain de ferveur. Dans sa préface aux Damnés de la terre, Jean-Paul Sartre avait bien remarqué qu’on façonnait aux colonies un tout autre univers : « la vérité se montrait nue; les ‘métropoles’ la préféraient vêtue; il fallait que l’indigène les aimât ». Nous devons à ces éclaireurs où se réconciliaient l’intelligence et l’intuition, le discernement des ténèbres. Ces intellectuels et d’autres, d’Afrique et d’ailleurs, regardaient le monde, et ils ne voyaient que sa transparence. Leur vision de l’Afrique n’était ni abstraite ni aliénée.
Rétrospective de l’alibi leurrant.
En quête d’une vie à conquérir dans la souffrance et la fascination, la ferveur avait dicté d’autres voies où la confusion était pourtant bien apparente. Après avoir vécu, assez longtemps, dans une sorte de contemplation ombilicale, le colonisé en phase d’assimilation affirmait avec ardeur que le seul monde qui vaille la peine d’être vécu est le monde européen; un monde qu’il voyait avec des lentilles occidentales. Ce jugement est le meilleur signe de l’acculturation, voire de l’aliénation. Longtemps, le Noir, l’Arabe ont cru qu’ils n’avaient pas de culture et de facto se sentaient inférieurs aux Blancs, aux ‘Békés’. Cela d’ailleurs n’avait rien de surprenant. Il suffit d’écouter les propos P. Perham qui passait en Angleterre pour une autorité pour tout ce qui touchait à l’Afrique: « Jusqu’à la très récente pénétration par l’Europe (dit-il), Le continent africain ignorait la roue, la charrue et le transport animal; pratiquement sans maison de pierre et sans vêtement, excepté les peaux, sans écriture et par conséquent sans histoire. » (2) L’historiographie et la littérature coloniales ne disaient pas autre chose; elles ne servaient qu’à justifier « la mission civilisatrice » du conquérant. Les ethnologues de la trempe de Léo Frobelius, Dietrich Westermann, Marcel Griaude et Maurice Delafosse s’y étaient mis à leur tour avec un parti pris qui les déclassait à nos yeux. Non, l’histoire du Maghreb ne commence pas à Sidi Ferruch un quatorze juillet 1830, ni celle de l’Afrique en 1482 lorsque Diego Caro a accosté à Soyo, au nord de l’Angola. Si tout a été falsifié, la digestion du principe de l’acquiescement a pris beaucoup de temps. Et le colonisé devait assumer ce fatum, au Sénégal, au Mali, au Cameroun, à la Côte d’Ivoire… tout comme au Maroc, en Algérie et en Tunisie. Le regard qu’on jetait sur le monde n’était pas un regard authentique, mais un regard d’emprunt qui condamnait les « sujets » à laisser leurs sentiments et leurs jugements à la porte. Les ‘happy few’, nourris à l’école française, croyaient fermement à l’ambivalence de la double culture, celle-là même qui les faisait osciller entre l’Occident et l’Afrique. Cheikh Hamidou Kane a démontré dans L’Aventure ambiguë l’impossibilité d’être deux à la fois. L’affirmation de soi faisait son chemin. Aussi, le glissement de l’assimilation à la renaissance culturelle était devenu inéluctable.
Avec une soif de dignité, non sans raison, les penseurs et les écrivains du continent remontèrent à la surface pour remettre les choses au mieux. Pour le salut de leurs âmes, ils en sont arrivés, au bout du compte, à penser que leur monde les rattachait à une « mémoire fantôme » qui leur interdisait de jeter leurs racines par-dessus l’épaule. Il leur fallait planter l’être « africanus » la racine en bas. L’on sait que la déculturation n’a pas été aisée; elle présente encore aujourd’hui quelques carences, aussi bien au Maghreb qu’en Afrique subsaharienne. Elle n’a pas été uniquement le fait de l’analphabétisme, du scripturaire qui était exclu de la sphère orale, faut-il le préciser. Ce constat est nécessaire. Il convient d’accepter d’avoir été dans l’erreur, et l’erreur -pour paraphraser Spinoza- était sur le chemin du vrai. La phase de torpeur est désormais révolue. Soucieux de ramener les prétentions arrogantes de l’occident à une juste mesure, l’ex-colonisé a éliminé son complexe pour respirer et s’exprimer librement. Les ans avaient apporté une éducation poussée, plus optimiste que jamais. À preuve, le retour aux sources avec une adhésion presque fanatique aux symboles, aux formes artistiques et aux expressions de la culture africaine. Les archéologues n’ont cessé de faire des découvertes qu’il a bien fallu prendre en considération: Lucy et Ardi font désormais de l’Afrique, l’origine de l’espèce humaine.
Il y a quelque trente ans, nous avons eu le privilège de nous entretenir, en aparté avec Feu Léopold Sedar Senghor. De la littérature africaine, nous avions glissé vers le destin de l’Afrique (3). Qu’il nous pardonne, de là où il est, de le citer de mémoire: « L’africain, à proprement parler, n’avait pas de ‘moi’. Il habitait dans un corps d’emprunt en perpétuel réaménagement. Il devait se révéler à lui-même et d’être fier de son histoire, de sa culture, ‘porter sa négritude comme le zèbre ses rayures’ ». Force est bien de rendre hommage à la lucidité et à la pertinence des propos. Changer de peau n’est rien si l’on ne doit plus retrouver la couleur de la sienne.
À la Première Conférence Pan Africaine des Étudiants tenue à Londres dans les années soixante, le docteur Nketsia ne disait pas autre chose. Le concept de la négritude avait fait son chemin; il souligna la nécessité pour les africains d’être eux-mêmes: « Nous ne pouvons pas nous référer constamment aux modèles européens et rester authentiquement nous-mêmes. Nous devons porter nos propres cheveux (qu’importe si d’autres les appellent laine), nous devons être fiers de notre nez épaté et de nos lèvres épaisses, alors seulement nous deviendrons une source de confiance et d’inspiration pour nous-mêmes et pour les enfants de nos enfants. »
L’épreuve du ‘repartir’.
Non, « L’Afrique noire (n’est pas) mal partie », n’en déplaise à René Dumont! Peut-être a-t-elle cédé très vite à son euphorie de se libérer du joug colonial. Le réveil de cette Afrique, qui enserre dans ses bras le Maghreb, s’est tout de même produit, et il faut bien en attribuer une part à la littérature, à l’art, au théâtre, au cinéma, à la danse, à une prise de conscience, à un bouleversement interne qui a aidé les africains -toutes éthnies confondues- à se libérer du substrat mental du passé. Aujourd’hui, l’Afrique dans son ensemble frappe évidemment les observateurs par sa richesse. Elle ne doute pas de son potentiel, mais elle fait face à des problèmes de gouvernance, d’organisation, d’aspirations contradictoires d’une société en posture difficile d’édification faute de compromis valorisant l’acquis pour une vraie mise en valeur du patrimoine culturel immatériel. Les causes en sont multiples et il serait inutile de les sérier toutes. Elles sont politiques, économiques et sociales.
On n’ignore pas que le continent africain fait face à ses lacunes, à des inégalités, aux velléités mal orientées, faut-il le rappeler. Mais la cause n’est pas véritablement perdue. Le rêve des peuples est de s’émanciper. Le voeu d’un meilleur destin est encore possible; il suffit de croire en son souffle, en son imagination, en ses pouvoirs et ses richesses. Les pays du Maghreb et de l’Afrique n’ont plus rien à envier aux autres. Nous ne pouvons nier pour cela, le rôle très important qui choit aux éclaireurs. Malheureusement, nos intellectuels apparaissent sur la scène politique, luttent puis disparaissent… ils connaissent les geôles ou s’enlisent dans le conforme et le conventionnel. Le constat est amer. C’est donc à ceux qui sont moins persécutés de reprendre le flambeau. Tout comme le Maghreb, L’Afrique a perdu beaucoup au cours des migrations successives. Elle se prive ainsi de l’appoint des jeunes femmes et hommes. On commence à comprendre cette boutade qui ne peut que nous faire sourire, suggérée dans les recommandations de La PCPADE (4): « la nécessité de demander à tous les gouvernements africains qu’ils abolissent toutes les lois d’immigration et toutes les barrières qui empêchent les Africains de fraterniser librement les uns avec les autres ». C’était il y a maintenant un peu plus de soixante ans. Qu’en est-il aujourd’hui de la diaspora ? Les dignes représentants de notre continent en occident sont soit boudés par les médias (ils ne passent qu’à doses homéopathiques sur les plateaux de télévisons), soit triés sur le volet, ne disputant rien à l’Olympe, demeurent selon cette étiquette qui tient encore la route, des « arabes, des africains de service ». On s’en sert pour des raisons qui ne sont même pas occultes, parfois pour faire amende honorable. Certains vont dans le sens du poil espérant une petite reconnaissance personnelle. Sans vouloir céder ici au jugement, nous pensons que cela implique sans nul doute un malheureux sentiment de culpabilité. Il faut rendre les choses à leur endroit, à la seule réalité concrète. L’affirmation de soi, pour qui la veut jusqu’au bout, est un point de départ; elle ne peut s’obtenir par les discours vides et soporifiques, mais bien par des actions, par la contestation de tout ce qui entrave et paralyse tout élan vers elle. Aux antipodes de ceux-là, des femmes et des hommes sont encore sur la brèche, laissent parler leur histoire, s’interdisant toute complaisance, annoncent l’imminence d’une certitude solaire que rien ne saurait troubler. C’est cette authenticité qu’il faut chérir, fertile en hommes qui assurent que le cordon ombilical n’est pas tranché. Un prurit, incroyablement adhésif les soudent de partout; scelle pour eux un retour à l’unité perdue.
Nous voilà donc arrivés au bout du problème posé, et par rapport auquel il est indispensable de se situer. Qu’on nous permette de dire, au demeurant, que si notre constat en est ainsi déclaré, il nous impose derechef une certaine réserve. Nous n’avons pas la moindre compétence pour proposer une feuille de route afin de sortir du leurre ou de l’incertitude, ni bien sûr une assurance pour prendre tout ceci d’un point de vue apparenté. Il nous reste à investir -en termes neufs- et sans malaise, la question de notre rapport au monde avec une volonté inébranlable d’exaspérer les contradictions!
——————————
Notes:
(1) Nous utilisons l’édition Rencontre (Lausanne) 1962.
(2) « Le problème britannique en Afrique », in Forein Affairs, 1951, p.638.
(3) Colloque de Cerisy-la-Salle (1986).
(4) La Première Conférence Pan Africaine des Étudiants.