J’avais découvert « Le Cri du royaume » dans la bibliothèque de Jean Déjeux, à Maison Alfort, un vendredi de tristesse printanière. C’était un prêtre blanc, humaniste et humain qui avait voué sa vie à la littérature maghrébine. Il était l’un des premiers à s’y intéresser et à publier ses recherches. Je ne connaissais pas encore l’auteur du recueil en question, lauréat de l’Académie française. Mais le Père Déjeux m’en avait dit tout le bien. J’étais sur le point de quitter Paris pour m’installer définitivement à Marrakech afin d’honorer un contrat que j’avais signé avec le ministère de l’enseignement supérieur. J’avais loué un appartement dans une résidence qui donnait sur le jardin et le musée de Jacques Majorelle. Je croisais souvent à la grille, sortant pour sa promenade du matin ou entrant, un monsieur d’une élégance rare. Il saluait poliment et passait son chemin, le visage emprunt de douceur, la voix délicate, sobre dans l’expression. Il se dégageait de son « bonjour » une sympathie humaine et une chaleur parfaitement sincère. Un jour en allant chercher mon courrier, j’avais demandé -par curiosité- au portier le nom du charmant monsieur.
- c’est M. Zebdi, m’avait-il dit.
- Kamel Zebdi, lui rétorquais-je surpris?
Heureux hasard. Je me souviens qu’il m’avait ouvert généreusement sa maison. Seuls les hommes de sa taille savent recevoir avec aisance. Une amitié s’est alors vite tissée. L’intérêt pour la poésie et la peinture nous avait permis d’en consolider les bases. Nul désordre dans tout cela : la puissance de la création faisait passer notre ami d’un art à un autre dans une constance équivalente. Nous nous voyions chaque jour, une fois chez lui, une fois chez moi. C’était un homme plein de délicatesse, prévenant, généreux en tout. Il savait exprimer l’essence inconnaissable des êtres et des choses. Grand poète, il l’était par les seuls moyens de son art. Dans sa poésie, il représente avec passion les biens quotidiens et mystérieux de la vie. J’avais goûté dans son premier recueil une grâce sûre. Ses recueils suivants laissaient entendre une voix plus amène, celle d’un être tout entier: avec ses humeurs et ses mots drôles, son besoin de pudeur et son appétit de jouissance. Il fut sans doute le seul poète de son temps, le plus porté à l’enthousiasme.
Zebdi est resté le long des années un compagnon d’effort et un ami loyal. Bien né, ami des princes et des princesses, et il ne tirait de cela ni gloire ni bénéfice. Il était même gêné qu’on puisse le savoir. D’une extrême pudeur, modeste, il haïssait la forfanterie. De l’approcher souvent m’a convaincu qu’il était d’une noblesse d’âme distinguée. Il avait pour lui l’ampleur des proportions et une pénétration parfaite du monde. On pouvait remonter avec lui aux sources les plus lointaines, partager l’émotion et accepter la contagion. L’Andalousie était l’une de ses passions. Ce que j’aimais en lui, c’est sa position de témoin avancé, d’éclaireur, de pionnier, de devancier. C’était un esthète qui avait l’intelligence vaste. Il m’avait appris à garder jalousement le feu de la vibration native. Rien ne lui était cher que le triomphe du naturel. Voilà pourquoi sa poésie est d’abord acquiescement à l’univers, hommage à la plénitude et célébration. Et rien ne pouvait étouffer sa voix qui réclamait inlassablement l’unité perdue, laissant toujours derrière lui un sillage limpide et scintillant. Point d'obscurité dans ses poèmes qui coulaient lentement encore dans les cœurs amis. Et quelle force ne fallait-il pas pour éviter l'attirance des modèles et des chapelles! À aucun moment Zebdi n'avait consenti à perdre son originalité. Il s'est réservé un domaine et l'a si bien balisé, bâtissant son univers à l'abri de la futilité. Ce gentleman demeurait parmi nous au rang le plus élevé, non seulement parce qu’il était un des « monuments » de notre temps, mais grâce à la valeur absolue de l’homme et de son œuvre. Son insistance attestait l'authenticité de sa démarche, prouvait qu'il n'a jamais trahi son idéal.
Zebdi fut donc non seulement l’ami, mais le mentor, le confident dont la qualité d’écoute n’avait d’égal que sa chaleur et sa sincérité. Il fut le compagnon qui m’avait témoigné la confraternité la plus attentive. Il m’a prouvé que l'amitié — comme la fidélité — est l'expérience la plus complète. Nul n'a été à la fois plus répandu et plus secret. Nul ne pouvait comme lui s'adapter à tout et s'accommoder de tout. Il avait des amis de divers bords et les aimait avec une prodigieuse constance. Avec quelle finesse spirituelle il me mettait à l'aise ! Et avec quel sens de la répartie il me taquinait ! Mais il savait rester le même homme au milieu des tracas et des intrigues. N'allons surtout pas nous le figurer naïf et innocent rêveur !
Profondément poète "gaillard" aussi, il était occupé avant tout de bien servir son art, ne se laissant brider ni par les règles de la rhétorique, ni par la contrainte de la logique. Il a su raboter les reliefs pour faire place à la divine vibration. Quand je le voyais écrire « Veillées d’âmes » que j’ai eu l’honneur et le bonheur de préfacer, il semblait flotter à sa guise. Il se comportait comme un poète qui devinait dans le fruit de son travail une compensation et, par les voies détournées, un accomplissement. Il progressait vers lui-même d’un pas parfaitement assuré. Nous voilà invités à le mettre sur un piedestal non seulement par ce qu'il est un des grands poètes de notre temps, mais grâce à la valeur absolue de son œuvre, une œuvre qui doit être mise à la place qui lui est due. Son génie suscite encore des témoignages propres à mieux le faire admirer. Sur la vie d’écrivains, on dit communément que des platitudes: Zebdi est l’un des rares à avoir vécu au plus près de son oeuvre. Certes a vie privée lui appartenait et il ne l’abordait qu’avec ses amis les plus intimes. Et jamais il ne s’était départi de cela, considérant que même si la vie privée enserre les racines de l’âme, elle n’est face à l’épreuve qu’un tissu friable.
Lors d’un petit frétillement d’ailes vers le nord, il voulait aller sur la tombe de Jean Genet. Il savait que j’étais présent lors de sa mise en terre au cimetière marin de Larache. Dans ce champ du repos, il me déclara, par petites touches, qu’il se livrait à une sorte d’ascèse, et il semblait se délecter du mot en le prononçant. Je savais qu’il était désenchanté de toute possession et qu’il accédait au dépouillement le plus total. La faucheuse lui faisait signe et l’attendait pour l’arracher à l'affection et à l'estime des siens. Je n’avais plus vu Zebdi depuis quelques mois. Il était admis dans une clinique à Rabat. De l’amphitrite, je lui avais fait parvenir un mot pour lui dire que je venais prendre des nouvelles de sa santé. Il me répondit par le billet de son médecin, qu’il me verrait quand il serait complètement sorti d’affaire. Nous savions, lui-même plus que moi et tous ses amis, que sa maladie aura le dessus. Je ne devais plus le revoir. Il était trop tard pour embrasser une dernière fois cette belle tête pleine de fantaisie et de grâce, de sagesse et d'enthousiasme. L'ombre mystérieuse qui a happé son étoile nous privait injustement de sa lumière. Elle nous rappelle par cette absence subite un devoir de reconnaissance à son égard. Ainsi nous laisse-t-il en partant, la plus haute leçon de discrétion qui soit. Et ce n'est pas hasard s'il conservait jusque dans l'expression spontanée un je-ne-sais- quoi de pudeur délicate. Et ce n'est pas non plus hasard s'il gardait jusqu'en ses badinages les plus subtils un goût assez pur pour éviter fadeur et raideur. Plus que jamais, il demeure parmi nous une gloire vivante, le symbole même de la poésie. Celle qu’il nous lègue témoigne d'une authentique sensibilité et d'un profond sentiment du mystère qui entoure toute chose créée. Zebdi est parti sur la pointe des pieds sans aucun remous. Mais quoi ? Kamel, c'est Kamel. Téméraire et frêle, inébranlable et fragile. Son nom demeure désormais lié aux grands noms de notre histoire. Une figure fascinante et quasi légendaire s’était éteinte. Mais quels beaux vestiges nous a-t-elle laissés !.