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Mustapha El Kasri


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Mustapha El Kasri.

Je l'ai connu dans le cercle de Kamel Zebdi. Ce qui m'avait surpris dès notre première rencontre, c'était la beauté pure de son langage rehaussé par une articulation parfaite. Mais il y avait aussi son humour très recherché et un sens de la répartie élevé au niveau d'un art. Ses joutes oratoires avec Zebdi étaient devenues des fragments d'anthologie. Les deux excellaient dans le genre. J'ai d'abord été spectateur d’une rivalité saine. Je suis passé par la suite à témoin, et de témoin à arbitre et juge ou régulateur. Je n’avais aucune aptitude à le faire. D’abord il y avait une évidente inadéquation dans les expériences, très riches d’un côté, trop fugaces dans l’autre pour ne pas dire insignifiantes. La différence d’âge et des cheminements étaient en ma défaveur. Les ténèbres du non-savoir ne pouvaient réclamer les clefs du monde. Et cela les amusaient de me corriger. Mais dans une large mesure, tel était souvent le rôle quand les deux partaient en guerre. Je me laissais prendre au jeu, et j’avais parfois quelques peines à calmer les deux. Tour à tour, chacun subissait l’autre dans une sorte de fascination. Chacun cherchait à surprendre les démons privés et les monstres intimes de l’autre. Aucun ne se repliait ou se dérobait face au déballage de l’insolite. Mon anxieuse interrogation et ma fascination des extrêmes étaient bien servies par les mêmes parades, les mêmes ripostes. Aussi, nulle capitulation. Il y avait parfois des retranchements sur lesquels se brisaient les assauts, mais les fantasmes revenaient avec insistance. J’aimais in fine l’exaltante finesse de ces chers disparus, celle qui donnait à leur joute un galbe aérien. Ces souvenirs surgissent aujourd’hui comme d’innocentes épaves de l’ombre des années.
El Kasri avait un style apaisé. Par apaisé, n'allons pas comprendre conventionnel. On retrouve dans ses paroles comme dans ses textes une part d'humanité où tout jugement est proscrit. Celle qui en parlait le mieux, avait tourné le dos à la France et à une carrière dans le cabinet d'Edgar Faure, la subtile, la merveilleuse Brigitte Fournaud, 'Al Aânbar' pour les intimes. On doit à El Kasri et à elle une très belle encyclopédie, "Connaissance du Maroc" en douze volumes. J’allais souvent lui rendre visite dans sa maisonnette (route de Fès). J’aimais deviser avec elle à propos de nos amis communs: Zebdi et El Kasri entre autres. Ce qui me rapprocha encore plus de ce dernier, c'est l'intérêt que nous portions dans le cercle à l'art, puis à la littérature, celle qui honore les beaux textes et le haut langage. El Kasri pouvait nous intimider par sa culture encyclopédique. Mais il parvenait par touches légères à vaincre les obstacles. Doté d'une mémoire à toute épreuve, il pouvait d'un trait réciter une "mouâallaqa", un poème de Mallarmé, de Baudelaire, de Valéry ou Saint-John Perse. Il pouvait aussi passer d'une langue à une autre avec une perfection d'horloger. J'avais pris du temps pour le cerner. La montagne ne vient pas à vous. Je pense qu'il avait pour moi un mélange de tendresse et d'indulgence. L'homme ne s'était jamais vanté d'exercer tel poste ou tel autre. Il appartenait certes au sérail, mais il était resté dans la retenue, humble mais vigoureux. Sa réserve pendant des années forçait le respect. Il prit un pied-à-terre à Marrakech pour fuir l'essence mondaine de la capitale. Il avait développé dans ses rapports avec nous autres une simplicité orientée et gouvernée. Cette pente de l'esprit lui évitait toute menace de conflit. Il savait apprécier, ennoblir et porter le fer quand l'utilité s'en ressentait. Il était très ouvert et exigeant envers lui-même, à preuve, sa traduction des "Fleurs du mal"de Baudelaire qui fut publiée avec trois poèmes ou quatre en moins, difficiles à traduire. El Kasri ne voulait pas trahir ces textes. Tenace, il ne cédait rien. Des années plus tard, il y revint, corrigea la totalité à laquelle il joignit les poèmes manquants, divinement traduits. Cette deuxième tentative était concluante, si fine, si sublime qu'on peut fondre en elle nos enchantements. L'ardeur dans le travail, sa sensibilité d'homme de lettres nous avait déjà donné une délicieuse traduction d' "Amers"de Saint-John Perse. Pour traduire certains vers, il avait puisé dans le Coran pour trouver les termes adéquats. Voilà pourquoi cette traduction exauce l'oeuvre à une altitude singulière. Force de constater que ni celle de Ali Louati, ni celle d'Adonis n'apportaient la justesse du ton d'Alexis Saint-Leger Leger, toutes deux ratées, reniées par leurs propres auteurs. Par contre, celle d'El Kasri reste encore un modèle dans le genre. Aucun traducteur n’était plus désireux d’être compris, dans son effort que El Kasri, incapable d’aucune concession sur ses traductions. Il parlait avec humour de certaines trouvailles, et il attendait avec impatience nos réactions, positives ou négatives. En toute circonstance, il demeurait calme, maître de lui et de son oeuvre, lucide, rigoureux et sobre. Je le revois encore au bras de sa femme, dans un état de grâce et de répit. Je retrouvais sur son visage l’éclat d’une gaieté amicale qui touchait le coeur pacifié. Puis, un bon matin, il décida de quitter la ville ocre. Je l'ai revu à Rabat, quelques mois avant de tirer sa révérence, perclus, fatigué, aidé par sa nièce qui lui avait voué tout son temps, entouré de sa collection de peinture. Les tableaux de Ben Allal étaient accrochés dans le couloir, dans les chambres et le salon. À cause da sa prudence, de tout ce qui avait d'exaltant chez lui, je souhaite que son oeuvre puisse trouver enfin sa juste place parmi les oeuvres qui ont marqué notre histoire. Retrouvons ses traductions, ses écrits sur l'art, lisons ou relisons "Kitab al ward" qui fait partie des textes immenses et généreux!

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