J'aime à faire le compte des choses absolument absurdes ou curieuses. Il y a des rendez-vous qui marquent, rien de grand ou d'exceptionnel, rien qui repose sur une vertu, mais ces espèces de rencontres qui vous remuent et vous font vivre une enivrante communion. L'envie me prenait souvent d'aller à pied au quartier latin. Je remontais -comme à mon habitude- la rue Mouffetard par les Gobelins, je coupais parfois par la rue Lhomond où j'avais si souvent croisé Francis Ponge. Je prenais par la suite la rue Saint-Jacques, Soufflot pour déboucher sur le bd. Saint-Michel. J'aimais cet itinéraire car il réservait parfois d'heureuses surprises.
La rue Mouffetard restait toujours pleine d'imprévus et de rencontres surprenantes. C'est ainsi que je tombais un jour sur un phénomène, le seul être absolument fantasque qu'il m'ait été donné de voir. J'avais entendu parler de lui dans l'enceinte de l'Université, un drôle d’oiseau surnommé Aguigui Mouna. Je me demandais qu'est-ce qui avait pu bien arriver dans sa vie antérieure pour bouleverser celle-ci avant de l'abimer? Je m'attachais à supposer qu'il en était une victime non consentante. Je constatai au premier coup d'oeil combien il était insolite, aussi original que la calèche zébrée de Lionel Walter Rothschild. Avec son accoutrement, il ressemblait à un épouvantail à moineaux: chapeau à clochettes, pardessus piqué de badges. Pour se donner ainsi en spectacle, il y avait sûrement une raison: peut-être qu'il ne supportait plus son inutilité. Il s'amusait à haranguer la foule sur la selle de son vélo, et rien ne le tourmentait. Voilà quelqu'un qui croyait encore au socialisme humain. Dans le désarroi de ses pensées, une volonté demeurait claire: exprimer, révéler le moins sourdement sa passion et ses souffrances d'homme. Il posait des questions et donnait des solutions. Il proposait sa vision du monde où les instincts, malmenés ou rejetés par la vie trouvaient chez lui une justification avant le parfait accord. On ne pouvait qu'être désarmé contre la bonhomie qu'il affichait. Il livrait son message avec beaucoup d'humour. Il savait que personne ne le prenait au sérieux et il avait développé contre ça une belle indifférence. Coco dans l’âme, il fonda le club des aguiguistes et proposa par courrier la présidence d’honneur à Albert Einstein qui accepta.
Pour voir plus clair en lui, je lui avais acheté son journal. Non ce n'était pas le Canard Enchaîné, ou Harakiri. "Le Mouna Frères. Le Mou'Nana pour les soeurs" était une feuille de choux anti-robot, un journal d'un Don Quichotte, assez bien fait, faut-il l'avouer? Je ne m'étais jamais demandé comment il le finançait ni qui travaillait avec lui ou pour lui. Mais il y avait matière à réflexion. J'avais gardé la Une d'un numéro pour l’encadrer.
En tout cas, Aguigui apportait une sorte de fraîcheur avec les sujets d'actualités qu'il venait présenter. Comme à Hyde Park, il s'installait, rassemblait autour de lui une foule, et engageait son speech. Et il se donnait à fond, poussant des gueulades d’anthologie. Pour ceux qui ont croisé sa route, il n’était que ce qu’il avait choisi d’être: un protestataire qui frottait ses mots pour en tirer on ne sait quelles étincelles. La harangue s’était incrustée dans son discours comme Jupiter dans sa vache. Il avait son vocabulaire, et ses formules servaient sa cause. Aguigui forçait les portes en quelques mots, moins qu’il en fallait à tant d’autres militants pour se faire entendre. Il adoptait d’instinct le langage qui convenait au mieux à la foule. Qui n’entendait pas cette corne de brume ne pouvait jamais entendre l’appel du coeur. Il y avait la posture, la manière, l’attitude et le tribun ne faisait pas mauvaise figure. Il était dommage d’ailleurs de ne pas apercevoir cet aspect de son talent.
Aguigui Mouna était un homme atypique. Devant le pêle-mêle de la vie, il prenait plaisir à tirer la langue. Il croyait, naïvement, au progrès du monde, des institutions et en une justice immanente. Et il y croyait comme si le sort de l’univers dépendait d'un battement de cils. À la longue, je sentais que cet amuseur public avait plus d'humanité que chez les humanistes. Je voulais même croire qu'il débordait de générosité et de fraternité. Voilà pourquoi je lui réservais une frémissante sympathie.