Je ne lui connaissais pas de nom, de prénom, d’adresse; mais je le voyais presque chaque jour dans mon quartier. J’avais fini par lui trouver un sobriquet : Mister Bluesy. Il avait dans le fond des yeux toute la tristesse du monde, la désillusion et la souffrance. Il avait appris à regarder le monde au miroir de ses bienfaiteurs. Il s’installait dès le matin rue Mouffetard, muni d’un instrument de musique qui pouvait changer en fonction de son humeur, avec cependant une prédilection pour les cuivres. Il savait qu’il ne jouait d’aucun instrument, mais croyait peut-être que la peau noire suffisait pour faire de lui un musicien.
Mister Bluesy, je l’imaginais parmi sa fratrie dans une famille noire, démunie, humiliée, rusant avec le destin, mais digne jusqu’à la moelle. Il avait sans doute connu dans sa tendre jeunesse les privations, la rue, le vagabondage, la méchanceté des hommes et leur folie, et déjà sa propre brisure. Il me donnait l’impression de quelqu’un que j’avais connu dans un piano-bar. Je le voyais chanteur de blues ou pianiste de jazz, voire saxophoniste dans un trio à Harlem. Il en avait le physique et le groove. Mr. Bluesy restait une énigme pour moi. Il ne parlait ni ne souriait jamais. S’il intriguait tout le monde, il ne dupait personne. Seulement voilà, il comptait sur l’amabilité et la gentillesse des gens pour soulager son ventre et ses peines.
Ses apparitions obéissaient à un rituel ordonné. D’abord il bloquait sa poussette toute déglinguée contre le mur. Il ajustait les pieds de sa chaise pliante selon l’orientation des pavés. Ensuite il déboutonnait son manteau pour avoir plus d’aise. C’est alors qu’il sortait de la poussette son instrument de musique et commençait à le nettoyer méticuleusement. Cette opération pouvait parfois durer une bonne demi-heure. Puis il déposait à ses pieds un écriteau qu’on ne lisait jamais, souvent mis à l’envers. À la longue, je m’étais dit qu’il le faisait à dessein pour retenir l’attention des passants. Il posait une boite métallique à droite de la chaise. Elle servait à la fois pour les pièces et pour les mégots. Les badauds parfois s’attardaient dans l’espoir de le voir jouer. Je me demandais souvent comment il optait pour tel ou tel instrument avant de sortir le matin. Qu’est-ce qui primait dans le choix d’un saxophone, d’une clarinette, d’un trombone ou d’un simple clairon, sachant que les jours de pluie, il ne se contentait que d’une flûte traversière ou d’un harmonica. Une fois, je l’avais vu avec une contrebasse, sans archet. Ce jour-là, il était coiffé d’un « bowler hat ». Et j’avais trouvé naturel qu’il le portât. D’ailleurs il lui allait si bien. C’était la plus juste manière de se donner un peu de contenance.
Ce qu’il y avait de remarquable, c’est que Mr. Bluesy avait fini par renverser l’image du musicien de rue. Dans son esprit la seule présence d’un instrument de musique suffisait. C’était comme cela qu’il allait à l’esprit, remettant en cause la nécessité naturelle de jouer d’un instrument. Il soufflait de temps à autre dans un saxo, et qu’importe la note qui pouvait fuser. Je le prenais pour un vrai dadaïste. Dès qu’il y avait foule, la prudence affleurait. Il trouvait toujours le moyen de se défiler, indifférent aux regards interrogateurs, parfois inquisiteurs.
Pour les commerçants et les habitués du quartier, il restait malgré tout un monument intégré au paysage, se confondant avec leur vécu. Ils lui pardonnaient ses cacophonies et son côté iconoclaste. Une fois l’oseille assurée, il boutonnait son manteau, vidait sa boîte sans compter, repliait sa chaise, rangeait son instrument et d’autres effets dans la poussette, passait chez le poissonnier pour acheter un ou deux harengs fumés, prenait chez le fromager son brie, chez Nicolas son litron, gravissait la pente en direction de la Contrescarpe et disparaissait, renonçant à sa gloire de la journée, laissant tout de même la place à Aguigui Mouna, le clochard, le philosophe, le libertaire qui venait s’époumoner sur la place.