Abderrahmane Latrache n’aura pas échappé au destin des plasticiens dont la véritable passion ne s’est dévoilée qu’après un long combat intérieur. Sa conspiration silencieuse s’est poursuivie le long de son parcours avec une sobriété si soutenue qu’elle a pu éclater malgré lui, dans des collections et dans des galeries d’art sans que ne fut émoussée la signification qu’il donne à son art. Les heures qu’il consacre à ce dernier sont les seules qui l’apaisent et le comblent. Si son art traduit une sensibilité à fleur de peau, ses commentateurs découvrent que ses oeuvres laissent éclater un moment absolu d’échange, de partage et d’adhésion. Cette constatation, aussi banale qu’elle soit, doit être prise ici à la lettre. Il nous est difficile d’écrire avec certitude le processus esthétique qui est engagé. Qu’il s’agisse de portraits ou de technique, nous pensons que les esquisses se font préalablement au fusain. Nous pouvons aisément imaginer combien il fut frappé par le travail de ses aînés qui l’encouragèrent par leur approbation. J’imagine que jamais ils ne lui refusaient leur attention. Son admiration pour eux a été la pointe la plus aiguë. Quant aux autres, ceux qui ne voyaient en lui qu’un dilettante quasi accroché à ses études de médecine, il leur dissimulait soigneusement sa passion dévorante. Nulle conversion n’est aujourd’hui envisagée au profit de l’une ou l’autre voie. Elles se retrouvent, à juste titre, conciliées, jumelées. Tous les principes dont il s’inspire se retrouvent confortés et, même s’il partage dans quelques mesures le savoir-faire, il garde sa touche personnelle. Son style est d’ailleurs identifiable. Le peintre a désormais sa griffe. Nous serions tentés d’ajouter que l’artiste présente avec les pastellistes qu’il a croisés certaines affinités de techniques et de structures, ne fut-ce que dans le goût d’une peinture fluide, claire, savamment estompée, puisque sans pâte.
A. Latrache ne sait pas résister à la tentation d’user de son thème de prédilection qui l’habite et qu’on qualifie à tort d’ethnique, si prodigue cependant en effets : portraits de Himbas, de Peuls, de Touareg qui dégagent un certain naturel. Il tire de leurs expressions une certaine authenticité qu’il restitue sans artifice ; ce qui le dédouane d’un académisme qui serait mal camouflé. Ce subtil hommage à l’Afrique nous vaut d’ailleurs des travaux qui nous laissent un contrepoint où interfèrent la délicatesse, le bon dosage des teintes, la superposition des couleurs qui donnent à cette peinture une majesté où la vie est trépidante. Son répertoire ne se limite cependant pas à l’Afrique. Le Maghreb, le Sahara, les îles, l’Andalousie et la peinture animalière ont rempli les galeries, de Lisbonne à Barcelone, de Bordeaux à Cannes en passant par Casablanca. Le spectre assez large ne laisse de côté aucun aspect. Il prend sa source dans les vérités les plus profondes.
A. Latrache voyage. Les pérégrinations sont pour lui un moyen de connaissance et d’enrichissement. Il va à la découverte du monde non pour s’enrichir seulement de ce qu’il prend mais aussi de ce qu’il donne. Il me semble que tout ce qui ne lui procure pas une aventure d’exception, lui apparait inexorablement quête perdue. Il a deux gibernes. Outre la première qu’il garnie de cartouches d’images inédites, il a en mémoire un autre viatique dont le pourvoyeur serait le plaisir du dépaysement sensible. Ses tableaux, élégamment peints, sont le fruit de la maturité d’un peintre que fascine une humanité généreuse. Latrache a fort bien expliqué lui-même dans une interview son esprit pour l’humain : « Je considère que le portrait est la vitrine de l’âme (…) Lire le portrait d’un interlocuteur et essayer de comprendre ce qu’il y a derrière, c’est ce que j’essaie de faire, pousser celui qui regarde ma peinture à sonder le mystère de l’être humain ». Le voilà qui accueille les rencontres, sollicite sa peinture qui lui demande une forte ascèse pour immortaliser des instants qu’il vit comme une extase. Il nous fait comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’un nouveau regard, mais qu’il s’agit plutôt d’une conception nouvelle de l’acte de voir et de traduire sans détournement. Ces sujets n’ont pas besoin de servir de prétexte aux tableaux, l’artiste fait en sorte de les fabriquer en lui-même. Si un sujet s’impose, ce n’est que par analogie qu’il est évoqué. Peut-être faudrait-il aller directement à l’éminence de cette œuvre dont la pensée n’exclut nullement l’idée d’une immanence de la création qui tient d’un culte intérieur. Je pense que l’essentiel est dit : les travaux de ce maître pastelliste restent en devenir, ouverts au temps présent comme à celui qui vient. Comparativement à la plupart des autres pastellistes, il semble avoir à son clavier des moyens insoupçonnés, si bien que sa performance s’inscrit sans le moindre effort, sans la moindre contorsion technique. Il y a quelques années de ça, je me retrouvais sans mots devant une de ses œuvres avant de remarquer ce qu’elle avait d’extraordinaire. Je compris que l’idéal poursuivi par l’artiste n’est pas de reproduire la réalité mais d’agir sur elle, lui insufflant le maximum de vitalité. Dans l’exactitude de son style, Latrache n’est pas loin de voir le principe de toute une esthétique, car elle se trouve liée à sa vision. La fusion de tous les éléments qui sont à sa disposition font sentir une identité en profondeur. L’artiste découvre les affinités des choses, centré sur des sujets placés au centre d’un fonctionnement qui constitue pour lui sa réalité, et aussi bien celle du monde qui semble commander la structure de ses œuvres les plus vivantes. Ainsi arrivera-t-il à récapituler de la manière la plus nette les traits saillants qui échappent souvent au témoignage hâté : une gamme de couleurs aux nuances délicates. Cette gamme n’est pas là pour esthétiser ; elle constitue un ferment aussi essentiel que les portraits eux-mêmes dont elle s’abreuve pour construire un univers de sensation. L’artiste ne cherche pas ici une mimesis qui regroupe le réel et la vérité, mais le souci de comprendre cette représentation.
Latrache poursuit donc une œuvre singulière et sans concession, se montrant en parfait accord avec sa passion. Comment ne pas saluer son art qui sait adroitement marier et doser les éléments ! D’où vient qu’il parvienne à émouvoir ? Je pense que c’est sa première vertu. Et c’est ce qui le distingue des autres. Personne mieux que lui n’a su rendre aux portraits leur réelle présence avec une minutie passionnée. Cet homme prend son temps, suit sa pente allègrement, consacre une bonne part à une recherche dont l’originalité se découvre en plusieurs points particuliers. Ses travaux récents portent eux-mêmes en germe une nouveauté qui tend vers une charnière entre figuration et abstraction.
S’il est une chose que j’ai toujours admirée chez les artistes, c’est lorsqu’il leur échoit ce moment où ils sont mis à l’épreuve dans une situation d’apesanteur qu’ils ont du mal à stabiliser. L’occasion m’a été donnée un été de visiter l’atelier de Latrache. Un projet sur le chevalet attira mon attention. Un grand portrait de jeune fille posant sagement se démarquait par un traitement inédit. La couleur est servie par une graduation de gammes affolantes. Il m’a fallu un instant pour m’y familiariser. Il y a du reste dans ce projet, une matière souterraine, une architectonique d’ensemble qui n’est pas discernable au premier coup d’oeil. Dirons-nous que le sujet obtient ici une réussite totale. Il faudrait noter encore l’attrait de ce portrait, dans lequel coexiste le plaisir de se laisser emporter. Latrache me parla brièvement de la genèse de ce travail, de son intention de varier et ainsi tester une autre voie qui, j’en suis sûr, ne manquera pas de l’inspirer pour une décennie encore. Il joua cependant la méfiance, craignant de décevoir les habitués de son style en les traînant vers l’indicible. Quel but veut-il atteindre ? qu’elle vérité ? La première conséquence dont il fut question parmi nous, fut celle de soupeser mon opinion. Nous rôdions tous les deux à la périphérie du problème un long moment. Il a bien voulu me donner quelques explications, et j’ai pu les comprendre entièrement. Je lui fis remarquer qu’il n’avait pas à justifier quoi que soit, et qu’il devait continuer de nourrir sa flamme par-delà l’espace et le temps. J’avoue qu’à partir de cette toile en chantier portant le titre « identité », je commençais de me plonger plus profondément et avec délice, dans ce qui allait sortir de cette aventure aux allures de douce rupture. Il faut voir en celle-ci une pure découverte qui va libérer l’artiste, rattaché à une matrice assurée qui risque de l’emprisonner à jamais dans ce style qu’on lui connaît. Je ne sais si mon opinion aurait servi à le pousser vers un lendemain qui d’ores et déjà impose sa présence parmi l’imprévu heureux, mettant l’esprit de l’artiste à une épreuve salutaire. En prise avec son processus, celui-ci sait qu’il doit laisser s’installer en lui une fibre émotionnelle. Cette fibre, le cœur humain n’est pas fait pour la contenir. C’est l’intellect qui doit la libérer en refusant d’exploiter les avantages trop longtemps. C’est Pablo Picasso qui disait : « je trouve, donc je cherche ». Cette maxime inversée sied à Latrache qui ose la vertu de l’audace grâce à laquelle il compte se placer vertigineusement haut, évitant toute grammaire pédante et bariolée, aventurière et chargée dont le fagotage pue l’école et le scolaire. Les pinceaux intelligents demandent aux contorsions du style la singularité. J’aimerais enfin dire ici mon admiration pour cette œuvre qui se distingue par la délicatesse du dessin, le réalisme et la captation de la lumière ; œuvre ample par ses thèmes, par ses multiples voies, par sa générosité inspirée.