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TCHICAYA U TAM'SI


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On ne saurait oublier sa masse corporelle, son rire tonitruant et ses mots à l’emporte-pièce. Il avait un sérieux avantage sur moi, il connaissait parfaitement le Maroc, et je ne connaissais rien du Congo. Nous avons refait le monde cent fois durant cette courte semaine où il fut mon hôte dans la ville ocre. Il avait cinquante ans et moi à peine quarante. Nous avions tous les deux, dès l’instant où Edmond Amran El Maleh me l’a présenté, trouvé un terrain d’entente : la poésie. Il cherchait un territoire pour vivre, et c’est dans sa poésie qu’il le trouva. Dans son esprit, celle-ci ne pouvait être soumise par quelque inspiration, mais émaner de toutes les forces dissolvantes de la pensée. La poésie était pour lui plutôt danse, symphonie écrite au rythme du tamtam et du balafon. Il est allé même très loin vers des profondeurs qui faisaient sa force incontestable. Le lecteur avisé pourrait relever dans ses textes quelques brisures par où le poète fait passer ce que la langue française n’avait pas coutume d’exprimer. Dans Le Ventre, Chant IV, il nous gratifie de cet exemple tiré du poème « Soul le ciel de soi » qu’un lecteur français aura du mal à entendre: « orage d’ongles racornis »
Gérard-Felix portait sur son visage la nostalgie de ses origines. Il ne ratait jamais l’occasion de parler de son parcours, de ses combats. Dès son retour au bercail, il voulut faire de sa vie quelque chose qui vaille la peine de mourir ; il prit fait et cause pour Patrice Lumumba au destin tragique. Aucun homme ne fut moins dupe de la colonisation et ses convoitises que lui. L’abnégation de soi-même et le combat qu’il livra pour libérer son pays ont fait de lui martyr de l’indépendance. Dans son recueil, Le ventre avec comme toile de fond cette figure légendaire, Tchikaya pousse une gueulante et un rugissement. Il voyait bien que la vie était devenue intenable au Congo. C’était la raison majeure de son repli sur la Métropole.
Ah, mon ami ! Tu avais pour le monde entier tendresse et indulgence. Mais il restait un litige entre nous: tes divergences et mes réserves quant à la Négritude. Tu avais trouvé des accents différents des miens, et l’on se remettait tous deux à l’arbitrage de notre ami commun Edmond. « On ne retrouve pas l’humanité dans les armes, pas plus dans les larmes », disait-il. Tu ne voulais ni oublier la couleur de ta peau ni pardonner aux Blancs comme tes frères et tes soeurs aux Antilles qui se sont forgés leur identité en fustigeant les Békés. Tu t’es hâté d’absoudre les parties mensongères et allégoriques en toi, celles qui interdisaient particulièrement tout mouvement salvateur. Tu étais sans concession pour tous ces cancrelats qui donnaient une figure de fable à leur vie de misère, si pesante, si amère. N’en déplaise à certains assimilés, tu rendais l’image de l’africain ennoblie et sur ce sujet tu n’avais plus à rougir ni à baisser le front. Rien que pour cela, tu étais la fierté même.
Plus tard tu t’es exprimé sur l’attribution du Prix Nobel de littérature à Yole Soyinka. Ta réaction épidermique ne m’étonna point. Je sais que tu lui aurais préféré, et moi avec, Cheikh Anta Diop. Le vent de l’esprit aurait mal tourné à Stockholm cette année-là. Le prophète Bantou dans sa savane se voulait aveugle et sourd ce jour-là. Et les griots et les sorciers n’y pouvaient rien.
Mon ami ! J’ai dû t’expliquer la fortune du mot « chicaya » en arabe. Le terme « plainte » convenait à ton caractère obstiné. Je sais que tu trouvais cette coïncidence avec ton pseudonyme assez révélatrice, si suggestive que tu en saluas le déterminisme qui la sous-tendait. Sûr qu’on « portera ton âme sous un dais d’or », de Pointe-Noire à Bazancourt.

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