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Laurent Terzieff


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Le jour où j'ai osé parler de Milosz à Laurent Terzieff

Cet homme au palmarès exceptionnel, respecté dans la profession, passionné par la poésie et le théâtre, je ne l’ai connu qu’à travers ses rôles au cinéma. À son actif, soixante-huit films. Je l’avais vu dans Les garçons de Bolognini, dans Vanina Vanini de Rosselini, dans Le Désert des Tartares de Zurlini, et dans Noces de sang, aux côtés de la fabuleuse Irène Papas. Film tiré de l’œuvre de Garcia Lorca, réalisé avec peu de moyens par Souheil Ben Barka (1976). Le grand Tayeb Sadiki assurait le scénario et les dialogues. Le casting réunissait les têtes d’affiches marocaines : Larbi Doghmi, Naïma Lamcharki et Izza Gennini. Je me devais de faire ce rappel et signaler que Terzieff a accepté de camper le personnage de Amrouch par amitié. On laissait entendre qu’il l’a fait sans la moindre rétribution. Ce qui le rehaussait à mes yeux. Saluons au passage sa passion pour les bonnes causes, son engagement contre la guerre d’Algérie et celle d’Irak. Ce que j’aimais en cet homme côté métier, c’est qu’il ne se trompait jamais, il décelait d’instinct le bon rôle. Une des preuves de sa grandeur est qu’on ne puisse pas faire des objections sur son travail hormis quelques détails esthétiques dont lui-même était conscient. Ce que j’aimais encore en lui, c’est sa modestie et un non souci flagrant de consécration.
Cet homme avait deux réelles passions: le théâtre et la poésie. Je savais par Marie-Hélène qui partageait ma vie, attachée de presse au Lucernaire qu’il donnait une représentation de la poésie d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz. Aucun décor sinon un jeu de lumière en plongée. Ce fut un moment de grâce, plein d’émotion. Affaire de talent sans doute qui ne se commande pas, Terzieff laissait la parole aux textes. Je connaissais la poésie de Milosz dans ses modulations et sa dominante viscérale. Comment ne pas vibrer à l’accord avec les comédiens dont la présence sur les planches était une bénédiction? Ils savaient entretenir l’atmosphère, avancer un thème, retenir les impressions fugitives avec un art qui n’avait pas besoin de forcer la dose. Le lyrisme cérémonial de cette poésie suffisait. La diction parfaite n’était pas en reste cependant. Elle jouait savamment sur des interférences de sens et des degrés de la procession des poèmes, sans parler d’une précision sensorielle qu’on sentait chez Terzieff adossé à un mur, le visage éclairé par une lumière oblique. Son corps ne demandait pas tant d’espace. Il connaissait pour sûr ses limites. Ainsi, le chant du vieux poète rejoignait le chant innocent du jeune acteur. C’était tout simplement un moment de transfert, de pure conscience poétique. J’avais l’impression d’être dans une cérémonie secrète.
Marie-Hélène avait préparé le terrain. Je devais voir Monsieur Terzieff dans sa loge, il préféra la terrasse du Lucernaire. Je l’avais rejoint après le spectacle avec une boule dans la gorge. Sans qu’il ne commanda quoi que soit, on lui posa une chope de bière et des olives. On connaissait ses habitudes. Il me demanda de se joindre à lui avec un sourire avenant. La première question qu’il me posa m’avait un peu surpris. Il voulait savoir si j’avais vu la représentation. J’ai opiné de la tête. Il était curieux de savoir qu’elle a été ma réception. Je lui avais dit ce que je pensais du jeu de la lumière, du découpage fait, de l’ordre aussi de certains poèmes qui étaient retenus sans souci de chronologie. Avec un flegme étonnant, il releva quelques points qu’il justifia avec une parcimonie de mots, non par mépris, mais par pure exigence sensible. Il sentit que je connaissais bien le texte et il me relança sur le poète. J’étais un peu gêné et je lui ai fait part de ma passion pour Milosz. Je connaissais certes l’oeuvre, mais sûrement pas au degré où lui était arrivé, allant chercher les traces du poète sur les hauteurs d’un pays lointain, nous faisant remonter au plus étroit des sources lithuaniennes, dans « un pays d’enfance et de vieux jours », dans la « seigneurie ombreuse des ancêtres » où « les amis de vieilles fenêtres », « les paupières bien fermées » reçoivent « la tendresse des étoiles. »
À quoi bon les éloges? Terzieff était parvenu à une maturité où seul importait l’accomplissement du travail bien ouvragé. Être cela et bien plus. Il était le plus aimé et le plus amical des acteurs et il n’avait nul besoin de l’étaler. La disparition de cet immense monument début juillet 2010 fut un grand choc et une grande perte pour le théâtre et la poésie. Puisse-t-il reposer en paix!

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