Au premier regard, il donnait l’image d’un amiral à la retraite sentant le tabac et le rhum des Caraïbes, épargné par le sel, par la misère des cales et les îles incertaines. Au deuxième regard, je voyais en lui un gaulois plongé dans une époque qu’il n’avait sûrement pas souhaitée. Quant à moi, je donnais l’impression de quelqu’un qui sortait de l’arche de Noé, tâtant de ses pieds terre nouvelle où s’établir. Quelle bonne fortune que de rencontrer des gens d’autres bords! J’avais fait sa connaissance lors d’un diner organisé par les Arbours et l’alchimie avait vite pris. J’ai découvert un homme emprunt d’une grande douceur, parlant avec délicatesse, et sa sobriété dans l’expression étonnait. Pour détendre l’atmosphère, il jouait avec un verre de vin qu’il faisait briller sous la lumière d’une lampe. On sentait émaner de sa voix une chaleur humaine sincère. Jean Neubert, Nano pour les intimes me fit la grâce de s’installer à ma gauche. J’ignorais comment il sut que j’étais étudiant, qui plus est à la recherche d’un studio. Il me proposa le sien, tout meublé, rue Mirbel dans le cinquième arrondissement, à égale distance entre la rue Mouffetard et Censier-Paris III-Sorbonne Nouvelle. Je ne pouvais rêver mieux. C’était dans cette rue, au cinquième étage sans ascenseur qu’il avait établi sa demeure. Nous nous sommes retrouvés, dans la semaine, voisins de pallier. Le studio que j’occupais était détaché de son appartement par une grande pièce où il avait son atelier. Je pouvais y accéder librement par une porte communicante qu’il ne fermait jamais. Cet espace bien éclairé autorisait toutes les folies: les bidons, les chiffons, les tubes, les médiums, les pinceaux, les couteaux, les vernis, les solvants jonchaient le parquet. Pour tout mobilier, une table, un tabouret et un canapé couvert d’un drap. Le long des murs, des toiles. Certaines étaient encore vierges, d’autres attendaient d’être finies. Un grand chevalet qui ne servait que pour prendre du recul sur les oeuvres. Nano était un peintre tourné vers l’abstraction lyrique. Sa peinture était hautement inspirée. Il avait des amis peintres et des galeristes qui suivaient de près son travail. J’ai eu la chance et le bonheur d’avoir été invité à un de ses vernissages. Son public n’avait rien à voir avec celui qui fréquentait les galeries de la rive droite, pompeux et assommant. Le sien était plutôt une frange qu’on pouvait vite situer, intellos de gauche pour la plupart, des écrivains sulfureux et d’autres spécimens, étonnants par leur accoutrement. C’est ainsi qu’il me présenta à une vieille connaissance: Philippe Soupault. Et on voyait rapidement d’un côté la simplicité, le naturel, le refus des démonstrations, de l’autre, chez le dernier des Mohicans, les éclats, la dispersion. Il était la preuve vivante de ce que le mouvement surréaliste sous la houlette d’André Breton a dû laisser après avoir conduit de nombreux intellectuels à placer le lieu de leur aventure. Soupaut portait ce soir un costume trois pièces. Il se faisait presque étouffé par une grosse cravate rouge dont le noeud conséquent attirait le regard à la limite de la provocation. Il était de petite de taille, parlant à tout le monde, sans gêne. Tous les invités semblaient le connaître. Certains cherchaient à l’éviter. J’avais échangé avec lui quelques banalités. Ce n’était ni le moment ni le lieu de lui parler des Champs magnétiques écrit à deux mains avec Breton. Nano qui avait connu aussi le pape du surréalisme était dans son élément. Il parlait d’art, de peinture vibratoire, de ses encres, et des illustrations en perspective avec une sensibilité qui forçait le respect. Nadine tendait l’oreille tout en ne le quittant pas des yeux.
Notre amitié se consolidait chaque jour davantage. Nano m’avait même permis d’utiliser son atelier pour mes gribouillages qu’il considérait prometteurs. J’entrais de fait dans une communion d’existence avec lui. Si féru de jazz qu’il n’écoutait rien d’autre. Il était même incollable sur l’histoire de cette musique, de ses styles et ses ramifications. Il mettait au-dessus de la mêlée, Duke Ellington, John Coltrane, Charlie Parker et Miles Davis. Sa passion de la musique lui venait de son père qui était premier violon dans un célèbre orchestre et de sa mère claveciniste. Je me rappelle de lui avoir parlé d’un ami qui était aussi passionné que lui des cuivres, de littérature, de cinéma et de peinture, un genre d’esthète qu’on n’en fait plus aujourd’hui. Vivant, élégant, alerte, il avait une avidité méthodique de collectionneur d’art -à sa mesure-, de films et de livres qu’il reliait avec amour chez le seul artisan-relieur de Rabat. Nano n’arrivait pas à croire qu’on puisse écouter du jazz dans un pays de traditions fortes. Puis il y avait cette manie chez lui de triturer ses favoris quand quelque chose le surprenait. Voilà qu’un jour, l’ami en question venait en visite à Paris. Je le lui ai donc présenté. La rencontre chez l’artiste fut chaleureuse et joviale. Abdelhak Bennani lui a acheté deux tableaux. Nano les contresigna, les dédicaça. On avait fêté ça en levant nos verres à la gloire de l’art et de l’amitié.
Nano avait connu une période de crise où avaient cédé ses plus tranquilles assurances. Il vivait de tristesse et d’absence dans une solitude indescriptible. Le divorce de sa femme Régine, l’abandon par sa propre progéniture faisaient de lui un être diminué avec le sentiment brutal du vide. À l’hôpital de la Salpêtrière où il fut admis pour une hémiplégie partielle, il s’était plaint que ses fils ne venaient pas prendre de ses nouvelles. Cette solitude qui lui était infligée le privait de la bonne chaleur filiale. Il l’a recevait comme une punition féroce, une mutilation où dominait l’accablement et l’égarement. Beaucoup de ses malheurs venaient de là. La rupture définitive avec les siens avait une portée cosmique. Il avait, quand il touchait le planché des vaches, le sentiment d’avoir été comme un animal qu’on a chassé du groupe peu avant le trépas. Mais il avait détourné tout son amour vers une dame qui venait souvent le voir et qui lui rendait la chaleur du foyer qu’il avait perdue. Il s’était alors enfermé dans l’univers de cette belle âme comme un croyant dans sa prière. Nadine Lefebure habitait rue du Bac. Rieuse et forte, elle avait la passion de la mer et des voyages. Nano n’arrêtait pas de l’encenser. Il est vrai qu’il y avait de quoi. Elle était poète, romancière, metteur en scène et auteur de théâtre. Elle avait même fait partie du groupe ‘La Main à plume’ pendant l’occupation. Elle publiait ses poèmes dans des revues d’avant-garde comme ‘Les Réverbères’, et ses romans chez Gallimard, Fayard et Jean-Jacques Pauvert. Mais Nadine aimait surtout son homme et estimait son travail d’artiste. J’allais souvent avec Nano diner chez elle. Nous passions d’agréables moments à parler d’art et de poésie. Elle aimait ce que j’écrivais jusqu’à envoyer mes textes qui furent aussitôt publiés dans Artere et dans l’Ingénu, revue trimestrielle des lettres et des arts dirigée par Jean-François Chabrun. Nano et Nadine formaient un couple fusionnel. Ils avaient décidé de vieillir ensemble, à la manière de Beauvoir et Sartre. Un été, ils m’ont fait l’amitié de me rejoindre au Maroc pour passer des vacances à Quemado, une station balnéaire rifaine où il me plaisait de retrouver, l’espace de la saison estivale, le délicat, le fervent A. Bennani.