menu
Connexion

Anissa TBER


Page 1/2
Les Toiles d'Aika

On ne saurait jamais mesurer l’impact qu’une oeuvre peut avoir sur son lecteur. « Lire, c’est écouter » disait Nietzsche. Le livre raconte, décrit, informe. S’il libère l’auteur du non-dit du monde ; il lui offre l’espace d’une liberté où il rappelle, révèle, replace les réalités dans les vies des femmes et des hommes. Le scripturaire laisse la place à l’expression de l’affectivité et de la culture de chacun. S’il libère la parole, il permet aussi bien le recul que le partage. Il a pour vocation de sensibiliser, réinstaller des contextes, relativiser les situations, remettre l’individu au centre des préoccupations à la manière d'un marionnettiste. L’écrit dit quelque chose de l’âme de l’auteur. Voilà pourquoi les maîtres du nouveau roman (Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et dans une moindre mesure Claude Simon ), en chosifiant, en réifiant, n’ont pu tenir la route.
C’est avec respect et sans aucun apprêt fabriqué que j’ai abordé Les Toiles d’Aika : Une pagode et des cerisiers peints sur une toile à Rome ont été le déclic qui a incité au voyage et mis en branle le récit. Ça pourrait être un roman à l’eau de rose. Eh bien non! Cela se déroule selon un rythme sûr, avec une psychologie constamment heureuse dans ses formules. Elyssia (personnage central) délaisse sa toile et entreprend un voyage au Japon comme pour répondre à un besoin impérieux, laissant derrière elle une vie rangée auprès de Ugo, son mari. Dès son arrivée à Tokyo, elle est saisie par la transparence des êtres et des choses, elle avance à pas lents, entre l’art et le réel, comme pour les ménager dans un pays où elle a peur de s’imposer. Puis il y a la rencontre fortuite de Takechi, un homme obnubilé par une réminiscence obsédante. La scène de la rencontre des protagonistes est loin d’être sophistiquée: le décor est banal : une pluie, un parapluie, de la galanterie suivie d’une présentation croisée assez sobre. Rien ne pouvait présager de la suite. Une secrète mysticité les pousse à se revoir. Takechi vit avec le voeu d’exposer, sous un nom d’emprunt, les tableaux de sa défunte femme, Aika, descendante d’une très grande lignée de samouraïs, empêchée de montrer son art dans un pays où les traditions sont fortes et sans concession. La rencontre avec Elyssia préludait du destin qui sera le sien. Avec un charme camouflé et sans ambiguïté, il demanda à Elyssia d’exaucer son rêve et donner ainsi vie aux toiles de sa femme défunte dont il était le dépositaire récalcitrant.
La romancière frôle parfois le baroque et le foisonnement vif et savant. Bercée par les songes et la beauté des choses qui enchantent les sens, Elyssia avance à pas lents, entre l’art et le réel, comme pour les ménager dans cet « empire des sens » où elle a peur de s’imposer. Certes le thème exhausse l’oeuvre à une altitude singulière. La description joue pleinement son rôle, permet sous un autre angle un ancrage qui donne effet au réel des lieux, des hommes et des femmes. La narratrice va jusqu’au détail. Sa description est celle d’une artiste consciente de ce qu’elle peint et dépeint, et elle le fait dans la nécessité la plus claire, un peu comme une dentelière ouvrageant sur son métier, un thème floral tout en finesse.
L’incorporation des mots japonais dans le texte basique complète cette immersion dans la réalité d’une culture, ce qui est loin de nous déplaire d’autant que parfois on extrapole en rapprochant certains termes non sans amusement. Ainsi, le mot ‘Ochaya’ (maison du thé ) et chay (thé) terme arabe n’est pas là pour nous déplaire.
Ce roman, je l’ai accueilli avec beaucoup de fraternité pour deux raisons, assez subjectives je l’avoue: -la première vient de mon attirance pour les premiers romans dont la jeune maturité attire et sait retenir. Anissa Tber a su rassembler tous les ingrédients pour nous offrir un roman dans la belle tradition du genre: l’histoire, l’intrigue, les thèmes, le rythme, les personnages décrits avec une psychologie rare, les adjuvants, les opposants comme dans un conte merveilleux, la narration enfin, et les mots justes pour mener son récit. Le souci d’authenticité est pris dans la profondeur de la civilisation nippone aux fluidités qui séduisent.
La deuxième concerne la toile de fond du récit: le Japon. Il s’agit d’un lien très ancien, très étroit avec ce pays que j’aurais aimé connaître de l’intérieur. Je l’ai appréhendé cependant à travers son histoire, sa culture, sa littérature, son art, son cinéma (Kurosawa, Imamura, Oshima, Ozu…) À une époque, je n’avais pas encore lu les grands auteurs (Yoshimura, Kawabata, Mishima, Tanizaki…) Il fallait donc y remédier. Moins mêlé au monde, j’avais par la suite publié dans une revue spécialisée une étude intitulée: « l’ordalie suicidaire des écrivains Japonais. » Cette étude, je la devais à une phrase de Gabriel Garcia Marquez : « Tout ce que je savais de la littérature japonaise, c’est que tous les écrivains se suicidaient. » Des décennies sont passées, et je me suis laissé prendre par la douceur des Toiles d’Aika, roman au récit si recherché, si délicat, si émouvant à la fois. Il m’a permis in fine d’achever la conquête de cet immense patrimoine dont s'honore le pays du soleil levant.

1 | 2 | Suivant | Dernier

Commentaires

Connexion