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Michel Tournier


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Michel Tournier

Il y a des rencontres qui révèlent au-delà des mots, des vibrations infiniment subtiles. Celles de Michel Tournier étaient avenantes, bien qu’inattendues. J’avais lu de lui 'Vendredi ou les Limbes du Pacifique', un roman que j'avais dévoré, d'abord parce qu'il prolongeait le Robinson Crusoé que j’avais lu adolescent, et puis parce qu'il échappait à l'opacité par une cristalline netteté en faisant de Vendredi, avec élégance, un personnage capital. Tournier ne ménagea point l’ambiguïté entretenue par Daniel Defoe. Comme un boutefeu, il secoua les étendards, sépara l’ivraie d’avec le blé. Ce qui demeura en était plus précieux. Le lecteur attentif ne pouvait ne pas comprendre que le personnage de Vendredi, sans nom humain, n’était pas un accident; il était l’émanation du le bon-sauvage. Je n’avais rien éprouvé qui soit semblable. Ce n'est que plus tard, pendant mes études à Paris, que j'avais lu 'Le Roi des Aulnes', programmé dans un cours de littérature à la fac; un roman qu'on a décortiqué et qui laissa en nous, une passion pour son auteur. Je me rappelle que je j’avais moi-même programmé ce roman -une décennie plus tard- pour mes étudiants du département de langue et de littérature françaises. Le cycle pouvait être bouclé là. Mais que non! Michel Tournier nous avait fait l'amitié de venir à Marrakech nous parler de ce roman. Il était arrivé la veille, et je devais le présenter le lendemain aux étudiants. Je souhaitais le rencontrer à Paris, et c'est dans la ville ocre où j'ai eu cet honneur. Nous nous sommes retrouvés pour nous mettre d'accord sur le protocole. Il m'attendait dans le hall de son hôtel, un journal à la main. Je me suis approché de lui et je me suis présenté:
"Bonsoir M. Tournier. Je m'appelle Abel Tiffauges." Il a éclaté de rire. J'ai découvert un genre d'homme qu'on écoute avec appétit. Il avait une douceur féline dans les yeux, des sourires en rafale, faits pour briser la glace. Sa présence parmi nous à la fac fut un grand moment, un moment qui nous avait fait oublier les vieux routiers de la plume qu'on avait reçus avant lui, dans le même amphi. Il suffit parfois d'un mince volume, d'une petite intrigue sûre d'elle-même, et ça laisse une trace indélébile.
Tournier comme romancier ne marchait dans l'ombre d'aucun autre; quoi qu'en disaient les curistes de l'époque, c'est la simplicité, la générosité et la tolérance. Je pense qu’il avait du monde, ce que le monde ne donne pas au commun des hommes. Et c’est ce qui l’élève au dessus du vulgaire, le sépare de la foule et le distingue. Pour le terrien que j'étais, il était la grâce, la probité. Beaucoup de gens ne savent pas qu'il voyageait parfois loin et longtemps pour se documenter. Il avait d'ailleurs fait le tour du monde pour donner une crédibilité aux personnages de son roman, 'Les Météores'. Il faut rappeler que son écriture est la plus soignée, la plus dominée qui soit. Rien n’est spectaculaire, tout est intime. Son goût le porte volontiers vers une narration contrôlée. Il refuse d’ajouter des mots aux choses, mais désigne un regard, nomme, note des moments.
En le déposant à son hôtel, j’ai profité de ce moment fragile pour lui demander de dédicacer mon 'Roi des Aulnes' que j'avais ramené de Paris comme une pièce à conviction. Je lui présentai le roman, et tout en se prêtant à le dédicacer, il eut une pointe d'humour en me priant d'épeler mon nom pour ne pas l'écorcher: "Tiffauges prend deux f ou un seul", me dit-il, sans quitter la page des yeux. Il savait être drôle. Puis en feuilletant furtivement le roman, il s'arrêta à une page annotée et me demanda s'il pouvait lire les quelques notes sur les marges. J'avais complètement oublié qu'il était annoté de ma main. Tournier me remercia pour ma présentation qui fut sobre comme il me l'avait demandé, un peu gêné. Il m'avait laissé ses coordonnées personnelles. Je n'ai jamais osé lui écrire, à part peut-être une fois ou deux pour sacrifier à la tradition des voeux de fin d'année.

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