Il a fait beaucoup de mal mais aucun homme ne mérite d’être méprisé, quoi qu’il ait pu commettre, je n’ai jamais pu me résoudre à le traiter comme on me recommandait de le faire. Jahyl avait fait de la méchanceté une religion et il ne s’écartait pour ainsi dire jamais du chemin qu’elle avait tracé pour lui. Il respectait avec une rigueur tatillonne les préceptes de cette croyance. Mais rien ne peut justifier qu’on traîne un homme dans la boue au prétexte qu’il fait cela, agonir sur qui le mécontente, joyeusement. Car un homme reste un homme. Et le restera toujours.
Jahyl portait la méchanceté dans le sang. Il était bien né, il n’avait pas usurpé le droit à la méchanceté, il avait comme on dit les démons de l’infamie dans l’aorte et les veines. Ce sont eux qui le conduisaient avec un licou autour de l’âme dans leur pré-carré improbable.
J’ai connu Jahyl dans une autre vie, il y a plus de vingt ans, dans la capitale française, il tirait le diable par la queue et j’avais compati, il n’y avait que cela que je pouvais faire, puisque la chance avait choisi de me doter mieux que lui, pécuniairement parlant. Loin de remercier le sort de me mettre sur son chemin, il n’avait pas tari d’injures à l’égard de l’espèce humaine.
Nul ne nait méchant, disait un vieux maître, on le devient après un labeur méthodique et rigoureux qui prend souvent le meilleur de la vie. Après des épreuves qui ne vous laissent pas d’autre alternative que de vous conduire de la plus abjecte façon. Pourtant Jahyl venait d’une lignée de gens respectables et respectueux. Mais il ne trouvait lui son plaisir que dans l’injure. J’ai fini par comprendre qu’il était grossier par calcul, pour blâmer les siens d’avoir l’élégance morale qui lui faisait défaut. Il cherchait dans un élan désespéré à régler des comptes avec l’invisible nature qui l’avait fait aussi disgracieux que difforme.
Je n’ai jamais vu de ma vie un homme se réjouir comme lui du mal qu’il pouvait causer autour de lui.
Il était porté aux nues par l’ivresse de nuire, cela l’auréolait d’un je ne sais quoi de visqueux et répugnant qu’il exhibait comme le trophée d’un exceptionnel triomphe. On en oubliait que cela provenait sûrement d’une âme profondément blessée qu’il tentait de museler dans ses confins. On retenait seulement qu’il se battait avec de mauvaises armes. Je ne sais, m’a confié un ami, ce qui me fait toujours penser à un cancrelat qui ne cherche que les miasmes où il peut s’épanouir quand je le vois. Je m’en voulais, pour ma part, que mes yeux le voient, bien malgré moi, à peu près ainsi. Mais son œil globuleux et torve ne laissait pas d’autre alternative pour le juger. Il semblait tout entier à l’affut de ce qui pouvait porter préjudice à qui se trouvait en sa présence.
Je me suis souvent demandé pourquoi la nature avait œuvré pour le faire comme elle avait choisi de le faire. Pourquoi avait-elle œuvré aussi hargneusement ? Pourquoi s’était-elle donné autant de mal pour le punir ? Elle lui avait tout mis sur le dos. Mais dans le même temps, ce visage qui inspirait l’opprobre était un chef-d’œuvre qui pouvait inspirer, oui, de l’admiration à l’endroit de la fielleuse nature qui se donne les moyens de se dépasser quand elle veut.
Qui plus est, l’homme –car Jahyl était un homme après tout- ne faisait rien pour donner tort à ses contempteurs. Il fréquentait peu l’eau. Il ne se lavait pas et ne lavait pas plus ses frusques. Il se plaisait à offusquer le jugement esthétique autant que moral, il ne faisait rien pour qu’on lui trouvât aucune circonstance atténuante. Les autres, il n’en avait cure, ses démons lui tenaient la bride.
Dans notre prime jeunesse, j’avais été touché par cet homme si injustement et grossièrement conçu par ce qui nous dépasse. J’étais romantique et idéaliste. Je tenais la nature responsable de tous les travers du monde, j’étais toujours sur le qui-vive, du lever du jour au coucher du soleil, pour tenter de remettre le balancier à sa place. J’étais toujours prêt à sortir mes poings pour rétablir l’ordre d’une justice supérieure à nos désirs et envies. Je ne comprenais pas que la vie put être aussi inique et que ce qui nous vaut d’être là se soit surpassé à ce point dans l’art de piétiner un homme.
A cette époque, Jahyl était en guerre contre la vie. J’avais essayé de le guérir de cette mauvaise colère. Mais en vain.
Il se voyait dans un miroir et brisait aussitôt l’image qu’il découvrait devant ses yeux. Je l’ai surpris un soir dans ce duel absurde, sur le parvis de l’église Saint-Jacques, à Montrouge. En France. Il n’avait où aller. Je ne vivais pas dans l’opulence mais Jahyl ne manqua pas de l’essentiel sous mon toit si je ne possédais pas le superflu. Il m’a lu quelque trois pages qu’il venait d’écrire. Je lui ai dit qu’il avait du mérite et qu’il pouvait améliorer son style s’il se libérait de ce que je sentais comme une haine sous-jacente qui déformait son regard et polluait son style.
Nous avons bu plus que de raison et il m’a confié, à l’heure où la raison chancelle, qu’il en voulait à la nature de l’avoir fait petit, sans allure, écrasé sur deux pattes de phacochère, avec un groin de porc, pansard, doté d’un crâne démesurément grand et d’une tonsure de moine qui lui donnait un profil retors de philistin. C’est ainsi qu’il se voyait. Et ce portrait, je m’en doutais, était loin d’être à son goût. Mais quoi ? Qui pouvait amender cela ? Et avec quels outils ?
Il ne m’a pas confié qu’il avait décidé d’en tenir rigueur à qui avait été plus chanceux à la loterie de l’existence et de lui faire payer par le centuple sa mésaventure. Mais il a coupé les liens avec les siens. Avec son père d’abord, qui avait été un homme de lettres avisé et son frère ensuite, qui avait caressé une certaine gloire avant de finir dans une sombre histoire de meurtre qui n’apporte rien à ce portrait.
Cet homme, Jahyl, vous pouviez encore le voir, il y a peu, à Rabat dans le quartier de l’Océan ou non loin du Balima portant un cartable en cuir, et triomphant de haine. D’aucuns ont cru, avant moi, qu’ils pouvaient l’aider à retrouver, dans les ténèbres de son âme, le chemin le plus droit, pour s’accomplir et devenir bon afin de révéler les trésors de générosité que tout être recèle au fond de lui.
Mais il lui manquait d’être honnête. Et cela ne s’invente pas. Cela, l’honnêteté, lui faisait défaut en premier lieu.
Il se piquait d’être un connoisseur de l’art, il possédait quelques formules qui lui permettait d’impressionner les novices, et s’autorisait par ailleurs, sans scrupules ni frein, de juger des œuvres écrites en arabe sans connaître un traître mot de la langue du Coran.
Cela ne lui coûtait rien. Il était trop sûr de lui. Et les autres ne pesaient rien, ils étaient quantité négligeable. Mais peut-être s’était-il persuadé lui-même, à son insu, que ce qui sortait de sa bouche n’était pas un faux diamant mais une pierre rare qui possédait l’éclat de la vérité.
Je ne pus jamais lui faire entendre que le doute est salutaire et qu’il doit toujours prévaloir pour orienter le jugement en art comme dans le simple commerce que les vivants entretiennent entre eux.
Il publia deux ou trois ouvrages qui ont peiné à lui rapporter une médiocre renommée. Il avait un indéniable talent mais il le gâcha tout entier dans une mauvaise prose. Mes conseils n’avaient pas atteint leur but.
Il n’arriva jamais à tordre la main aux puissances malveillantes qui œuvraient dans ses ténèbres.
Il fit une guerre obstinée avec de mauvaise armes. Et le diadème qu’il escomptait refusa de couronner son front.
Il devint plus aigri et pervers.
Pendant quelque temps, il continua de me saluer. Je n’étais pourtant coupable que de n’être pas d’accord avec lui et de ne pas compter au nombre de ses thuriféraires.
Puis son acrimonie vengeresse prit encore plus le dessus. Il continua de se battre et de se tromper d’adversaires. Une hargneuse détestation se mit à lui tenir de style là où il eut fallu que sa plume se surpasse pour se libérer et exprimer ce que seul le talent peut dire.
C’est pourquoi j’ai brossé un portrait de Jahyl dans l’épilogue de mon roman Ben Aïcha. Je voulais dire ce que je dois à cet homme. Les lecteurs avertis l’ont compris et je m’en réjouis.
Malgré cela, au tribunal de la morale, je ne pourrais jamais prendre le parti de ses ennemis. Car la littérature est le territoire de toutes les guerres mais de toutes les fraternités aussi. Je ne peux en vouloir à ceux qui n’aiment pas ce que j’écris. Je suis moi-même de ceux qui n’aiment pas tout ce qui s’écrit. Mais j’y mets de l’honneur à critiquer l’auteur d’une prose avec respect et sans injure.
Jahyl a été diablement méchant à mon encontre. Mais je ne regrette nullement de l’avoir tiré d’affaire. Et si c’était à refaire, je le referai sans l’ombre d’une hésitation. Car tout homme est un homme et cela suffit à mes yeux.
Londres, 5 décembre 2021