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BELLAMINE


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Fouad Bellamine

Les entretiens de Fouad Bellamine avec Latifa Serghini sont livrés dans une langue très belle. Ils se lisent avec avidité, et sont rehaussés par des perles de citations qui nous engagent à apprécier la vérité de chaque détail. Somme toute une fresque qui a demandé des heures d’exception, s’étalant sur deux années. Elle a le mérite d’être vue de l’intérieur, s’incarnant d’ores et déjà dans l’histoire de l’art, constituant un réservoir inépuisable d’informations que l’artiste donne de lui-même en une germination dont le premier mérite est de rectifier les jugements hâtifs ou sommaires.
Depuis presque un demi-siècle, Fouad Bellamine poursuit une œuvre singulière et sans concession. Il est peut-être le plus constant des peintres marocains. Son œuvre qui est faite de traces recouvertes reste velléitaire dans ses hautes ambitions. Dans la guerre des valeurs, sa peinture témoigne d’une sensibilité qui n’éclot que pour libérer les caprices de l’imagination. Ce n’est pas le lieu ici de suivre dans ses cheminement ouverts ou secrets l’influence de sa pensée, ni la genèse de sa légende parmi nous. Tout est déjà là. Mais il convient d’enregistrer dans ses réponses quelques éléments qui instruisent, au sens le plus strict, sa conception de l’art en général et du sien en particulier. On n’ignore pas, dans les milieux où l’on s’occupe d’art, que chaque exposition de Bellamine est un événement en soi. Son travail a cette grâce mystérieuse, qui à chaque fois vient marquer un progrès dans la recherche sur le précédent. Et nous ne serions point seuls de lui trouver de la grandeur et une force de l’âme. Nous goûtons à chaque exposition le savoir-faire, le savoir-peindre, et quel spectateur ne se prendra de cœur et d’imagination ?
Il y a dans ce livre d’entretiens qui nous tient de près temporellement, de très grands mérites. Il donne l’occasion de rectifier les allégations de certains rabâcheurs, aigris, obsédés, mesquins, clapotant dans un « gâchisme » dont ils se seraient passés, considérant cet homme comme, maniaque, mondain, arrogant, tantôt hérétique, tantôt iconoclaste. Laissons à cet homme lui-même un droit de réponse pour nous parler de la genèse de la formation de son art que ce livre d’entretiens a retenu. Écoutons la parole de l’artiste pour découvrir le secret de l’échange, de la sensation au mot qui l’exprime et le dénude souvent. L’œuvre dont il est question ici devient le lieu du dialogue, de la sensibilité et de l’intelligence. Qui sait lire saura aisément écarter les infiltrations de certains propos dérisoires, déjà dénonciables en leur manière d’enfiler de grisâtres lieux communs qui n’ont rien à voir avec l’art. J’imagine que Bellamine vit tout cela avec amusement, campé dans une présence extraordinairement intense.
Dans ces entretiens, nous relevons huit stations que nous aimerions sérier ici  pour mieux visualiser le parcours qui y a été choisi :
1. L’amour des commencements.
2. L’acte de voir : l’œil comme métier.
3. À l’horizon, le mur de l’horizon.
4. Ceci n’est pas un marabout.
5. La peinture en actes.
6. D’un atelier à l’autre.
7. La maison-musée : dans l’antre de l’artiste.
8. Au Maroc, la peinture aujourd’hui.
Dans ces stations nous sentons combien il est indispensable à Bellamine d’avoir constamment recours à son parcours et combien il est dans la nature de l’artiste de redire sans trêve que la divine source de lumière ne darde pas ses rayons gracieusement. L’Être se manifeste en permanence dans son cheminement, affinant son matériau, déterminant ses champs, se tirant de la confusion. De la matière endormie, il réveille les fissures. La monochromie fréquente, participe à l’épuration progressive. Bellamine est dans la toile qu’il peint, dans le geste virginal qui va à l’essentiel, dans la dalle qu’il perce à la recherche d’un chemin qui le mène aux forces sacrées. Il est dans l’impulsion, dans la vérité de l’instinct, dans la soif qui cherche le suc à travers l’opacité, les remous, les plis, luttant jusqu’à ce que naisse le feu sous la croûte, libérant de somptueuses granulations.
Dans ces entretiens, il nous parle de ses préoccupations sans faux-fuyants, sans oublier pour le moins de les intellectualiser par un renfort de citations empruntées aux philosophes comme Giles Deleuze ou aux peintres qui font partie de sa crypte intérieure. Ce livre témoigne de toute une vie vouée à l’art, prend ici la forme d’une réminiscence qui procède, non point chronologiquement, mais par vastes ensembles. Par bouffées, Bellamine éclaire les arrière-plans superposés, s’adresse à tout le monde directement. De forts subtiles précisions nous permettent de le redécouvrir avec une entière liberté. Chaque station se rattache à quelque expérience qui nous édifie encore plus. Le peintre dégage toutes les intentions, met en évidence son rapport à l’art et précisément à la peinture le gratifiant en retour d’un « état de grâce », celle-là même qui l’a sauvé de ce à quoi on le prédestinait. Le cas est singulier. Loin des préoccupations de ses condisciples, il donne une clé de lecture pour comprendre l’originalité de son travail qu’il ne doit qu’à sa perception qui fait rendre aux choses les plus quotidiennes la sonorité de leur propre mystère.
Dans ce legs sans égal, Bellamine ne laisse d’abord de côté aucun aspect de cette croyance en un mythe autour de l’école des Beaux Arts de Casablanca, aux alentours des années 70. Il revendique dans la foulée une double appartenance. S’il est redevable à l’Occident pour sa formation, il l’est encore plus au Maroc qui tend à être le champ de sa propre méditation. Cette ambivalence, il la met en lumière en se découvrant en plusieurs points particuliers qu’on peut d’ores et déjà maintenir dans des traces qui font perdre d’autres traces aux vérités profondes dont on n’aura pas à souligner ici le grotesque ou l’événementiel. La passion trouvée dans un petit musée imaginaire a su conjurer le sort et redresser les torts. Et dans sa prospection, il relève certaines accointances avec les autres artistes du sérail. Il aime à souligner cette distorsion entre Eros et Thanatos. Et il donne comme exemple Joseph Beuys et Herman Nitsch. Il rappelle que son atelier était voué à l’expérimentation, à l’abstraction qui acquiert souvent une beauté pure. Chez lui, le travail n’est pas prudence : il semble même être aux prises avec le temps, avec la matière et lance toutes ses ressources en jeu. L’artiste crée une peinture et fait passer en elle des accents qui renvoient à d’autres, dépouillés de la précision sensorielle. Il est vrai que tout tourne autour de l’éducation de l’œil, nécessaire pour en saisir la démarche d’un tel ou d’un autre, plutôt ceux dont il a choisi le compagnonnage comme Nicolas de Staël, Giorgio Morandi, voire les abstraits américains. L’œil apprivoisé est rigoureux. Il donne de l’art, et pas seulement de la peinture, l’aperçu le plus panoramique et le plus saillant. L’artiste sait se munir de tout un vocabulaire visuel qu’il tire comme il le dit si bien d’un « mur infini, couvert de tiroirs d’apothicaire », consultable à n’importe quel moment. Il explique par ailleurs son choix de la non-figuration pour fixer dans l’immobilité, le magma premier. La cause générique du labeur chez les artistes tient à cette confrontation avec le faire-espace où prospère celui qui fore le mur et le force à libérer le chemin à prendre. Et Bellamine le fait avec boulimie pour se frayer le sien. Il lègue à ce sujet les éléments d’une anthologie admirable. Le bel ouvrage exige des sacrifices. Il y eut alors les arches, les niches, les Tables des Dieux et les dômes-marabouts ; puis le tollé qui en est résulté à Puebla, au Mexique. La volonté affirmée, l’artiste s’était tiré à son honneur d’une épreuve où de moins habiles auraient lamentablement échoué.
Bellamine est un arpenteur qui arrache à ses toiles de primitives prémonitions. Sa peinture est un univers où il voile et dévoile. Ses résurgences mnémoniques, à peine proférés, aimeraient retourner à la pureté du silence. Il montre dans ses œuvres des qualités insoupçonnables. Mais on ne fait pas un peintre de cette envergure dont l’authenticité s’accommode d’une œuvre non mesurable s’il n’avait construit sa courbe en cherchant des points de chute tout en redoutant de les trouver. S’il y a eu le bleu d’Yves Klein, désormais il y a le gris de Fouad Bellamine, un gris qu’il a entraîné plus loin que Jaspers et Morondi. Son art a sa place qu’il doit à sa démarche, à sa méthode investigatrice, technique, intuitive qu’il exerce dans ses différents ateliers devenus pour lui des espaces de liberté et de vie. Il est vrai qu’il est un passeur. Nous ne devons pas oublier qu’il a eu l’honneur d’enseigner l’art plastique, créant autour de lui des émules. C’est dans l’effort et l’abnégation qu’il a obtenu cet équilibre lumineux que tant d’artistes ont cherché en vain. Bellamine a conquis dans le monde la place à laquelle il a droit parmi les grands élus de l’art. Et si l’on parle de lui encore, nous ne laissons aucunement dans l’ombre une constellation d’artistes qui caractérisent toute une époque.
Voilà pourquoi ces entretiens sont d’une importance capitale. Le lecteur découvre une sensibilité, un principe culturel et esthétique, s’ouvrant de beaucoup de côtés sur l’art en général et la peinture en particulier. Bellamine se livre en roue libre, laissant un travail fondamental que les historiens de l’art se devront de consulter et dans lequel la critique pourrait trouver une ligne de recherche très forte.
Entretiens, Latifa Serghini/ Fouad Bellamine, Rabat, Éditions Studiolo, 2020, 150 p.

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