Fanon
Il est difficile de parler des morts: usure des mots sans doute. Les images qu’on garde d’eux ne renvoient plus au réel, mais seulement à d’autres visages, à d’autres mots, à d’autres lieux, à des événements que le passé a émondés. Je ne vais pas ici faire l’histoire cordiale d’un temps, mais me rappeler au devoir d’évoquer -à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Maurice Fanon- les relations d’amitié qui s’étaient tissés entre nous, il y a de cela quelques décennies, période où je n’écoutais que la musique américaine: jazz, folk-song, ragtime, blues, protest-song avant de découvrir, à Paris Léo Ferré, Jean Ferrat, Colette Magny, Marc Ogeret, Dominique Grange, Francesca Solleville, Monique Morelli. Je ne connaissais pas encore Maurice Fanon. Marielle, une amie de Fac, m’avait parlé de lui d’une façon qui surprenait et émerveillait en même temps, me fit écouter quelques chansons de son répertoire. Les textes furent une illumination, comme un commencement, comme la minute du départ de quelque chose qui jaillit soudain comme des corolles dont la fraîcheur a été longuement préparée. J’y trouvais dans certains de la provocation et dans d’autres une certitude barbare. Ce qu’il avait à dire, il le disait magnifiquement et sans concession, à même le tragique béant. Immédiatement saisi, je demandai à mon amie s’il écrivait les paroles de ses chansons. Mieux, m’avait-elle dit : « c’est un ami de la famille, j’habite à deux pas de chez lui. Je vais organiser un diner chez moi pour te le faire rencontrer. » Ce fut un cadeau du ciel. Dès la première poignée de main, l’homme impressionnait par sa pudeur, par sa courtoisie ; modeste exagérément. L’humilité, on pouvait la lire dans ses yeux et la boire dans ses mots. Pendant le diner, on parla de choses et d’autres. J’étais émerveillé par sa curiosité et sa sérénité. Après le diner, il nous invita à finir la soirée chez lui. Il nous fit écouter Léo Ferré, Barbara et Juliette Gréco pour laquelle il avait une amitié sans fard. Et puis, au plus fort de la discussion, je ne me rappelle plus comment il était venu à évoquer l’Algérie où il fut envoyé en pleine guerre. Ce fut pour lui une grande épreuve morale. Elle lui avait valu ses premiers tourments pour avoir dénoncé la torture à l’électricité dans les interrogatoires, les baignoires d’eau glacée reliées aux pinces de la gégène. Voilà un homme qui prit une position engagée qui l’honorait. Coco dans l’âme, je flairai même chez lui une veine anarchiste qu’il ne pouvait dissimuler dans l’émoi de son honnêteté et que n’eût pas dévouée Léo Ferré dont les tendances ne différaient pas des siennes. Il lui avait insufflé sa ferveur intellectuelle et contribua à former en lui le compositeur averti qu’il fut. On peut d’ailleurs mettre en parallèle leurs cheminements et leurs positionnements. La vieillerie poétique les effrayait tous les deux. Cette inquiétude avait fait place à une assurance que rien ne pouvait troubler. L’élève rendit hommage au maître dans une chanson dont le titre à lui seul est un pur manifeste: Léo de Hurlevent. Fanon vivait son rapport au monde, s’exprimait avec une sécheresse toute didactique. Patient avec lui-même et avec autrui, il ne classait pas les hommes en espèces ni les répartissait selon des figures cosmiques. Humain il restait, appréhendant le vide par l’expérience la plus intime dont il en faisait la condition d’une vie et d’une oeuvre où on ne finirait pas de puiser. Il avait opté pour une musique soulevée par un lyrisme sincère et profond, étayée par des harmoniques soutenues par une poésie fluide et subtile. Fanon avait les façons de son style unique, un composé rare de l’homme mûr et du perturbateur. Sa pansympathie élargie jusqu’à l’universel n’excluait pas sa lucidité. Tous ceux qui le rencontraient pour une première fois, gardaient de lui l’image d’un homme attachant, courtois et sa généreux. Les jours qui passaient ne m’avaient pas démontré le contraire. Je le revoyais à chaque fois avec la même expression humaine que je savais être appelée pour durer. Son amitié m’avait convaincu qu’il avait une qualité d’âme peu commune. Il pouvait être délicat, attentionné, prompt à vous réconforter, ne se dérobant d’aucune question, même des plus intimes. Constant en amitié et en tout ce qu’il aimait, il avait gardé pour sa deuxième épouse, Pia Colombo, bien après leur divorce, une place privilégiée dans sa crypte intérieure. Il en parlait comme d’une fleur exotique rare. Jamais une part d’elle ne s’était évanouie en lui. De tout le vertige du bonheur qu’elle lui donnait et que son cœur méritait, son large amour pour elle revenait le prendre tous les instants. Habité par elle, il continuait à lui écrire des textes qu’elle chantait et enregistrait. De toutes les femmes que Fanon avait aimées ou épousées, seule Mia comptait. Elle restait jusqu’au dernier souffle de sa vie, sa seule égérie. J’allais de temps en temps le voir aux Buttes Chaumont, souvent avec un livre ou deux, car il aimait lire et écrire. Marielle m’avait appris qu’il avait publié deux romans: Le petit Turc chez Encre en 1980 et La Transparente chez Artemus en 2000. Sartre jugea le premier sévérement. Il n’y trouva qu’un bris-à-brac sans le moindre intérêt. On conseilla alors à l’auteur d’abandonner et de se consacrer plutôt à sa poésie et à sa musique. Fanon aurait pu passer pour un grand poète, mais il avait choisi d’être tout simplement un vrai poète, c’est-à-dire un homme plus sensibilisé au monde réel. Il donna désormais tout son temps à l’écriture et à la composition de ses chansons pour lesquelles il sacrifia toute son œuvre. Le rapport au monde qu’il avait, il en faisait la condition d’une vie et d’une oeuvre qui laissait entendre, montée de son âme, une beauté fluide, traduisant avec des mots les alternatives de bonheur et de souffrance vécues dans un dérèglement assumé. Fanon écrivait pour ses amis et les femmes qui lui créaient une raison d’écrire : Juliette Gréco, Mélina Mercouri et bien d’autres. Il semble que son amitié tout comme son amour étaient d’une dimension insolite. « L’écharpe » qu’il écrivit et composa pour Pia Colombo juste après leur divorce connut très vite un succès mérité. La chanson fut reprise par Félix Leclerc, un pionnier de la chanson à texte au Quebec. Ce tube fut récompensé d’une haute distinction par l’Académie Charles Cros. Je n’aurais jamais pu penser qu’une chanson puisse recéler par paliers, au-delà de la revanche, une sensualité déclarée qui tourne à l’accomplissement. De par sa situation intime, cette histoire qu’on peut écouter comme une antienne fut datée, localisée. L’auteur laissait imaginer qu’il aurait voulu dire ce qu’il parvenait réellement à dire, entre sa personne et ce qu’il en détachait de vrai. Certains mots même, « souvenir », « empreinte », il semble qu’il ne les employait pas pour leur sens, mais pour les soumettre à l’épreuve de l’espace et de la durée, de la distance de soi à soi. Je me rappelle qu’il nous avait fait l’amitié de nous inviter (Marielle et moi) à un concert qu’il donnait dans un cabaret de Pigalle. J’ai eu l’intime bonheur de le voir sur scène pour la première fois. Nous nous sommes retrouvés après le spectacle chez Léon, Place de Clichy. Deux de ses musiciens l’accompagnaient. Bières, moules et frites au menu. La conversation avait dérivé sur quelques projets qu’il avait en tête. Chanter au Japon l’obnubilait, (pays où il aura le privilège de présenter un intérêt exceptionnel dès les années 90). Dans la foulée, il m’avait exprimé le souhait de donner un concert ou deux au Maroc. Sachant que j’entrais définitivement au bercail, il m’avait demandé d’en étudier la possibilité. Je lui avais fait mes adieux ce soir-là. Notre amitié s’était poursuivie à coups de lettres, de cartes de vœux et de conversations téléphoniques. Je ne savais pas qu’il était gravement malade. Cela ne l’avait pas empêché de s’offrir le Japon, quelques mois avant de tirer sa révérence, gagné de vitesse par un maudit cancer à l’estomac. Cette fin, on la sentait venir dans la coterie: Juliette Gréco la première qui, selon elle, l’ami Fanon s’affaiblissait sans que sa vigueur intellectuelle ne s’en ressentait. Le mardi 30 du mois d’avril 1991, la triste nouvelle tomba comme une chape de plomb. L’aède rendit l’âme à l’hôpital américain de Neuilly. Sa mort me fut annoncée par Marielle, rentrée de Moscou pour les funérailles. Trente-deux ans déjà nous séparent de sa crématisation qui a effacé les traits d’un monde qui nous était familier. Maurice rejoignait Pia, emportée elle aussi par un cancer. S’il est une chose que j’ai gardée admirablement de lui, c’est sa manière de prendre les mots et dire la vie en gueulant du coeur. J’aimais sa disponibilité, ses rires rabelaisiens, ses sourires, ses moments de tendresse qui s’accommodaient de purs vertiges. J’aimais son plaisir de s’étonner de tout, là où d’autres se contentaient de constater. Mais il y avait aussi le reste et qui n’est certes pas fioriture: sa santé politique qui se décelait dans ses réactions, ses tirades, ses charges, ses rages contre le système, et il le faisait le nerf vif et l’âme fière. Bon ami, j’aurai toute une odyssée à te raconter. Me revient à l’instant où j’écris cet in memoriam comme une marée qui monte de si longtemps et de si loin, une phrase de ton cru qui a valeur d’épitaphe : « L’amitié se donne, elle ne se partage pas, elle partage ce que l’on donne. » Adieu l’ami. Tu restes mêlé à nous-mêmes, pour notre seule et jalouse dilection.