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Jacques Leenhardt


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La vision que j’avais de mon école serait incomplète si je laissais de côté le fait que j’ai habité rue de la planche. J’avais coutume de passer par La Pagode et son petit jardin japonais qui abritait des arbres centenaires qui se dressaient pour témoigner de la beauté de ce lieu d’où montait tant de chants apaisés et de rumeurs joyeuses. Je longeais le boulevard Raspail et me laissais saisir par la devanture l’École Pratique des Hautes Études, je ne manquais pas d’avoir une petite pensée pour Braudel. Toute une section avait été déménagée -faute d’espace- à Passy. La sociologie de la littérature m’ouvrait donc un autre paradigme. Je m’étais alors inscrit au séminaire de Jacques Leenhardt. Un ami d’enfance, Kebir Mustapha Ammi était du petit nombre. Il travaillait sur la revue Souffles. Petite anecdote, chacun de nous lorgnait du côté de Martine Burgos, une assistante qui nivelait le terrain pour le maître. Elle était jeune, belle et on prenait un plaisir raffiné à la provoquer. Quoiqu’il en soit, maintenant que j’y pense, tous les professeurs de cette école étaient de sacrés éclairs. La foudre, je l’ai reçue dès le premier jour. Jacques Leenhardt accepta de diriger ma thèse de doctorat. À cette époque je brillais par mon ombre, mais ravi de la chance que j’avais de croiser parfois Pierre Bourdieu dans les locaux. Cela pouvait tenir du culte intérieur.
Que dire de mon directeur de recherche? Tout en lui dégageait une atmosphère un peu surannée et décadente des salons parisiens : physique, accoutrement, langage, attitude….mais on était loin du compte. Leenhardt était un non conformiste patenté. En nous présentant son syllabus et sa bibliographie, je me souviens qu’il voulait peut-être tester nos réactions en nous disant que Georg Lukàs avait écrit toute une théorie du roman alors qu’il n’avait que seize ans. Cette information nous mit dans un désarroi total. Du coup on pensa au volume des romans qu’il a pu avaler, et le temps qu’il a consacré à la lecture de son corpus pour statuer sur le cas.  Leenhardt admirait Lukàs et particulièrement Lucien Goldman. Il fallait alors s’affranchir des techniques classiques et de l’académisme camouflé, oublier tout et repenser la chose littéraire avec rigueur. Pénétrer la pensée de Goldman, n’était pas une sinécure. Cela, je le savais. Il fallait d’abord se taper le tout Racine. Si la clarté était du côté du théâtre, un pan d’opacité grippait toute la machinerie quand on abordait le roman comme genre à analyser. J’ai failli plus d’une fois abandonner, pire ne pas me relever. Je ne pouvais alors que cravacher et rétablir ce qui échappait au sens. J’avoue que c’était laborieux. En plus, il fallait s’assurer toute la pensée de l’Ecole de Frankfurt : la théorie critique de Theodor W. Adorno et  la théorie de la réception de Hans Robert Jauss. Le pari n’était pas gagné. Le vertige nous saisissait dans chaque séance. La mesure était soit allemande (Erich Auerbach, Ernst Bloch, Walter Benjamin…), soit russe (Mikhaïl Bakhtine), ou tchèque (Pierre Zima). Bref, le la était toujours donné par l’Est.  J’étais persuadé que j’allais rester la tête enfouie dans ma thèse des années pour sûr. Et je n’avais ni la force ni le désir de traîner cela comme un boulet au pied. Du coup, j’ai rivé mes fesses à la chaise. Car de l’ardeur il fallait, comme s’il y avait une cause juste à défendre. De Leenhardt, j’ai gardé en mémoire son regard précis, ses mots parfois drôles, ses airs nonchalants, sa pudeur. Il fut sans doute un des meilleurs éclaireurs en ce qui concerne la sociologie de la littérature. Sa lecture politique du roman La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, publiée aux Éditions de Minuit, restait un modèle dans le genre, mais ne laissait filtrer pour les étudiants que nous étions que de curieuses lueurs.

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