GILLES DELEUZE
Gourou, il le fut, et bien à son insu. L’homme fascinait autant par son savoir que par son tempérament. J’étais littéralement médusé par sa grâce inouïe, sa faconde, ses doutes, ses palilalies, son esprit d’analyse et l’assurance avec laquelle il abordait les sujets compliqués. Je ne lui avais pas connu de balbutiements. Et il ne mâchait pas ses mots, dans aucun domaine non plus. Mais il y avait quelques détails qui me troublaient : ses ongles courbés de rapace, ses difficultés respiratoires qui ajoutaient un brin au mystère. Son élégance est d’un autre âge : feutre, loden…Ses séminaires du mardi matin étaient des bouffées d’oxygène. On s’installait autour de sa petite table garnie de pages déchirées : celles de la pléiade ne le gênaient pas outre mesure. Il n’aimait sûrement pas s’encombrer de livres, je crois. Les citations, il s’en servait dans un désordre maîtrisé. Il ne s’agissait pas pour lui de les proposer comme soutien, mais de les prolonger. Elles faisaient partie des moyens de sa pensée pour illustrer ses propos, envisager avec tous les aspects d’une question. À quoi s’ajoutaient l’insolite et l’imprévu liés à mille associations d’idées. Ce qui me ravissait en plus dans ces agoras, c’est cette interculturalité qui devenait dans sa bouche de l’échange, du partage, de l’adhésion, voire de la pure expérience commune. Il pouvait être disert sur tel ouvrage, telle pensée, telle musique, tel film ou telle peinture. Il en appelait à l’art, à la psychanalyse, à l’ethnologie, à l’anthropologie comme à l’éthologie. Ces rapprochements, il les utilisait afin de mettre en forme, tout comme les oppositions ou les corrélations. Il n’hésitait pas en plein séminaire d’ouvrir des terrains de prospection, démonter un mécanisme ou s’arrêter sur les ressorts de l’écriture. Son approche plurielle de la philosophie se nourrissait d’inépuisables ressources. Je connaissais à force les philosophes, les peintres, les cinéastes, les musiciens, les écrivains qui avaient ses faveurs : Spinoza, Nietzsche, Lewis Caroll, Proust, Kafka, Virginia Woolf pour ne citer que ceux-là. Je ne connaissais pas grand-chose à tous ces claviers, mais je leur trouvais dans ces séminaires moult méandres se prolongeant en moi avec une lenteur savante. J’avais couru l’aventure avec lui comme tant d’autres pendant trois longues années. Je l’ai vu fabriquer des prétextes dans la vitesse, des arborescences dans l’urgence, des réponses dans l’intensité à l’étrangeté des métamorphoses. Il savait ôter les ceintures à la doxa. Deleuze et sa machine de guerre, ses déterritorialisations, ses rhizomes, ses devenirs. Sa pensée ne connaissait pas le repos, elle évoluait sans cesse. Il pensait que l’être gâtait l’idée, que l’existence souillait l’essence. Rien ne peut nous faire oublier ses répliques. La cohérence, la rigueur qui montraient sans contexte qu’il était un grand qui savait présumer de nos forces, et des siennes. L’exemple qu’il donnait était celui d’un homme qui a vécu les paroxysmes et les combats de son temps. J’avais appris un matin de novembre, dans le métro, son suicide. Il était à la Une d’un canard. J’avais tout de suite pensé à Mishima et à l’acte de démence d’Althusser étranglant Hélène Rytman, sa femme. Quel rapport ? Je n’en savais foutre rien. Ce fut une journée laide et vide. Mais alors pourquoi se souvenir de lui ? Parce qu’il y a des moments de la vie qu’on a vécus trop vite. Que tirer des séminaires du mardi ? Le fond des choses et la folie ont été atteints. Les énigmes de l’apparence et du mystère ont été brisées. Deleuze répondait à notre attente : il est de ces rares à savoir ce que signifie être dans le monde. Voilà pourquoi je me tiens dans l’affinité de son ombre. Car ce qui demeure en est plus précieux. Deleuze, je lui dois tout.