Le poète est un peintre de l’invisible, il brosse avec ses maux -les siens et les nôtres- l’arc-en-ciel, subtil et tourmenté, de notre présence au monde. C’est un funambule qui marche sur une ligne de crête, le fil de notre destinée. Rien ne le clame haut et fort mais c’est notre désarroi toujours qui est au cœur de sa voix.
Les poètes sont des êtres capables de s’émouvoir d’un rien car ils connaissent intuitivement le sens profond des choses.
Être poète, cela ne se décrète pas. Et ne s’achète pas, c’est une désignation par les dieux. Il faut ce supplément d’âme niché dans l’intime d’une poignée de gens.
Je suis ébloui à chaque fois que je lis un poète. Cet éblouissement est de l’ordre du vertige. Prenez Holderlin, Darwich ou René Char. Des poètes que rien n’unit en apparence sauf l’intuition sous leur pas, cette lumière singulière à l’origine de l’encre qui tombe de leur plume.
La voix du poète est d’un minerai inaliénable. Il emprunte à la mémoire des vivants et des morts, à la braise et à la cendre, à la mémoire de l’univers entier, le désir désespéré d’un monde qui a toutes les cartes en main mais qui ne peut être. Car nous sommes frappés, comme par la foudre, d’une impuissance qui nous rend incapables de réaliser la parfaite harmonie des vivants avec les éléments qui les entourent. Mais le poète, lui, avance sur son chemin de crête. Le pas sûr. Aux antipodes de la marche qu’on lui impose.
Ce peintre de l’impondérable ne marchande pas et négocie encore moins. Il a signé un pacte. Cela a surgi dans la nuit. Avec lui-même. Pour célébrer l’invisible, cette part nichée dans les confins.
L’invisible est ce qui se tient dans les coulisses de l’âme et fait se mouvoir le monde. L’invisible, ce sont les blessures qui nous unissent. Et qui donnent tout son sens au chemin que nous arpentons avec constance et obstination. L’invisible, c’est vous et moi. C’est le doute nécessaire. Ce sont les lois non écrites que chacun de nous porte au fond de lui pour rendre cette traversée -la vie- moins éprouvante.
« Les fables du doute » de Noureddine Bousfiha sont de cet ordre. Elles sont traversées -portées- par une voix singulière. C’est cette voix qui nous unit avec notre part la moins conciliante, la plus rebelle.
Que serions-nous sans poésie? Sans poètes? Le monde n’aurait rien d’un tranquille Éden. Il serait face à lui-même dans une nudité brutale et irréconciliable. Il serait l’œuvre de ceux qui savent qu’ils peuvent le détruire dans l’impunité et qui ne feront rien pour le sauver.
La poésie de Bousfiha participe de ces voix qui nous sauvent de l’apocalypse. La voix du poète est celle d’un homme qui cherche « dans les miroirs millénaires » une réponse pour mettre ses pas « dans les pas du temps » sur « ce versant fraternel où l’épi mûr/offre sa bractée au moissonneur ».
Dans les vers de Noureddine Bousfiha, il y a le funambule, la lumière, l’exil, « le sel apatride de l’errance », notre part lointaine et la loyauté du poète. Compagnons de route et de poésie, Saint John Perse et Rimbaud sont aux avant-postes.
Il y a chez Noureddine Bousfiha l’éblouissement des yeux qui découvrent le monde, le vertige comme un émerveillement, c’est cet éblouissement qui fonde sa poésie et lui donne son sens. Les éléments s’y croisent et soufflent avec une puissance de feu et composent quelque chose comme une symphonie céleste. Elle est le guide qui nous mène à tâtons vers cette chose appelée horizon, et qui est notre destin commun.
Bousfiha sait dire ce qui est décisif. La mer. Le sel. Le vent. C’est une poésie comme une île perdue au cœur d’un archipel d’énigmes où souffle le vent de bout en bout et que clôt une postface de Khair-Eddine qui a profondément aimé ces poèmes et qui le dit avec une touchante simplicité. C’était à Paris. Où il a écrit ses plus belles pages. Entre Jussieu et Censier. Sur une rive précaire qui tanguait sous ses pieds. Mais le ciel était posé sur ses épaules -un ciel sûr- et les anges veillaient sur lui. On sent que la fin n’est pas très loin. Elle est à dix ans de là. Sa main tremble. Plus rien n’est comme avant. Mais le talent est toujours là. Incandescent. On le reconnaît à l’invisible forme des mots. Et cela rend tout cela plus touchant. Car rien n’est plus beau que le verbe d’un poète qui ne se bat plus pour différer l’inéluctable quand il se fait pressant.
Khair-Eddine sait que la fin de l’exil a sonné et il ne fait rien pour différer son heure. Mais il a le temps de nous dire que les poèmes de Bousfiha sont « une œuvre d’une rare force, se présentant comme une chronique à une égale distance du langage et du silence dont les assises sont paradoxalement le cri et l’oubli ».
K.M.Ammi
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« Les fables du doute et de la certitude », de Noureddine Bousfiha, éditions Orion, Casablanca 2021.