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DIALOGUE ENTRE PASOLINI ET LE CARAVAGE


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Personnages: Michelangelo Merisi, dit Caravaggio, peintre baroque et Pier Paolo Pasolini, poète et cinéaste. Scène :
Plage d’Ostie, près de Rome. Caravaggio -visage anguleux, mains sales de pigments- Et Pasolini, -corps maigre, regard brûlant, carnet noir dans la main- Il s’avance vers Caravaggio et engage la conversation. Pasolini Je vous imaginais plus jeune, peut-être plus fauve, provocateur. Or vous semblez calme, las, un peu négligé. Caravaggio
Je suis calme parce qu’il n’y a plus rien à fuir. La lumière ici ne juge pas. Elle éclaire. Pasolini
Vous l’avez toujours traquée, cette lumière. Dans les regards, sur les peaux, même sous le sang. Caravaggio
Le sang est une lumière. Il crie quand il coule. Et vous ? Pardonnez-moi d’être direct: Vous écriviez pour qu’on vous entende crier ou pour vous taire ? Pasolini (s’asseyant)
Je ne sais pas. Peut-être les deux. Il y a des cris qu’on ne peut libérer qu’en silence. Ou avec des images. Des garçons torses nus dans des terrains vagues. Des saints profanes. Caravaggio
Des saints, oui… Je les ai pris dans les rues. Des prostitués pour Marie, des mendiants pour les apôtres. Vous croyez que c’est un blasphème ? Pasolini
Non. C’est une vraie prière, mon ami. Comme filmer un Christ noir dans une favela. Caravaggio
Ils n’aiment pas ça, les puissants. Ils n’aiment pas qu’on leur vole leurs symboles pour les offrir à la boue. Ça les agace. Ça les dérange et les rend fous. Pasolini
Oui. Ils disent que c’est de la provocation. Ils ne comprennent pas que c’est un acte d’amour. D’amour envers ce qui est rejeté. Caravaggio (scrutant la lumière)
Vous savez ce que c’est, vous aussi. La nuit, les ruelles, les tavernes, les regards qui s’enveniment. Le sang, pas plus rouge que la peinture, les rixes, la mort. Pasolini
Oui. Sauf que moi, je ne l’ai pas donné. Je l’ai reçu. Mais je l’avais pressenti. Mon corps savait. Mes mots l’avaient annoncé. Caravaggio
Vous l’avez écrit, donc vous l’avez créé. Vous êtes aussi coupable que moi. Pasolini
La poésie n’est pas une lame. C’est une blessure. Vous, vous frappiez pour survivre. Moi, on m’a frappé à coups de bâton, écrasé  par ma propre voiture. J’ai été tué parce que je dérangeais. On a arrêté un certain Pino Pelosi que j’aurai rencontré à la gare Termini. On a raconté dans la presse que je l’avais pris dans ma voiture pour l’amener à la plage d’Ostie afin de l’agresser sexuellement. Caravaggio On raconte aussi qu’il a avoué le meurtre puis s’était rétracté. Pasolini Oui. Il a dit avoir été témoin d’un guet-apens, ourdi par trois hommes qui m’avaient battu à mort, des hommes jamais retrouvés. Caravaggio Pour quelle raison on a voulu vous ôter la vie ? Pasolini À cause peut-être de mon film, Salò ou les 120 Journées de Sodome que je finissais de monter. Mon agression était un message politique, orchestré par des milieux néo-fascistes Caravaggio
La violence, je l’ai vue partout. Et j’ai peint pour survivre, aussi. Vous comprenez ça ? Les mains calleuses, les visages des saints qu’on voulait immaculés, je les ai peints tels qu’ils sont : sales, vivants, misérables. Parce que c’est là que la vérité se trouve, dans leur humanité crue. Pasolini Et pour cela, vous étiez dangereux. Comme moi. Mais dites-moi, Michelangelo… quand vous avez frappé ce Ranuccio, c'était la haine ? L'orgueil ? Le destin ? Ou bien la rivalité autour de Fillide Melandroni, votre modèle, qui vous brûlait plus que le fer ? Caravaggio
C’était la peur. Et la rage de ne pas être compris. Vous savez ce que c’est. Vous aussi, vous viviez au bord du gouffre, à chaque mot, à chaque geste. Vous aimiez les garçons, les corps, le scandale. Tout ce qui vous échappait et qui, pourtant, vous définissait plus que tout. Pasolini
Oui. Et je n’ai jamais fui. Mais au fond… je crois que j’ai tendu la joue. Vous, vous l’avez mordue. Caravaggio
Et pourtant, nous sommes ici. Ensemble, sur cette plage. Ni martyrs, ni bourreaux. Juste… des hommes. Des hommes que la société voulait anéantir ou enfermer, parce que je peignais trop cru, parce que vous disiez trop vrai. Nous étions des âmes trop grandes pour les petites cases de ce monde, des voix trop fortes pour l’hypocrisie de l’époque. Mais ici, sur cette plage, il n'y a plus de jugements. Juste nous, et ce qu’on a osé être. Pasolini
Alors peut-être que l’assassinat, ce n’est jamais qu’un cri. Le dernier. Celui que ni la peinture, ni la poésie ne peuvent étouffer. Un cri désespéré, à bout de souffle, qu’on lance quand tout le reste a échoué. Quand l’art ne suffit plus à dire, et que le silence, trop lourd, devient insupportable. Un cri qui frappe, qui tue, parce que tout le reste, finalement, semble plus facile à détruire que l'invisible poids du monde sur les épaules. Caravaggio (en hochant la tête, regard perdu)
Et la rixe, une danse. Tragique. Où l’on mêle l’art et le sang. Une danse frénétique, presque sacrée, où chaque mouvement porte la violence du monde et la beauté d’un geste fatal. Là, dans la fulgurance du combat, il n'y a plus de frontière entre la création et la destruction. Chaque coup porté est une œuvre, chaque goutte de sang, une œuvre d'art, fragile et irréversible. Pasolini
C’est une danse qu’on ne nous a jamais pardonnée. Une danse trop réelle, trop sauvage, trop humaine pour être acceptée. On nous a vus tourner dans l’ombre de nos passions, nos corps marqués par la douleur et la beauté, et ils ont eu peur. Parce qu'ils savaient que, sous cette danse, il y avait quelque chose d’incontrôlable, d’indomptable, quelque chose qui ébranlait leur ordre bien pensant. Caravaggio (sombre)
Et c’est ce rejet qui tue. En réalité, moi, je l’ai tué. Par impulsion, par orgueil. Mais peut-être aussi par fatigue. Fatigue d’être en guerre, sans relâche, contre un monde qui refuse de nous voir, de nous comprendre. Parfois, la guerre est tellement longue qu’on oublie pourquoi on combat. Et puis, un jour, on frappe, non pas parce qu'on le veut, mais parce qu’on ne sait plus comment survivre autrement. Pasolini
Vous parlez toujours de Ranuccio ? Caravaggio (silence, puis)
Certains disent que c’était pour un pari, une querelle d’honneur. Mais c’était plus que ça. C’était… tout ce que je portais. Toute la colère, l’amertume, la solitude accumulée. Ce n’était pas juste une question de fierté ou de réputation. C’était la rage de vivre dans un monde qui me rejetait, qui me brisait à chaque pas. Et cette rage, elle m’a coûté cher. Elle m’a valu une condamnation à mort par contumace, comme une sentence finale, une conclusion brutale à un combat qui n’en finissait jamais. Mais c’était ça, ma vérité. Et c’est peut-être ce qui m’a finalement tué, d’une façon ou d’une autre. Pasolini
Je comprends. Cette colère, je l’ai portée aussi. Mais moi, on m’a tué. On dit que c’était un jeune prostitué. Ou un complot des fascistes. Personne ne sait. Et c’est peut-être ça, la véritable condamnation : qu’on ne sache jamais. Qu’on nous efface, qu’on nous réduit à des rumeurs, des mensonges, des hypothèses. On nous tue deux fois, d’abord dans la chair, puis dans la mémoire. Mais peu importe la version qu’on raconte, la vérité, elle est là, au fond de nous. Elle ne se laisse pas enterrer. Caravaggio
Vous la sentiez venir, non ? On sent toujours la mort rôder, quand on dérange paraît-il. Pasolini
Oui, je la sentais venir. On la sent toujours, d’une manière ou d’une autre. Elle rôde, lente, presque familière, comme une ombre qui ne cesse de s'étirer. On dérange, et soudain, tout semble se resserrer autour de nous. La mort, ce n'est pas juste la fin d'une vie, c'est aussi la fin de l'illusion qu'on peut être invisible, tranquille, que l’on peut passer à travers les mailles du filet. Quand on dérange, quand on crie trop fort, elle est là, toujours un peu plus près, prête à frapper, prête à faire taire tout ce qui ne peut être digéré par ceux qui nous craignent. Je l’avais écrit. Dans mes poèmes, dans mes films. Comme une prophétie. Mais je n’ai pas fui. Caravaggio
Moi, j’ai fui, croyant échapper à la douleur, aux conséquences, à moi-même. Toute ma vie. Naples, Malte, la Sicile… Mais la fuite ne résout rien, ne règle rien, ne lave ni les erreurs, ni la conscience, ni les blessures du passé, encore moins les vérités que l’on tente d’enfouir. Rien ne s'efface simplement parce qu'on tourne le dos, pensant déplacer le poids de ce que l’on refuse d’affronter. Pasolini
C’est vrai, la fuite ne sauve pas. Elle n’apporte qu’un répit, un souffle court avant que la société ne vienne reprendre ce qu’elle croit être sien. Elle finit toujours par reprendre ses droits, de manière plus sourde, plus perfide. Elle tue ceux qu’elle ne peut contenir, qu’elle ne peut enfermer dans ses cases bien établies. Ceux qui échappent à son contrôle sont éliminés, non pas dans un acte de violence brutale, mais par l'effacement. Caravaggio
Ou bien, oui, elle les transforme en légende. Pour mieux les digérer. Parce que la légende, c’est plus facile à avaler que la vérité brute. Elle édulcore, elle arrondit les angles, elle crée des héros et des martyrs qui correspondent à son image. On devient des symboles, des figures sans défauts, des récits confortables qui nourrissent l’ordre établi. Mais derrière cette façade, il reste la vérité : celle de ceux qui ont dérangé, ceux qu’on a cherché à réduire, et qui continuent de brûler, invisibles mais intacts, dans les coins sombres de l’histoire. Pasolini
Ils vous ont célébré. Ils vous ont fait entrer au Panthéon de l’art. Moi, ils m’étudient à l’université, comme un sujet à disséquer. Mais ils oublient nos désirs, nos cris, nos blessures. Ils oublient ce qui nous animait, ce qui nous faisait vivre, ce qui nous a poussés à créer dans la douleur. Ils nous réduisent à des théories, des dates, des contextes historiques. Mais ils ne touchent jamais à l’essence, à ce que nous étions vraiment. Parce qu'il est plus facile de vénérer des statues que de regarder en face les vies brisées, les conflits intérieurs qui ont façonné ces œuvres. Caravaggio
Ils veulent les tableaux sans la sueur. Les vers sans la salive. Mais tout est lié. La rixe, l’assassinat, l’œuvre. Tout vient du même feu. Ce feu qui brûle en nous, qui déchire, qui consume. On ne peut pas séparer l’art de la douleur, la beauté du chaos. Chaque coup porté, chaque mot jeté dans l’agonie, chaque couleur appliquée sur la toile porte en elle l’écho de ce qui précède, de ce qui s'est passé avant. Ils veulent l’art pur, sans les maux, sans les cicatrices, mais ils oublient que ce sont ces mêmes cicatrices qui font la profondeur de l’œuvre. Pasolini
Et ce feu, c’est quoi ? La beauté ? Le scandale ? Le désir ? Ce feu… à mon avis, c’est tout ça et bien plus encore. La beauté, oui, mais une beauté qui ne se laisse pas dompter, qui ne se cache pas derrière des façades propres. Le scandale, sans doute, parce que c’est le scandale qui révèle ce qui est interdit, ce qui brûle sous la surface. Et le désir, bien sûr, ce désir insatiable, qui pousse à chercher, à créer, à détruire. C’est un mélange de tout ça, un cocktail explosif où chacun des éléments est nécessaire pour enflammer l'âme. Mais au fond, ce feu, c’est ce qui nous rend vivants, même si, parfois, il nous consume. C’est ce qui nous pousse à créer, à risquer, à devenir. C’est notre moteur, et notre fardeau Caravaggio (levant les yeux)
C’est la vérité. Et elle ne se dit qu’en brûlant. Même si elle consume celui qui la porte. La vérité ne se laisse pas apprivoiser, elle exige de tout sacrifier pour être exprimée. Elle ronge de l’intérieur, et ceux qui la portent se retrouvent souvent dévorés par elle. J’imagine cette attente, ces jours et ces nuits à espérer la grâce papale, un simple mot qui pourrait effacer la condamnation, qui pourrait réparer l’irréparable. Ce besoin de revenir à Rome, à l’atelier, aux visages qui, dans l’ombre de l’exil, se sont presque effacés. Reprendre son nom, retrouver son espace, retrouver la possibilité de créer. Mais, parfois, même le pardon ne répare pas ce qui a été brisé. Pasolini (le regardant avec douceur)
Vous croyez que le Pape pouvait pardonner ce que vous étiez ? Pas ce que vous aviez fait. Ce que vous étiez. Caravaggio (ne se retournant pas)
Le cardinal Del Monte qui m’aimait bien, qui m’avait accueilli dans son Palazzo Madama m’a fait envoyer des messagers. M’a fait des promesses: « Attends, Michelangelo, sois patient. » Mais le pardon traînait, comme le couteau de Ranuccio avant de tomber. Pasolini Ils vous laissaient languir, dans l’ombre, jusqu’à ce que votre feu s’éteigne, ou que la mort vienne vous ôter toute nuisance. Voilà comment l’Église pardonne : non par miséricorde, mais par stratégie. Avec lenteur. Avec une précision froide, presque administrative Caravaggio (se lève, nerveux) Je leur ai offert tant de lumière. J’ai peint pour eux des toiles éclatantes, des corps transfigurés, des scènes de foi arrachées à l’ombre: la Madone des Pèlerins, la Mise au tombeau, Judith. Je leur ai tendu la vérité dans chaque coup de pinceau, et eux m’ont élevé… au plafond de leurs églises, oui, mais pour mieux m’y oublier. Ils m’ont suspendu comme une gloire, et moi, je suis resté cloué à leur silence, à leur ingratitude Pasolini
Vous croyez qu’ils pardonnent parce qu’ils reconnaissent votre art ? Non. Ils pardonnent quand votre sang s’est assez répandu pour ne plus les éclabousser. Quand votre voix s’est tue, et qu’il ne reste de vous que l’écho figé sur la toile. Ce qu’ils veulent, c’est l’œuvre, pas l’homme. Le chef-d’œuvre, sans la colère qui l’a fait naître. Caravaggio Rome, c’est ma chair. Chaque pierre porte mon souffle, chaque ombre est un fragment de moi. Je n’y vis plus, je le sais. Mais si je ne peux y vivre, qu’on me laisse alors au moins y vieillir, y finir lentement en paix, entre ses murs silencieux. Pasolini Vous voulez leur pardon comme un fils affamé d’amour cherche le regard d’un père. Mais eux ne sont pas des pères, ils ne consolent pas, ils condamnent. Ce sont des juges, froids, distants, vêtus de pouvoir. Ils vous laisseront choir, seul, à Naples, à Porto Ercole, ou abandonné sur une plage comme ils l’ont fait pour moi à Ostie Caravaggio (se fige)
Tu étais seul ? Pasolini Non. Il y avait du monde. Mais j’étais seul. Comme vous. Il y a toujours des témoins, mais jamais de présence. Oui. Seul. Pas dans le sens ordinaire du mot. Seul avec la fièvre, et les souvenirs qui mordent. Seul comme un homme dont la gloire s’est éteinte plus vite que la douleur. Oui, j’étais seul. Désespérément. Définitivement. Il n’y avait que moi, et l’écho de tout ce que j’avais offert, sans qu’on me rende autre chose qu’un silence. Caravaggio Alors, que nous reste-t-il, au fond ? L’attente, qui ronge les chairs et les âmes. Moi, je ne peins plus. Je n’ose même plus. J’ai livré mon dernier secret, mon autoportrait mutilé, décapité, enfermé dans une toile offerte au Pape lui-même. David tient ma tête entre ses mains — savez—vous ce que cela signifie ? Je lui ai donné ma mort, figée dans la couleur, offerte comme un sacrifice silencieux. Mon art est devenu l’ultime confession de ma chute. Pasolini Et il n’a pas répondu. Parce que la beauté ne rachète rien de ce que l’ordre a déjà scellé. Ni les crimes que l’on veut enterrer, ni la vérité nue que l’on refuse de voir. La grâce ne fait pas taire la justice, et l’art, aussi sublime soit-il, n’efface pas le verdict des puissants. Caravaggio
Oui. Comme vous mon cher Paolo, j’ai déchiré les voiles du convenu pour peindre ce que les autres fuyaient: le désir brûlant, la faiblesse, la beauté imparfaite. J’ai donné vie aux ombres que le monde préfère ignorer. Pourtant, c’est cette même vérité qui nous condamne, qui fait de nous des exilés, des solitaires. Mais n’est-ce pas là, justement, la force de notre art ? Ne sommes-nous pas les gardiens de ce qui ne peut être dit autrement ? Même si le prix est lourd, même si la reconnaissance se fait attendre, ou ne vient jamais. Pasolini
Moi, je l’ai filmée. La vérité nue, le souffle vivant. Et ils m’ont tué pour ça. Vous comprenez… Au fond, nos œuvres ne sont que des lettres de pardon jetées à la mer, des cris silencieux que personne ne veut entendre. Des messages d’âme que le monde refuse de lire. Caravaggio
Vous croyez qu’il viendra, ce pardon ? Ce geste rare, ce souffle léger qui efface enfin les fautes, les blessures ? Ou n’est-ce qu’un mirage, une promesse creuse que l’on se répète pour apaiser le silence ? Pasolini (s’approchant, posant une main sur son épaule) Le pardon n’existe pas. Ce n’est qu’une illusion, un mot vide. Ce qui reste vraiment, c’est la lumière qu’on a laissée derrière nous, cette flamme fragile suspendue dans le temps. Et ceux qui la verront, un jour, peut-être… seulement peut-être… comprendront ce que nous avons voulu exprimer. Caravaggio
Alors, il faut peindre encore. Peindre malgré l’absence, malgré le rejet, malgré Rome qui ne m’attend plus. Peindre parce que c’est la seule façon de rester vivant. Pasolini
Alors, il faut peindre encore. Écrire, chanter, même si le monde nous bâillonne, même si la voix se brise sous le poids du silence imposé. Parce que c’est dans cet acte même de création, dans ce refus de disparaître sans laisser de trace, que réside notre ultime liberté. Peindre les ombres, écrire les silences, chanter les douleurs, voilà notre rébellion la plus pure, la plus humaine. Car tant qu’il reste une couleur, un mot, une note, il y a encore de la vie. Caravaggio
Et aimer, même si cela nous tue. Pasolini (souriant, grave)
Surtout si cela nous tue. Pasolini
Alors vous ne regrettez rien ? Caravaggio(un temps) Pas un seul instant. Car chaque blessure, chaque chute, chaque silence a sculpté ce que je suis devenu. Sans ces ombres, il n’y aurait pas de lumière — ni dans mon art, ni dans mon âme. Regretter serait renier une part de moi-même, et je ne peux me permettre cette trahison. Je ne regrette que ce que je n’ai pas encore peint. Et vous, dites-moi… vous, que regrettez-vous ? Pasolini
Moi, je regrette surtout ce que je n’ai pas encore osé dénoncer. Les silences que j’ai laissés dans mes films, les vérités que je n’ai pas portées au grand jour dans mes poèmes. Ce poids-là, celui du non-dit, pèse plus lourd que tous les remords. Caravaggio et Pasolini marchent lentement sur la plage. Leurs pas laissent des traces brèves, aussitôt effacées. Pasolini (regard perdu)
C’est sur cette plage que tout s’est arrêté. Ou peut-être que tout a commencé — je ne sais plus. Le sable garde en lui les traces floues de mes derniers instants. Caravaggio (s'arrêtant) Il y a du sang dans ce sable. Le vôtre, versé ici. Le mien loin d’Ostie, mêlé aux rochers de Porto Ercole. Il y a aussi celui de tous ceux qu’on a fait taire. Ce sable en est témoin. Quand j’y pense, ils n’ont jamais supporté qu’on peigne la vérité sans fard ni dorure. Qu’on ose montrer le peuple tel qu’il est -brutal, vulnérable, imparfait- sans épargner ni les puissants ni les faibles. Pasolini La vérité nue dérange, elle blesse. Et c’est pourquoi ils l’ont rejetée, condamnée au silence. Caravaggio
Maintenant que j’y pense, au moment de l’agression, y avait-il des témoins ? Pasolini
Pas tout à fait. Il y avait la mer. La mer sait. Elle ne parle pas, mais elle garde tout. Caravaggio (à demi-mot)
Je vous envie. Vous, vous êtes mort là où vous êtes né, au cœur même de la chair des hommes, baigné par cette lumière crue qui dénude tout. Moi, je suis mort loin, loin des regards, sans toile pour retenir mon image, sans la moindre grâce pour m’accompagner. Mort dans l’ombre, dans l’oubli. Pasolini
Mais votre lumière, elle est partout. Elle est présente dans chaque ombre vraie, elle éclaire chaque visage marqué par la poussière et l’or. Et la grâce ? Faut-il vous le redire? Vous la portiez déjà, bien avant la fin, elle vivait dans vos toiles, dans chaque coup de pinceau, dans chaque éclat de vérité que vous avez su capter. Caravaggio
Vous croyez qu’ils se souviendront de nous ? Pasolini (hésitant)
Peut-être. Mais pas comme ils devraient. Ils feront de nous des saints. Ou des monstres. Jamais des hommes. Ils marchent lentement vers l’eau. Leurs silhouettes s’estompent. Caravaggio (voix lointaine)
Vous savez…Je crois que ce n’est pas le crime qu’on paie. C’est la vérité qu’on dit avant. Pasolini (voix presque effacée)
Oui. Et l’amour. Quand il n’est pas convenable.

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