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LE DÉGOÛT DE VIVRE


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Il est des jours où l’existence pèse comme un manteau trempé, collé au corps. Une fatigue, un ennui qui ronge lentement l’âme. Ce n’est pas la douleur qui blesse le plus — c’est l’absence de sens. Ce vide insidieux qui fait de chaque geste une mécanique, de chaque sourire un masque, de chaque espoir une farce mal écrite. Le monde poursuit sa course, imperturbable. Les saisons se succèdent, les gens s’agitent, les horloges tournent — mais dedans, tout est figé. Le cœur bat encore, mais sans conviction. Les passions d’hier se sont éteintes, braises oubliées. Les mots qui consolaient sonnent désormais creux. Même la beauté semble lointaine, irréelle, comme un rêve qu’on aurait fait autrefois, sans trop y croire. Le néant s’installe, silencieux, repeignant les murs intérieurs d’un gris uniforme. On ne ressent plus rien. On mange sans faim, on dort sans repos, on parle sans écouter. Chaque jour devient une chorégraphie sans âme, une suite de gestes répétés, sans regard pour les habiter. Ce dégoût de vivre ne s’annonce pas. Il ne crie pas. Il murmure, obstinément : « À quoi bon ? » Une question qui revient, tenace, comme une vague lente et sourde qui, à force de revenir, érode les falaises du dedans. Mais peut-être que c’est dans cette lucidité nue que naît la possibilité d’un renouveau. Car s’il reste, au fond de ce désenchantement, une conscience capable de le nommer, alors tout n’est pas perdu. Tant qu’une voix intérieure peut encore entendre le vide, il subsiste une brèche, une porte entrouverte, une chance ténue de réapprendre à respirer. Il est des matins qui s’effacent, où la lumière renonce à naître. Le jour s’étire, pâle et sans force. Le cœur bat, mais à vide. Plus rien ne touche. Plus rien ne traverse. La lumière glisse sur la peau sans s’y attarder, et même la douleur semble lasse d’elle-même. Tout pèse. Le silence surtout. Ce silence lourd du trop-plein de rien. Les gestes s’enchaînent, les voix s’évanouissent, les heures tombent, dissoutes dans un ennui si vaste qu’il devient une mer sans rive ni fond. Je ne hais pas la vie — je la regarde s’éloigner. Lentement. Comme un tram que l’on ne prend pas. Et plus il s’éloigne, plus mon cœur s’en détache. À quoi bon courir après un souffle que je ne sens plus ? À quoi bon m’ancrer dans une terre qui refuse mes racines ? Les souvenirs eux-mêmes me traversent sans chaleur. Ce que j’ai aimé, ce que j’ai cru, ce que j’ai voulu — tout s’effiloche dans une brume douce-amère. Même les larmes ne viennent plus. À leur place, une lassitude royale, une noblesse triste dans ce renoncement sans colère. Et pourtant… quelque part, au creux de ce vide, subsiste une étoile morte dont le dernier rayon de lumière met encore un instant à m’atteindre. Peut-être qu’en elle sommeille encore un appel — fragile, inaudible. Je ne veux pas y croire. Et pourtant, je le sens grandir en moi, semblable à une lassitude de l’être. Ce dégoût n’est pas une maladie de l’âme. C’est une lucidité. Il naît sans hurler, sans éclater — il s’installe, silencieux. Une conscience aiguë du recommencement inlassable des jours, de la comédie des ambitions humaines, de la vacuité des discours, de la mécanique implacable des passions. Vivre, à y regarder de près, c’est répéter : manger, dormir, parler, travailler, parfois aimer, souvent souffrir. Et tout cela, pour quoi ? Pour recommencer demain, puis le jour d’après, jusqu’au dernier souffle. Le dégoût naît de cette répétition dépourvue de transcendance, de ce théâtre dont on devine les ficelles, où même les drames semblent écrits d’avance. Peut-être est-ce cela qui rend ce dégoût si profond : il ne repose ni sur un événement brutal, ni sur une chute soudaine, ni sur un choc. Il est ontologique. Il surgit lorsque l’homme cesse d’être distrait, lorsqu’il regarde le monde sans illusion et découvre le goût fade d’un fruit trop mûr. Ce n’est pas du désespoir — car le désespoir porte encore l’espoir. C’est un détachement pur, une distance glaciale entre soi et ce que l’on est censé désirer. Mais faut-il pour autant conclure à l’inanité de tout ? Peut-être pas. Peut-être que ce dégoût est aussi un passage, une épreuve d’un regard débarrassé de ses ornements, un dépouillement spirituel. Car lorsque tout s’effondre, ce qui demeure prend une valeur absolue : le silence, la beauté brute, un geste gratuit, une présence aimante. Ces lumières sont frêles, certes, mais elles ne mentent pas. Ainsi, au cœur même du dégoût de vivre, il y a peut-être un commencement. Non pas celui d’une vie subie, mais celui d’une vie choisie — en dépit de tout. Il arrive un moment, souvent silencieux, où l’homme cesse de fuir. Où les habitudes n’amusent plus, où les projets résonnent creux, où l’avenir cesse d’être une promesse. Ce moment — celui du dégoût de vivre — n’est pas une simple crise passagère. Il est le face-à-face avec l’absurde qui ne crie pas, ne tue pas. Il est là, dans cet écart entre notre besoin de sens et l’indifférence du monde. Ce que je fais, ce que je pense, ce que j’espère — rien de tout cela n’est nécessaire. Rien ne garantit qu’ait un poids, une portée, une vérité. Et pourtant, j’existe. C’est là l’inconfort fondamental. Ce n’est pas que la vie fait mal — c’est qu’elle ne répond plus. Le monde paraît lointain, creux, silencieux. Tout est là, mais rien ne parle. Le dégoût de vivre ne naît pas toujours du malheur. Parfois, il émerge du silence qui suit les cris, quand l’homme comprend que ce qu’il cherchait à l’extérieur ne peut combler ce vide intérieur qui réclame l’infini. C’est une soif de verticalité dans un monde qui s’étire à l’horizontale. Ce n’est pas la vie que l’on rejette, mais la manière étroite dont on nous l’a apprise. On voudrait autre chose : une parole qui touche, un regard qui voit, une paix qui dépasse l’équilibre fragile des jours. Mais rien ne vient. Alors naît cette douleur sans blessure : une fatigue de l’âme face à l’absence de sens. Pourtant, cette obscurité n’est peut-être pas un mur. Peut-être est-elle un seuil. Car le dégoût de vivre, pris au sérieux, soulève une question plus vaste : qu’est-ce que je cherche, au fond ? À qui, ou à quoi, s’adresse cette soif ? Il ne s’agit pas forcément de Dieu. Il s’agit d’un appel — d’un besoin de verticalité dans l’existence, de profondeur dans la présence, d’éternité dans l’instant. La chute dans le vide peut devenir une prière, même silencieuse. Ce n’est plus « je veux vivre » ni « je ne veux plus vivre », mais plutôt : je veux comprendre pourquoi je suis en vie. Et c’est alors qu’une réponse fragile peut surgir. Non pas un mot, mais une sensation : une brise dans l’âme, un silence habité, la beauté nue d’un arbre, d’un chant, d’un geste offert sans attente. Quelque chose de plus grand que soi, qui ne se prouve pas, mais se reçoit. Le dégoût devient alors un passage. Non plus un refus, mais une métamorphose. Et peut-être est-ce là, dans cette obscurité traversée, que naît une forme de foi : non pas celle des certitudes, mais celle qui s’élève du fond du doute — une lumière née de la nuit elle-même. Le dégoût de vivre, vu sous cet angle, n’est ni une chute morale ni une faiblesse. C’est un éveil. L’éveil à la contingence. Je suis né sans le vouloir. Je suis jeté dans un monde que je n’ai pas choisi, soumis à des règles qui ne m’ont jamais demandé mon avis. Alors quoi ? Qu’attendre ? Qu’espérer ? Pourquoi se lever encore demain ? La réponse, c’est qu’il n’existe pas de réponse toute faite. Et c’est précisément là, paradoxalement, que tout commence. Car si la vie est vide de sens en elle-même, elle devient alors libre. Libre d’être inventée. Libre d’être habitée. Le dégoût n’est plus qu’une épreuve de vérité — ce moment où les illusions tombent, laissant place à une lucidité nue. À partir de là, tout ce qui est accompli l’est par choix. Rien n’est donné, tout reste à construire. Aimer, écrire, créer, lutter : autant de révoltes face au vide. Non pas pour le combler, mais pour lui opposer un refus vibrant, vivant. Le dégoût de vivre, affronté sans fuite ni illusion, peut devenir un point de bascule. Ce n’est pas un adieu au monde, mais un refus de s’y perdre sans conscience. Dans l’ombre du non-sens, surgit la lumière fragile de la liberté.

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