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L'OUBLI ET LA PROMESSE


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L’OUBLI ET LA PROMESSE Et voici qu’ils marchaient, les hauts peuples sans nom, dans la poussière ocre frottant l’aube encore ronde, porteurs de cendre et d’orgueil sous les derniers flambeaux, tandis que le ciel, vaste comme une parole usée, épanchait sur leurs faces flétries ses grandes marées de l’oubli. Et le vent fut sans borne, délié de toute rive. Et le sable fut verbe, parole première. Et les dieux retirèrent leurs empreintes du limon originel. Et l’homme se tint là, debout, dépouillé de visage, au centre d’un monde défait, parmi les signes dissous, retournés au néant. Autour de lui, plus de lois, rien que des vestiges repliées sur eux-mêmes, là où rien encore ne s’est levé, et où le silence tient lieu d’origine, dans l’abîme d’avant l’aube. Ô vous, Veilleurs de l’ultime parcelle de terre immarcescible! Vous seuls saviez ce que valent les jours lorsque le temps n’accorde plus rien. Vous seuls aviez appris, dans la nudité du monde délaissé, la pesée des heures dans les balances d’air où ne pèse plus rien. Et le chant, jadis vôtre, vous fut repris, et la harpe vous fut vaine, et l’orgueil ancien des bâtisseurs repris par les herbes folles. Car la fin ne fut pas feu, mais lente décrépitude étale: non pas dans le cri, mais dans le retrait. Non pas dans l’éclair, mais dans l’effacement patient des lignes et des formes. Et ce fut cela, l’apogée : l’oubli du nom dans la bouche du dernier postulant. Et pourtant, au creux d’un vallon si lointain qu’il semble détaché du temps. Là, tourné vers les eaux calmes de la mer de Marmara, subsiste un fragment d’origine : la rose bleue de Büyükada. Cette fleur rare, mythique, continue de fleurir à l’abri des regards, dans le jardin oublié du poète Nédim Suleyman, dont les vers, dit-on, se mêlaient jadis au souffle des cyprès. Elle n’éclaire ni ne parle, elle ne cherche ni l’éclat ni l’écho. Et pourtant, dans son silence virginal, elle retient quelque chose d’inouï: le chant muet des commencements, suspendu à l’orée du dire. Car toute fin, même la plus nue, s’ouvre en secret sur son revers -une promesse informe, que nul ne saura jamais dire. Et les cités tombèrent alors, une à une, non dans le fracas, mais comme chutent les étoiles filantes, majestueusement, dans l’abîme des grands silences profonds, là où plus rien ne répond. Les colonnes, dressées encore, pleines d’ombre et d’échos, gardaient dans la pierre le souvenir des chants et des fêtes anciennes. Mais nul ne revenait par les routes de sel, ces chemins blancs et arides que léchait autrefois la mer. Nul ne les reprenait pour témoigner, et donner sa version des faits. Leur absence tenait lieu de récit. Qu’il nous en souvient! Celui qui s’en alla — peut-être le dernier — avait entrepris à rebours son anabase, non comme une conquête, mais comme une perte silencieuse. Il s’était abîmé dans les replis mouvants du monde, tel un reflet tremblant au bord d’une mer trouble. Nul ne sut dire s’il avait vraiment été, ou si son parcours était une catabase relevant d’un songe ancien. Car ses pas humides, à peine tracés sur le sable pâle, s’effaçaient aussitôt comme s’effacent les rêves au matin, lorsque la lumière, dissout les formes. Il ne laissa derrière lui qu’un silence ourlé de brume et l’ombre d’une absence sans contours et sans nom. Les hommes encore vaillants avaient dressé l’orgueil comme un temple, sur sept paliers de pierre blanche, et les torches brillaient dans le vent des provinces, porteur de langues mortes et de serments oubliés. Un pacte ancien, scellé dans les flammes et les chairs liait les coeurs brûlants à Vénus. Mais un soir, l’étoile du berger vacilla au zénith, comme un oracle pris de doute. Le feu, jusque-là fidèle, se retourna contre ceux qui l’avaient invoqué avec arrogance, dénonçant l’orgueil érigé en vertu. Et la mer revint, vaste comme une erreur, déroulant ses flots, nés bien avant le souffle et l’argile. Les hommes dépouillés de leurs fastes, gravirent nus les degrés de nuit, avec la pluie, tombée comme une chape d’oubli sur les épaules, épaisse, ancestrale. Et leur langue, jadis outil de serment et d’orgueil, n’était plus que braise et supplication, car les noms anciens avaient fui, et les lèvres humaines ne savaient plus les dire. Les astres eux-mêmes penchaient leur regard de pierre sur le supplice lent de la race déchue, non pour la juger, mais pour la graver sur le marbre comme les dernières lignes d’une épopée finissante. Et dans le ventre noir des ruines inouïes, sans mémoire, effondrées hors du temps, où nul chant ne montait, sinon celui, tenace et sourd, des myriapodes rampant entre les pierres mortes, quelque chose, lentement, trembla — non point l’éclat, trop vif, trop bref. Non point l’éclair, qui blesse. Mais la fibre - intime, obstinée, secrète. Non point la torche arrogante, mais le germe, inscrit dans la mousse, dans l’ombre tiède où couve le recommencement.. Et ce fut le début d’un murmure très bas, comme un mot enfoui sous les siècles, un nom que nul ne sait plus nommer, mais dont la présence se devine à ses moeurs nocturnes, à la façon qu’il a de frémir au passage du vent, de vivre encore dans les replis du silence. Pléthore, ils étaient, ou peut-être un seul, diffracté par les siècles, oubliant jusqu’au feu, ce pacte ardent des commencements… oubliant jusqu’au meurtre, ce fondement brutal des royaumes et des lois. Les mains n’avaient plus mémoire de la forge ni du glaive. Les hommes glissaient à la rame, sans but, sur les eaux figées d’un ciel sans constellations où même les mythes s’étaient éteints comme de trop vieilles braises. Et la langue qui jadis portait les codes, les prières et les ordres, s’était réduite à un halètement rauque — souffle mêlé de glaise, de cendre et d’effroi. Une parole primitive, semblable au râle d’une terre en agonie. Autour d’eux, indifférentes, patientes, les bêtes lentes — arthropodes aux dos cuirassés, héritières d’ères antédiluviennes — rampaient sans hâte dans les ruines, survivantes d’un monde où même les dieux n’avaient plus cours. Eux seuls semblaient éternels, car étrangers à l’histoire, insensibles à la chute des temples comme à l’extinction des étoiles. Il n’y eut pas de fanfare, ni éclat dans le reg, mais la montée souterraine d’une mémoire sans mots. Puis, aucunes fulgurances ne vinrent déchirer le ciel, aucune trompette n’annonça le retour ou la fin. Seule s’éleva, insidieuse et lente, la montée souterraine d’une mémoire sans mots, épaisse comme une sève stratifiée. C’était quelque chose d’antérieur à l’histoire, plus ancienne que les pactes et les routes, plus ancienne que le langage des hommes ou le feu des commencements. Une pulsation enfouie, revenue des profondeurs, où le temps n’a pas encore nom. Ce n’était ni une révélation, ni une apocalypse, mais une douceur brute, une tendresse inhumaine dans l’éveil indistinct des vivants — comme si la terre elle-même, lasse de silence, avait exhalé un soupir, et que ce soupir suffisait à faire frémir l’échine de ce qui restait d’être. Cela ne prit pas la forme d’un miracle, ni d’un renouveau. Ce fut plus simple, plus rude, plus vrai : un frisson d’existence, sans justification. Et ce fut assez. Car l’oubli est semence autant que tombeau. Et toute fin porte en elle, nouée comme une graine, l’invisible dessein d’un recommencement. Non pour bâtir à nouveau les palais et aiguiser les glaives, mais pour écouter — cette fois —la parole du vent dans les feuilles sans âge. Et le monde, revenu à l’enfance de lui-même, ne portait plus que le poids du silence et du ciel. Mais dans ce silence, quelque chose priait. Et le monde se tut, non par défaite, mais comme l’arbre se tait après l’ouragan : ayant tout dit. Le sable recouvrit les fastes et les fautes, et le ciel, lavé des regards anciens, redevint vaste, pur, inhabité de sens. La mémoire s’effaçait comme un rivage dans la brume, et l’Histoire s’éloignait sur ses barques brisées, vers les deltas inaccessibles du Néant. Mais l’homme — ce marcheur de cendre et de clarté, silhouette vacillante entre les ruines et les aubes mortes — portait encore dans sa paume non pas une clé, mais un simple galet. Une pierre arrondie, sans tranchant ni inscription, sans fonction ni mystère apparent. Un objet presque dérisoire, et pourtant chargé d’un poids que nul ne pouvait mesurer. De forme ronde, entière, close sur elle-même comme une pensée jamais dite. Venue des fonds obscurs du monde, arrachée aux âges où l’eau chantait seule dans les failles du temps, elle avait été polie lentement, inlassablement, par le silence des marées et l’oubli des saisons. Aucune main ne l’avait taillée, aucun dieu ne l’avait bénie. Et pourtant, elle tenait là, dans cette paume creusée par la fatigue et la marche, comme un vestige sacré. Ce n’était pas une réponse, ni même une question. Rien qui exige, rien qui explique. Juste une présence — fragile, discrète, presque effacée — posée là comme on dépose un souffle au parapet du monde. Une chose sans voix, sans but, sans nom, offerte au vent comme une dernière pensée qu’on n’a pas su formuler. Elle ne parlait pas. Elle tenait bon, c’est tout. Elle persistait, infime, dans l’indifférence du ciel et la fatigue des pierres. Et c’était cela, peut-être, tout ce qui restait de la sagesse — non pas l’accumulation des vérités mortes, mais cette capacité à tenir, silencieusement, face au vide. Ou bien était-ce cela l’espoir : non pas croire encore, mais être là, debout, au bord de l’effacement, porteur d’un rien qui ne s’efface pas. Ainsi finit le chant — non dans un cri, non dans un tumulte ou le fracas d’une chute, mais dans une écoute, nue, offerte, tremblante. Un silence tendu comme une corde invisible, un silence habité, semblable à l’écho d’un monde qui n’attend plus rien, mais qui malgré tout, entend encore. Ce ne fut ni fin tragique, ni chute grandiose, ni spectacle de ruine ni beauté de l’effondrement. Ce fut plus discret, plus nu : une suspension fragile, à peine perceptible, où quelque chose, sans nom, sans force, demeure — obstinément, comme une braise sans feu. Ce n’était pas une fin spectaculaire, ni un effondrement glorieux. Juste cette suspension, fragile et ouverte, où quelque chose demeure, à peine, mais sans faillir. Il n’y eut ni triomphe éclatant, ni rédemption spectaculaire. Rien de fulgurant, rien de dramatique. Seulement cette manière paisible et mesurée de tirer sa révérence : non pas en s’éteignant, mais en laissant place sans bruit. Et cela, dans la retenue, dans cette forme de justesse silencieuse, exempte de tout éclat ou artifice. Cela, mais profondément juste. Il n’y eut ni éclat, ni miracle, ni cette rédemption que l’on attend parfois comme un sursaut de lumière au bord du déclin. Rien de tout cela. Seulement une manière douce, presque imperceptible, d’en finir : non pas en s’éteignant tout à fait, mais en se retirant, en offrant sa place avec une grâce muette. Une sortie sans fracas, sans pathos, où chaque chose semblait trouver sa juste mesure, son poids exact, dans le silence. Et cette discrétion-là, cette humilité sans renoncement, cette vérité sans emphase — cela, oui, fut une grâce, une fin humble, une forme de beauté, calme, sobre, entière. Ô voyageurs sans carte ni parchemin qui portez encore, cousue sous la tunique, la fragile esquisse d’un monde plus vaste, vous irez, pieds nus, sur les terres désapprises, là où les vents ont cessé de mentir, où les arbres, dans leur patience millénaire murmurent une sève lente, si lente qu’il faut désapprendre le tumulte pour l’entendre… Et peut-être — dans l’éclat d’un ciel revenu pur, dans la transparence d’un matin sans signes, sans alphabet, sans histoire écrite — ne s’élèvera ni empire, ni drapeau, ni conquête, mais simplement un regard humain, offert sans peur. Et cela suffira. Cela dira tout: qu’un homme, au seuil fragile d’un recommencement, sache nommer la lumière - et le fasse sans trembler.

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