EDMOND AMRANE EL MALEH POUR MÉMOIRE.
L’hommage que je rends aujourd’hui à Edmond Amran El Maleh se situe principalement sur le plan personnel et affectif. J’ai eu l'indicible bonheur de connaître son amitié et celle de Marie-Cécile, voilà bien longtemps. Le couple aimait réunir chez lui, à Montparnasse, ses amis de la diaspora marocaine. Il nous avait permis de traverser nos années d’étude en demeurant complètement lucides face aux clameurs nouvelles et aux courants contradictoires. Son compagnonnage n’a jamais failli malgré une différence d’âge qui ne s’est honnêtement jamais posée. Mentor, il nous aidait à penser le pays, nous enrichissait constamment par ses convictions sereines, sa réflexion profonde et sa vision claire. Il avait une aptitude à saisir le monde dans ses mutations. Et il le faisait avec liberté, aisance et naturel. Il en avait saisi comme par enchantement les subtilités, les complexités. Il comprenait les choses au-delà du tangible. Cet homme était au fait des choses et engagé sans concession. Il m’avait associé à sa coterie. J’ai eu l’honneur et le privilège de connaître Jean Genet, Juan Goytissolo pour ne citer que ces deux figures emblématiques. Sa vie qui me paraissait exceptionnelle, pouvait flatter sa vanité. Il pouvait trouver en moi et d’autres jeunes ses premiers admirateurs. Mais que nenni! Rien de tout cela, car il avait de la pruderie dans l’âme. À Marrakech où je m’étais installé début des années quatre-vingt, Amran et Marie-Cécile avaient leur « maison bleue », la mienne. Ils avaient leur trousseau de clés et pouvaient débarquer sans prévenir, parfois accompagnés et cela ne me déplaisait point car ils étaient du genre sélectif. C’est ainsi que j’ai eu l’immense plaisir de connaître Tchicaya U Tam'si. Il y avait dans cette rencontre un véritable mouvement. Nous avons entretenu pendant de longues années une correspondance pleine de ressources. Il y avait de la propreté dans le partage. Les longues discussions sur Walter Benjamin avec Marie-Cécile ou sur l’art et la littérature, voire sur la cause palestinienne avec Amrane me manquent terriblement aujourd’hui.
Je me souviendrai longtemps de sa disponibilité, de la mesure qu’il prenait à mes propos. Quand je parlais devant lui, il avait de l’attention passionnée, l’écoute active, et il n’avait pas besoin d’en donner la preuve. Il laissait cependant échapper des lueurs d’opinions dans ses dîners qu’il donnait seulement quand il sentait une famille d’idées. Ses repas raflait la meilleure chair, les meilleures légumes et les épices marocaines pour ses tajines. En conversation, il gravait ses mots, donnant parfois dans le style lapidaire quand le sujet n’a pas un intérêt particulier. Il parlait peu de sa famille, notamment de son frère que je n’avais pas connu. Il ne sortait pas beaucoup. Le fait d’habiter au dernier étage -sans ascenseur- devait sûrement l’en dissuader. Pour ses rendez-vous, il proposait la Coupole, à quelques encablures de chez lui.
La vie de Amrane était imprégnée de l'identité marocaine dans sa diversité et ses différentes manifestations. Et on pouvait presque le jalouser pour cela, pour sa maîtrise de la darija. Il n'a cessé de se vouer à la défense de toutes les causes du pays en veillant à mettre en exergue sa triple dimension, juive, arabe et amazigh. Juste après la disparition de Marie-Cécile, c’est vers la terre natale qu’il s’est retourné pour fixer définitivement ses amarres. Il avait choisi Rabat, un appartement à l’Agdal. Hasard assurément, il eut comme voisine -deux étages plus haut-: Fatéma Mernissi.
Voilà bien une quarantaine d'années que sa littérature plonge les lecteurs que nous sommes dans un éblouissement vertigineux. Une pensée hardie qui se hasarde à récuser des certitudes pluri-séculaires sur l'universel; une pensée téméraire qui ose se mettre en péril en lisant le monde en direct, une pensée audacieuse qui se risque dans l'énigme du tremblement, une pensée généreuse mais lucide qui nous fait percevoir d’extraordinaires possibilités, une pensée pionnière qui nous transporte dans les incertitudes de l'identité, une pensée sensuelle sur la poétique de la relation; il nous laisse tout cela, de quoi nous occuper plus d'une vie. Mais en s'en allant, il emporte ce que j'aimais le plus: son aptitude à saisir le monde dans ses mutations. Il en a saisi les subtilités, les complexités. il comprenait des choses au-delà du tangible. Cet homme était incontestablement en avance sur son temps. Il aidait à vivre de manière sereine et épanouie le brassage, le multiculturalisme. À l’idée de l’identité nationale, il opposait celle de l’identité plurielle. Cette pensée selon lui permet à chacun de trouver sa place. Mais il ne dit pas que le monde métissé est une sorte de méli-mélo où toute différence s’annule. Au final, le mélange n’aboutit jamais à un univers de personnes lisses, identiques. Il y aura toujours des efforts à faire pour découvrir l’autre. Pour Amrane, la rencontre ne s’interrompt jamais. Il n'a cessé de se vouer à la défense de toutes les causes du Maroc et a veillé à mettre en exergue la dimension de sa place, s'intéressant de près aux problèmes que vit l'homoarabicus. Il s'agit là de qualités qui renvoient à un seul point d'ancrage, en l'occurrence le pays natal que ce romancier a exprimé dans ses oeuvres, avec toute sa richesse, toute sa diversité, notamment ses dialectes, son imaginaire, ses us et ses coutumes. Il avait par-dessus tout tissé des liens d'amitié avec les artistes et les intellectuels et aimait les livres et l'art. À la sortie de Aïlen ou la nuit du récit (1), il m’avait accordé un entretien qui a été traduit en arabe par Mohamed Berrada et paru dans Al Ittihad Al’ichtiraqi (2).
Ce témoignage sans interjections triomphantes, ne se réduit pas à honorer seulement le legs de Edmond Amrane El Maleh, mais vise également à sensibiliser les générations montantes à l'apport de cet homme dans les différents domaines humain, politique, intellectuel et artistique.
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(1) Maspéro
(2) 26 juillet, 1982, pp; 7 et 8
ENTRETIEN *
Après "Parcours Immobile", Edmond Amran El Maleh nous donne un second roman, incomparable par la teneur: Aïlen ou la nuit du récit. L’auteur prend comme toile de fond les événements de Casablanca (1965-12981), décrit l’appétit du pouvoir et la séduction qu’exerce celui-ci. Toutes les passions sont abordées: la lutte, l’amour, la haine.. Avec une analyse serrée, l’auteur va au plus profond des choses en expliquant bien des mécanismes. Il dissèque pourrait-on dire dans le secret des âmes ce qui donne à la société marocaine sa physionomie. L’entretien qui suit en explique l’enjeu.
« Je suis un témoin du dedans »
Noureddine Bousfiha: Aïlen ou la nuit du récit relate à travers la mémoire ponctuée de plusieurs personnages d’horizons socio-culturels différents, le profil socio-politique du Maroc. Il me semble que vous avez gardé des événements de Casablanca « un flambeau sonore dans l’oreille » comme dirait Canetti. Faites-vous un constat en simple témoin?
Edmond Amran El Maleh: J’ai vécu d’une manière directe les événements de 1965. Ce qui s’est passé en 1981 n’était pas une chose nouvelle. On peut très bien établir le lien entre les deux, de rétablir un certain climat, à la fois avec la note d’espérance, la note de la souffrance et la volonté lucide sans se contenter d’une espèce de dénonciation militante qui finalement n’aboutit à rien. Il y a certes un désir d’approfondissement de cette réalité que nous vivons qui ne peut pas se contenter d’un témoignage passager ou d’un pamphlet politique. Il y a ce qui révèle l’intimité la plus profonde de la réalité marocaine à travers le jeu de l’événement et qui dépasse en même temps celui-ci. On trouve cela dans le personnage de Boujemâa par exemple. L’idée avec laquelle je vis et sur laquelle je reviens, je pense, c’est ce dénuement, cette pauvreté, n’ont chez nous le sens qu’elles peuvent avoir en Occident où elles signifient en fait la déchéance et l’écrasement -je ne fais pas ici l’éloge de la pauvreté- ce qui se donne à voir, c’est l’extraordinaire dignité des hommes de chez nous, en dépit des habillages de toutes sortes. Ils ont la droiture du regard. Vous me demandez si je suis un simple témoin extérieur, je suis bel et bien dedans.
N.B: Ce qui donne à réfléchir, c’est cette répétition: 1965,1981.
E.A.E.M: c’est une sorte d’approfondissement. Un approfondissement du destin de ce pays avec ses contradictions, ses déchirement et les promesses apportées par une jeunesse qui se trouvent engagées et qui quand même ne sont pas détruites. Il y a certes répétition de type mécanique. Nous sommes devant un immense défi que nous lance le monde, le choc de ce monde occidental, celui des cultures entre une société traditionnelle et une société moderne. Chaque évènement ne fait que nous pousser à approfondir davantage. Alors à la foi on se retrouve dans une situation identique et en même temps nouvelle.
N.B: Il y a une analyse perspicace des mécanismes de la domination, de la fascination du pouvoir, de la religion et du dilemme des révolutionnaires qui vivent dans une espèce de torpeur qu’on pourrait qualifier de cynique. Ne s’agit-il que du défaitisme dans Aïlen?
E.A.E.M: Je pense que le défaitisme n’est pas celui qui est le plus approprié. D’abord il y a cet effort de lucidité de constater. L’effort aussi de saisir ce qui se passe. Donc l’attitude, c’est avant tout une valeur de diagnostic et plus profondément, c’est de montrer que les choses avancent quand même. Le défaitisme serait sûrement négatif, nostalgique en pensant que cela aurait pu être autrement. Il y a une certaine énergie qui fait que les hommes avancent en chemin, les uns tombent, victimes non pas de choses banales ou faciles mais parce qu’il y a des puissances qu’il ne faut pas sous-estimer. Puis il y a cette séduction du pouvoir qu’il ne faut pas traiter à la légère en se contentant d’une condamnation superficielle, de la phrase militante qui rejette les autres parce qu’ils ont succombé. En ce qui concerne les révolutionnaires, il faut dire que nous ne sommes pas dans une île, nous recevons les contre-coups de la vague immense de tant de révolutions -pour ne parler que de la dernière, l’iranienne- qui se sont brisées dans des déceptions. Il faut le constater et ne pas se cacher la vérité. Il faut voir par où la flamme révolutionnaire va passer puisque nous voyons que tout ce qui a été fait jusqu’à présent obéit à une espèce de logique de l’échec. Là aussi on pourrait abaisser les choses à une petite échelle en disant: ils étaient révolutionnaires, maintenant ils se sont rangés. C’est une façon de méconnaître le côté tragique de la condition humaine.
N.B: Aïlen ou la nuit du récit rappelle aussi l’histoire d’un déchirement. Vous parlez un moment de l’action des racoleurs sionistes et du départ des juifs d’Essaouira. On sent chez vous comme une sorte de maldonne.
E.A.E.M: C’est une question fondamentale. D’abord la nuit du récit, c’est la Pâque juive, la Hagada qui veut dire le récit et c’est en même temps le soir de la naissance de l’auteur. Le déchirement serait dans le refus d’accepter cette hémorragie; ces juifs qui sont partis massivement. Ils sont partis sans aucune violence ne soit exercée sur eux après deux mille ans d’existence juive comme dit Haïm Zafrani dans un livre admirable. Ils sont partis et il faut mettre en accusation le sionisme. Bien sûr nous n’allons pas nous comparer aux Palestiniens. Nous n’avons subi ni les mêmes massacres ni la même violence par le sionisme. Mais nous pouvons dès lors dire que c’est ce dernier qui nous a arrachés à notre pays. J’aimerai un jour montrer que l’État d’Israël s’est constitué sur un double front: la lutte contre les Palestiniens et l’asservissement des juifs arabes dont il a fait une espèce de prolétariat qu’il a aliéné et rallié à sa cause. On retrouve dans certains Sépharades la même soumission qu’on pouvait trouver chez les Marocains qui se soumettaient au colonialisme dans lequel ils voyaient la promesse de ce livre, ce sont ces jeunes avec qui je continue à vivre à Essaouira d’une part, et cette arrivée de Mardoché avec la scène du coiffeur d’autre part… Tout un monde qui meurt, mais que je voudrai vivant. Cette dialectique entre la mort et la vie est une constante chez moi. Et pour revenir au départ de ces juifs du Maroc, mon refus est un refus obstiné du fait sioniste que je refuse. Il m’est arrivé de prendre des positions publiques avec Jean Genet dans Études Palestiniennes.
N.B : S’il fallait résumer en deux mots vos deux romans, je dirais que le premier visait un parcours, que le second continue ce parcours mais fait une synthèse. Le miroir social que vous avez réussi à analyser et à prendre d’une façon admirable, il fera très mal. N’y a-t-il que la désillusion et le désespoir? Pourrait-on dire que la déception fait revivre l’espoir?
E.A.E.M: Ni l’un ni l’autre. Quand j’ai parlé dans le premier de mon expérience de militant, je n’ai absolument pas voulu -parce que cela ne correspondait pas à mon sentiment- en faire un livre de deuil; le deuil des illusions perdues. Cette expression de deuil que je reprends d’ailleurs dans Aïlen. Il ne faut voir là ni désillusion ni non plus ce qui serait moins grâce, le désespoir. Le récit qui commence Parcours Immobile est beaucoup plus axé sur le passé. Dans Aïlen, il débouche et se noue à des choses plus présentes tout en plongeant aussi dans le passé. Dans les deux cas, le terme optimiste n’est pas lié à une volonté de vivre, qui n’est pas seulement la mienne, mais qui est une force de vie qui passe par le récit, qui pourrait me laisser, moi, sur la rive en passant. Alors ni désespoir ni désillusion. Peut-être un détachement, une ascèse.
N.B: On a l’impression que vous êtes libéré d’un grand poids. Est-ce écrire est un peu cela?
E.A.E.M: Écrire c’est une libération profonde. C’est l’accomplissement d’un désir de vivre.
N.B: Quelque part vous dites que c’est aussi la mort.
E.A.E.M: Il y a cette ambivalence. Ce qui me frappe chez nous par exemple, c’est que le rapport à la mort est différent. Il n’y a qu’à voir les cimetières. Ils ne sont jamais effacés de la ville. À Safi, je pouvais sortir de chez moi et me promener par les tombes et les herbes. Il n’y a pas de discontinuité, et pas non plus de monuments dans lesquels on enferme la mort.
N.B: Dans Le Pain nu, Mohamed Choukri en parle aussi, Choukri dont il est question dans Aïlen. Pourquoi ce retour ?
E.A.E.M: Pour faire jouer l’opposition. Le Pain Nu ne peut être compris dans la civilisation occidentale. On ne voit pas quel peut être son sens. On ne comprend pas ce type de vie. On réduit souvent la misère à un écrasement et les relations humaines à des grilles déjà prêtes. On essaye toujours dans l’interprétation d’apprivoiser ce qui peut-être tragique, violent. Alors on se rassure avec des textes psychanalytiques, sociologiques ou autres. On met en place des moyens d’apprivoiser. Avec Choukri, le livre, plus que lui-même est ce refus; ce déchirement de voile qui peut cacher l’homme nu. Avec lui, on est dans la charnière où il y a la rupture. Toute cette construction explose et c’est ce qui m’intéresse.
N.B: C’est un très beau titre que celui de votre livre! Si on se focaliserait sur lui, Aïlen apparaîtrait comme la figure centrale. Or il n’en est rien. Elle reste une énigme. Que signifie d’abord Aïlen? Le nom a-t-il une charge symbolique quelconque?
E.A.E.M: Je crois que quelque part j’ai répondu qu’on lui avait donné un nom qu’elle ignorait elle-même et que personne n’a jamais porté. J’ai découvert après quelle a une consonance berbère: les Aït Aïlen. Peut-être qu’on peut aussi faire un rapprochement avec le nom d’une mouette, mais c’est à vérifier. Je pense qu’en dépit des apparences, elle a non pas un rôle symbolique mais une place centrale. C’est la présence de la femme, de l’amour. Je me suis amusé à dire qu’Aïlen aurait pu être un roman d’amour. On peut effectivement se demander quelle est cette femme: la mère?.. La soeur? …
N.B: Symbolise-t-elle la femme en général? La femme marocaine, j’entends?
E.A.E.M: Peut-être qu’elle symbolise l’amour. Peut-être qu’elle est aussi l’expression d’un amour mystique qui passerait par la féminité pour aller vers l’absolu. Il ya un jeu de miroir. On ne peut pas la fixer finalement.
N.B: Avez-vous un souhait à formuler pour vos lecteurs?
E.A.E.M: Je serais heureux que les gens puissent lire Aïlen avec plaisir. J’aimerai le partager avec ceux qui l’aiment comme on partage un verre de thé.
* Entretien traduit en arabe par Mohamed Berrada, paru dans Al Attihad Ichtiraqi, 26 juillet 1982, p.8