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Rencontre entre Lou Salomé et Rainer Maria Rilke.


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Le jeune poète Rilke, l’humeur pudique, était assis sur un banc. Mince, presque trop frêle pour contenir le tumulte de son âme. Il tenait un cahier ouvert, redoutant que le vent n’emporte ses mots avant qu’il ne les ait domptés. Quand Lou passa d’un pas sûr, l’écharpe légère dansant autour de son cou comme une pensée frivole. il leva les yeux, profonds, inquiets, affamés de sens: -Vous êtes Lou Salomé, je présume? demanda-t-il, la voix tremblante, mais claire. Elle sourit doucement, l’œil vif et le regard tranquille, devinant déjà, dans cette timidité passionnée, l’éclat d’un esprit en feu. -Et vous, vous êtes un poète. Cela se voit à la manière dont vous regardez le monde. Rilke, le regard perdu dans les plis de l’ombre, parla d’une voix voilée, presque coupable. - Je n’écris plus. Lou ne répondit pas immédiatement. - mais pourquoi, mon ami? - parce que la vie étant un bûcher, et que même le plus armé n’arriverait à trouver un registre pour atténuer la lourde charge qui pèse dans sa poitrine. — Depuis quand n’écris-tu pas? demanda-t-elle simplement. — Des semaines. Peut-être des mois. J’essaie, tu sais. Je m’assieds, j’ouvre mon cahier et j’attends. Rien ne vient. Rien de vrai, rien de vivant. Elle le regarda longuement: — Tu attends que ça vienne de l’extérieur. Mais tout ce qui vaut la peine d’être écrit vient du dedans, même si ça fait mal à tirer. Il se détourna, une main passant nerveusement dans ses cheveux. — Mais si je regarde en dedans… je n’y trouve que silence. Comme une pièce vide. Lou s’approcha, posa une main légère sur son épaule. Sa voix était douce, mais ferme. — Ce n’est pas une pièce vide, Rainer. C’est une pièce qui attend d’être habitée. Tu es jeune encore. Tu crois que l’écriture est un fleuve, mais parfois elle est une source souterraine. Invisible. Silencieuse. Et pourtant, elle coule toujours. Touché au point de trembler. Rilke ferma les yeux: — Et si elle ne revenait jamais ? Lou se pencha et murmura à son oreille : — Alors il faudra vivre de telle manière qu’elle ne puisse faire autrement que revenir. Rilke tient une feuille vierge dans les mains. Lou l’observe, attentivement - Tu n’as rien écrit ? - Non. Les mots me viennent pas. J’attends. -Tu attends la poésie ? Rilke (sourit faiblement) : - Non. La poésie ne vient pas quand on l'appelle. C’est comme un animal farouche. Elle se montre seulement si tu fais silence, assez longtemps. - Alors pourquoi cette feuille blanche ? Elle n’est pas silence, elle est attente. Rilke (regarde la feuille) : - C’est ça qui me terrifie. Elle attend quelque chose que je ne suis pas sûr de porter encore. - Tu cherches trop les mots. Parfois, ce sont eux qui doivent te trouver. Et ils ne viennent qu’à ceux qui savent ne pas les brusquer. - Mais si je cesse de les chercher… et qu’ils ne viennent pas ? Si ce silence devient définitif ? - Alors tu apprendras à écouter autrement. Le silence, Rainer, est une langue. Une langue plus ancienne que la parole. -Mais j’ai peur. La poésie me donnait un sens. Sans elle… je suis un labyrinthe sans centre. - Tu n’écris pas pour avoir un sens, Rainer. Tu écris pour supporter l’absence de sens. Tu écris pour que le vide ne te dévore pas entièrement. - C’est ce que tu fais, toi ? Tu écris dans l’absence ? - Non. J’écris depuis le trop-plein. Mais toi, tu es différent. Tu écris depuis une blessure. Et c’est cela qui rend ta voix unique. - Alors peut-être que… ne pas écrire est aussi une forme de poésie. Lou (sourit doucement) : - Oui. Le poème existe déjà, même s’il ne s’écrit pas encore. Il vit en toi. Comme un fruit vert. Il faut le laisser mûrir. Sans l’arracher trop tôt. - Alors ce soir, je ne forcerai rien. J’écouterai. Lou (lui murmura) : - Et peut-être, dans ton sommeil, un vers viendra. Pas pour être écrit. Juste pour être vécu. Tu portes bien plus que tu ne crois. Mais la poésie ne vient pas de l’effort. Elle vient de la nécessité. - Et s’il n’y avait plus de nécessité en moi ? - Alors vis. Vis plus intensément. Aime, perds, contemple. La vie, quand elle est pleine, déborde en poèmes. - Et toi, Lou… Es-tu poésie ? Lou (sourit, un peu triste) : -Non. Je ne suis qu’un miroir. Mais les miroirs savent reconnaître la lumière. - Mais tu aimes la poésie. N’est-ce pas? -Tu me demandes, Rainer, si j’aime la poésie. Mais ce que j’aime, ce n’est pas le poème fini. Ce n’est pas la forme parfaite, le mot juste, ni même la beauté du vers. Ce que j’aime, c’est ce qui précède. Ce que j’aime, c’est la tension invisible dans l’air avant que le poème n’ose naître. Cette vibration entre le silence et la parole. - Tu écris des poèmes, Lou? - Je n’écris pas de poèmes. Non parce que je ne le pourrais pas — mais parce que ma parole cherche d’autres issues. Pourtant, je reconnais immédiatement le souffle de la poésie. Il passe parfois dans une phrase prononcée par hasard, dans un regard, dans un moment suspendu où le monde semble attendre qu’on le dise enfin. Tu vis dans ce souffle, Rainer. Tu es fait de cette matière fine, presque douloureuse. Et moi… j’essaie simplement de ne pas souffler trop fort, pour ne pas le disperser. - Mais tu es Muse. - Tu me crois muse, parfois. Mais je ne suis pas cela. Je suis une présence. Une écoute. J’essaie de t’aider à rester ouvert à ce qui veut te traverser — car la poésie n’appartient à personne, pas même au poète. Elle passe. Elle visite. Et si on est prêt, elle reste un instant. Alors, n’aie pas peur de ses absences. Elles sont aussi précieuses que sa venue. Rilke à Lou — après un long silence -Tu dis que la poésie ne m’appartient pas. Qu’elle passe par moi. Et je sais que tu as raison. Je l’ai toujours su, d’une manière que je n’ai jamais osé formuler. Mais parfois, Lou… parfois je voudrais qu’elle m’aime en retour. Je ne suis pas un poète parce que j’ai choisi de l’être. C’est elle qui m’a pris. Très tôt, comme une fièvre douce, comme une promesse immense. Et depuis, je vis avec cette faim — celle de toucher l’indicible, d’en faire jaillir quelque chose de pur, même au prix de l’oubli de moi-même. Mais il m’arrive de douter. Et ce jour-là, ta présence me rappelle pourquoi j’écris. Tu es comme un silence qui ne juge pas. Un espace où mes mots peuvent exister, même lorsqu’ils ne sont pas encore là. Je te regarde et je sens que la poésie n’a pas besoin d’être dite. Elle peut simplement être devinée, entre une respiration et un regard. Tu dis que tu n’es pas une muse. Mais ce mot est trop petit pour ce que tu es. Tu ne m’inspires pas comme on jette une étincelle dans le noir. Tu fais mieux : tu m’aides à habiter l’obscurité. Tu me rappelles que le poème ne doit pas briller — il doit brûler. Alors je t’écoute. Même lorsque tu te tais. Et peut-être, dans ce silence, quelque chose commence à s’écrire déjà. Le silence s’était posé comme un voile. Lou, assise à côté de Rilke, sortit de son sac un petit livre à la couverture usée. Elle parlait doucement, sans regarder Rainer, comme si elle s’adressait à l’air même, à ce souffle fragile qui précède la poésie. — J’ai relu la veille les Dithyrambes de Dionysos. Les derniers poèmes de Nietzsche, ceux qu’il a écrits juste avant le silence. Elle tourne une page lentement. — Ils ne sont pas parfaits. Par moments, ils sont même obscurs, brisés, presque fous. Mais ils brûlent. D’une lumière étrange. Ce n’est pas la clarté d’Apollon, tu comprends. C’est le feu de Dionysos — celui qui détruit pour révéler, celui qui fait danser les mots au bord du gouffre. Elle s’arrête. Rilke l’écoute, intensément. — Il n’écrivait plus pour convaincre. Ni pour expliquer. Il écrivait parce qu’il n’y avait plus que cela entre lui et la folie. Le poème comme dernier refuge. Ou dernier oracle. Elle se tourne enfin vers lui. — Tu n’es pas Nietzsche, Rainer. Et heureusement. Mais toi aussi, parfois, tu cherches la poésie comme on cherche Dieu. Et parfois, tu la cherches comme on fuit la peur. Elle pose le livre sur ses genoux, le laisse reposer contre son corps. — Dans ces Dithyrambes, il y a une leçon : celle de ne pas vouloir maîtriser. De danser avec le vertige. Toi, tu veux toujours que le mot soit juste, que l’image soit pure. Mais parfois, ce qui est vrai naît dans la démesure, dans l’excès, dans l’abandon. Un silence. Elle le regarde, calmement. — Rainer… Oseras-tu écrire un jour un poème qui tremble ? Un poème qui ne sait pas ce qu’il veut dire, mais qui veut vivre quand même ? Rilke avait écouté, le regard perdu , comme si chaque mot de Lou traçait une vibration autour de lui. Puis il parla, lentement, les mains jointes entre les genoux. — Les Dithyrambes… oui. Je les ai lus. Et refermés. Pas parce qu’ils me laissent froid, non — au contraire. Ils me brûlent. Il soupire doucement. — Il y a dans ces poèmes une nudité extrême. Quelque chose de terrifiant. Nietzsche n’écrit plus depuis la pensée, mais depuis l’abîme. Il est devenu ce qu’il a toujours craint : un voyant. Un possédé. Les mots ne sont plus choisis, ils sont criés. Et ce cri… il me fait peur. Il tourne légèrement la tête vers Lou. — Moi, j’écris pour approcher la beauté. Même si elle est tragique, même si elle fait mal. Nietzsche, lui, traverse la beauté pour atteindre autre chose. Quelque chose de plus vaste, de plus sombre. Il ne veut pas dire : il veut révéler. Il n’écrit pas avec de l’encre — mais avec son sang. Il marque une pause, presque douloureuse. — Et parfois, je me demande… s’il n’est pas allé trop loin. S’il n’a pas sacrifié sa propre voix pour entendre celle des dieux. Est-ce cela, le prix de la grandeur ? Est-ce cela que tu admires en lui ? Un silence, puis une voix plus basse, plus intime. — Moi, Lou, je ne veux pas devenir un dieu. Je veux rester un homme qui tend l’oreille. Je veux que mes poèmes respirent encore. Qu’ils aient peur, qu’ils hésitent, qu’ils tombent même — mais qu’ils restent humains. Lou ne répond pas tout de suite. Elle laisse le silence s’installer, comme une respiration nécessaire. Puis elle se tourne vers lui, les yeux calmes, presque tristes. — Non, Rainer. Je ne l’admire pas pour avoir voulu devenir un dieu. Elle marque une pause, choisissant ses mots. — Je l’ai aimé pour avoir osé affronter ce feu. Pour avoir regardé les ténèbres sans détourner les yeux, même s’il y a laissé sa raison. Il a voulu se fondre dans ce qu’il appelait la vérité. Et la vérité, pour lui, était incandescente. Trop pour un homme seul. Elle baisse les yeux, effleure les pages du livre fermé sur ses genoux. — Mais tu as raison. Il a peut-être été trop loin. Ou peut-être n’avait-il plus le choix. Il écrivait contre la nuit. Toi, tu écris pour apprivoiser l’aube. Elle le regarde avec une douceur infinie. — Tu dis que tu veux rester un homme. Et c’est pour cela que ta poésie m’émeut plus que la sienne. Parce qu’elle n’est pas une proclamation. Elle est une écoute. Un tremblement. Elle s’approche un peu, comme pour confier un secret. — N’écris pas comme Nietzsche. Tu n’as pas besoin de crier pour être entendu. Tes silences portent déjà l’écho de quelque chose d’immense. Quelque chose que lui n’a jamais su dire autrement que par la démesure. Elle se tait un instant, puis murmure : — Et puis, tu as une chose que Nietzsche a toujours refusée : la tendresse. C’est elle, Rainer, qui sauve tes poèmes de l’abîme. - Lou… puis-je te demander quelque chose ? Une question… vaine peut-être. Lou (levant les yeux, souriante) : - Avec toi, Rainer, même la vanité est empreinte de gravité. Demande. Rilke (fixant ses mains) : - Parmi mes poèmes… y en a-t-il un que tu préfères ? Un seul. Celui qui te parle plus que les autres. Peut-être même davantage que moi. Lou referme doucement le livre. Elle ne répond pas tout de suite. Puis elle parle, d’une voix douce mais assurée. Lou : « Ich lebe mein Leben in wachsenden Ringen… » (Je vis ma vie en cercles de plus en plus vastes…) Elle s’interrompt, les yeux légèrement brillants. — C’est ce poème-là, Rainer. Parce qu’il ne cherche rien à saisir. Il ne veut pas dire, il veut devenir. Il tourne, il s’élargit, il s’élève. Comme toi. Elle continue, plus bas. — Il ne crie pas. Il n’explique rien. Il accepte le mystère. Il contient à la fois la solitude, la confiance et l’élan. Tu y parles à Dieu sans le nommer, et pourtant Il est là, dans chaque cercle, dans chaque pas. Un silence. — Ce poème me parle parce qu’il ne cherche pas à me convaincre. Il m’ouvre. Il m’invite à marcher. À vivre sans savoir, mais avec foi. Elle le regarde, intensément. — Et toi, Rainer ? Lequel de tes poèmes t’effraie le plus ? Rilke (le regard perdu, presque murmurant) : -Celui qui m’effraie le plus ?... Il laisse passer un silence. Puis il se redresse légèrement, comme s’il osait approcher un souvenir fragile. — Ce n’est pas un des poèmes les plus connus. Mais c’est… celui où je n’ai pas réussi à me cacher. Celui où je me suis surpris moi-même. Il s’appelle « Der Panther ». Lou incline la tête, attentive. — On croit qu’il parle d’un animal en cage. De beauté emprisonnée. Mais ce n’est qu’un masque, Lou. Le panthère, c’est moi. Ce fauve magnifique qui tourne en rond, encore et encore, dans sa propre cellule. Il voit passer le monde — mais à travers les barreaux. Il le sent, il le devine, mais il ne peut plus le toucher. Il baisse la voix. — Quand je l’ai écrit, j’ai senti que quelque chose de moi s’était avoué sans que je l’aie voulu. Une fatigue ancienne. Une impuissance camouflée par la grâce du style. Une âme enfermée dans sa propre perception. Il se tait un instant, puis conclut doucement : — C’est un beau poème. Peut-être trop beau pour ce qu’il contient. Et c’est cela, justement, qui m’effraie : que la beauté puisse naître du désespoir — et nous aider à le supporter, au lieu de nous en libérer. Lou, le regard pénétrant: - Tu dois te perdre sans témoin, mon ami. C’est ainsi que naîtront les œuvres que le monde attend de toi. Alors je me retire. Pas en silence, mais avec douceur. Comme on ferme une porte derrière soi sans la verrouiller. Tu me trouveras encore, peut-être, dans une ligne, un souvenir, un rêve — mais tu devras apprendre à ne plus écrire pour moi. Et moi, je devrai apprendre à vivre sans le vertige de ton regard. Un silence sec tomba entre eux. Mais ce n’était plus le même silence. Rilke aurai aimé parler longtemps de la solitude, de la beauté, de l’inévitable douleur d’aimer. Il aurait aimé boire les paroles de Lou comme on s’abreuve d’une source rare. Il aurait souhaité que Lou se laissât attendrir par la candeur profonde de son être encore brut. Ce jour-là, sans qu’ils ne le sachent encore, une étrange alchimie s’était scellée — entre la muse et l’âme égarée, entre le regard qui éclaire et celui qui cherche. Lou reprit sa route, guidée par on ne sait quel instinct. Elle eut le sentiment que le plus profond du poète restait encore enfoui. Un été à Heidelberg.

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