Écrire de la poésie après une situation d'inhumanité extrême serait barbare. C'est remettre en question la possibilité même de la poésie qui pourrait esthétiser l'horreur ou la rendre supportable, ce qui serait fort immoral. Cela soulève la question du rôle de l'art et la littérature. Quel sens peuvent-ils avoir dans un monde qui permet le génocide? Le faire c’est aussi affirmer une déchirure radicale dans la culture et la pensée. Le génocide rend toute forme d’expression esthétique suspecte : comment célébrer la beauté, l’émotion ou même la sensibilité, alors que des milliers de vies sont méthodiquement anéanties à Gaza ? La poésie peut apparaître comme indécente ou aveugle, si elle ignore ou ne prend pas en compte ce traumatisme historique. L’écriture peut-elle empêcher la barbarie ? les crimes de guerre? Cela soulève bien évidemment une crise morale et esthétique qui ne peut appeler qu'à une transformation radicale du langage poétique : On peut écrire de la poésie, mais pas comme avant. Elle sera certes fracturée, inquiète, sobre, délibérément inesthétique. Nous vivons une crise de la représentation : comment représenter l’irreprésentable ? Comment dire l’innommable? Le langage est-il encore capable de dire l’inhumain ? Faut-il repenser l’idée même d’humanité ? Évitons surtout de tomber dans une poétique du silence: certains pourraient choisir le retrait, d’autres des formes minimalistes pour marquer le respect de l’indicible. Il est clair que le langage et l’art ne peuvent être abandonnés, car ils sont aussi ce qui peut préserver l’humain: preuve que la parole peut survivre à l’horreur.
Dire ou raconter l’innommable soulève une série de tensions éthiques, esthétiques et linguistiques face à l’horreur extrême; celle qui défie les mots, qui dépasse la représentation, qui semble inacceptable à formuler ou à figurer. L’innommable renvoie à ce qui ne peut être nommé parce qu’il est trop atroce, trop absurde, ou parce que les mots risquent de le trahir, de l’édulcorer ou de le banaliser. En ces temps de massacres, de violences à ciel ouvert, la réalité dépasse la capacité ordinaire de compréhension ou de mise en récit. Est-ce que le silence peut-être une réponse éthique, refusant de reconstituer une logique là où il n’y en a pas? Verse-t-on dans une écriture testimoniale: entre dire et ne pas dire. Nous persistons à croire que le témoignage (écrit, oral, visuel) peut préserver une mémoire sans trahir la souffrance. Il s’agit souvent de dire l’innommable sans le représenter de manière obscène. Écrire sans réduire l’horreur à un simple objet de littérature. Pour cela, il faut s’armer d’une stratégie formelle pour dire l’indicible. Suggérer sans figurer en passant par l’ellipse, le récit discontinu, l’utilisation de la métaphore ou du non-dit: autant de moyens pour éviter la censure. L’innommable peut être rendu par le déplacement (parabole, fiction spéculative). Faire face à l’innommable impose aussi la responsabilité du lecteur. L’acte de lecture devient un engagement : accueillir l’indicible sans le consommer. Cela suppose aussi une réflexion sur la douleur : jusqu’où peut-on représenter l’horreur sans la spectaculariser ? Le langage lui-même est souvent détruit par la guerre : clichés, propagande, discours idéologiques… Il faut alors réinventer une parole capable de briser ces codes pour faire place à une parole « vraie ». Qu’importe si elle tend à vaciller, parfois à balbutier.
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Ashes and silence*
They burn the names before the bodies
that a crash of bombs scatters
The trees that see everything
don't speak
But a centenarian remembers
a lost child's cry
counting the steps of the void
between his mother and the door
a mother whose arms no longer hold anything.
the face frozen in stupor
watches her child play with a stone
the broken walls then tell
the fear
the hunger
the thirst
the absence
the smiles are no longer quiet
Yet the gods were theirs
A prayer clung to a patch of sky
Once vast and blue
Today clothed in ashes and fire,
The shameful stars
hide behind the smoke
so as no longer to see the earth
bleed under the boots
Each step crushing a name
a dream
a forgotten lullaby
Gaza erased like a sculpture
in a sandbox
Ô HADÈS, god of evil
your triumph is but ruin
And your song: a mournful rattle
You have no glory
but the dust in the eyes of the dead
But know that under the rubble
a hand still trembles
seeks another hand
to say that even in the horror
there remains a breath of life
and hope.
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Cendres et silence*
Ils brûlent les noms avant les corps
qu’un fracas de bombes éparpille
Les arbres qui voient tout
ne parlent pas
Mais un centenaire se souvient
d’un cri d’enfant perdu
comptant les pas du vide
entre sa mère et la porte
une mère dont les bras ne serrent plus rien.
le visage figé dans la stupeur
regarde son enfant jouer avec une pierre
les murs défoncés racontent alors
la peur
la faim
la soif
l’absence
les sourires ne sont plus tranquilles
Pourtant les dieux furent les leurs
Une prière s’accrocha à un pan du ciel
Jadis vaste et bleu
Aujourd’hui habillé de cendres et de feu,
Les étoiles honteuses
se cachent derrière les fumées
pour ne plus voir la terre saigner sous les bottes
Chaque pas écrasant un nom
un rêve
une berceuse oubliée
Gaza effacée comme une sculpture
dans un bac de sable
Ô HADÈS, dieu mauvais
ton triomphe n’est que ruine
Et ton chant: un râle lugubre
Tu n’as de gloire
que la poussière dans les yeux des morts
Mais sache que sous les décombres
une main tremble encore
cherche une autre main
pour dire que même dans l’horreur
il reste un souffle de vie
et de l’espoir.
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*Notre traduction.