menu
Connexion

L'art abstrait et la perspective moderniste


Page 1/1
Dans les pays riches en diversités, l’histoire de l’art ne retient que les formes d’expressions plastiques dont l’objectif consiste soit à se manifester sur un mode iconoclaste, soit à retrouver la source instinctive de l’acte créateur. Certes, notre histoire des arts plastiques au Maroc n’est pas ancienne, mais elle n’est pas non plus figée, et l’art à venir sera forcément différent dans sa dichotomie: figuratif et abstrait. À raison, Pablo Picasso affirmait « qu’il n’y a pas d’art abstrait », ce que Paul Klee ne confirmait pas totalement, puisque pour lui, le rôle et le but de l’art en général consiste à « rendre visible l’invisible. » Il ne faut pas s’arrêter à ce que le mot contient d’hermétique et d’obscur. ‘Abstrait’ s’applique à un art qui, bien qu’il soit millénaire, est encore considéré par certains comme une mystification. Figures géométriques simples, taches informes, gribouillages, éclaboussures, frottages, en apparence pas plus organisés que des dessins d’enfants. « L’arène dans laquelle agir » de Jackson Pollock et sa technique du dripping, la peinture polyphonique de Juan Miró ne pouvaient aboutir qu’à une abstraction rigoureuse, mais libératrice.
De prime abord, la peinture abstraite nous déconcerte. Le commun des mortels sait reconnaître un visage, un paysage bucolique, une marine, une coupe de fruits, un bouquet de fleurs, une scène de chasse. Mais que dire de la thématique de la verticalité omniprésente dans les toiles de František Kupka, d’un enchevêtrement de lignes à la Hans Hartung en lequel nous ne trouvons dans la gerbe ni l’épi, ni la paille, ni le foin? Y a-t-il un mystère derrière cet enchevêtrement? Un jeu? Un langage destiné à des initiés? Mais en nous ouvrant à cette conception, des perceptions inattendues apparaissent, nous laissant voir d’autres horizons dans leurs variations. Ce n’est pas le jeu de la simple fantaisie qui conduit la main de l’artiste, il n’existe pas de code secret pour déchiffrer une énigme absente. Rigueur et honnêteté président à l’élaboration de la peinture et de la sculpture abstraites, aussi bien et dans le cas de cette peinture ou de cette sculpture que dans celui de la peinture ou de la sculpture traditionnelles.
La question de l’Art contemporain ne peut se contenter d’une analyse socio-historique de l’art. Chaque fois que l’on croit cette controverse épuisée, elle rebondit, souvent du reste sans arguments nouveaux. L’acharnement avec lequel partisans et/ou adversaires de la modernité défendent leur thèse suffit. Face au dilemme très simple qui se pose en peinture: art figuratif ou non figuratif, réalité ou plastique, tout le monde a plus au moins été obligé de prendre parti: peintres, marchands de tableaux, galeristes, amateurs, critiques d’art…Nous nous trouvons bien devant un sujet délicat. D’un côté, certains peintres ont fixé pour l’histoire leurs sujets dans un réel souci d’exactitude. Albrecht Dürer et sa rigueur, qui n’avait rien à prouver à Van Eyck. Portraits de vieillards qui tirent de leurs regards l’intensité par l’effet des contrastes entre la lumière et l’obscurité . Holbein est allé plus loin, exécutant le portrait de Jane Seymour avec un scalpel, disséquant ainsi l’âme de la reine pour la postérité. D’autres comme Picasso s’installent dans la rupture cubiste. Dans le portrait d’Ambroise Vollard, le rythme, la géométrie et le glissement des formes triomphent pour s’installer dans l’intemporel. Le problème de l’abstraction se situe d’ores et déjà dans la position de l’artiste, face à la nature pourrait-on dire, ou plutôt à un aspect de la nature qui est à la fois poétique, musical et plastique. Le propre du peintre est d’en extraire les éléments seulement plastiques. On ne sait pas assez tout l’entrain qu’il faut d’honnêteté, de rigueur intellectuelle pour arriver à la concrétisation d’un raisonnement logique. ll fut un temps où on s’offusquait de l’art contemporain. se souvient de la visite qu’il fit à un musée où on exposait une rétrospective de cet art qui, selon Paul Van Den Bosch a renié l’homme: « De salle en salle, j’ai été pris d’effroi. Devant cette hécatombe un vertige m’a saisi (…) Sur tous les murs s’inscrivait le règne de l’inhumain. De ces oeuvres mort-nées, il ne restait que le squelette. Et ces salles où je ne reconnaissais plus rien m’apparurent tout à coup sous leur jour véritable , à l’image de notre temps: un univers concentrationnaire. Des toiles blafardes assombrissaient les murs et des objets métalliques étaient posés sur des socles, comme des instruments de torture. » (Les Enfants de l’absurde, La Table Ronde, 1956, pp.86-87)
Parler de l’art abstrait aujourd’hui mérite d’en appréhender l’aspect dans un retour au passé. Marc Bloch écrivait dans son apologie de l’histoire: « l’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent. » Dans les civilisations anciennes et les arts dits primitifs, depuis l’époque la plus reculée, nous pouvons privilégier deux axes: le premier réaliste, proche de la nature et extérieur aux choses; le second abstrait ou schématique, dû à un besoin mystique -peut être magique- où seul l’esprit, l’essence des choses apparaissent, parfois seulement suggérés. Ces formules dites abstraites, nées cependant de la vie, mais dont l’aspect n’est plus celui connu ou visible, gardent en elles-mêmes un pouvoir de suggestion et un rythme mystérieux qui, au moment de leur création, c’est-à-dire au passage du réel à son essence, contient encore le frémissement et le fluide originel. Certains créateurs de cet art n’ont pu, pour des raisons soit religieuses, soit physiologiques, opté pour une abstraction complète. Ils ont gardé dans des formes absolument abstraites un élément réaliste qui est le support extérieur aidant à la traduction de leur oeuvre pour les non initiés. L’exemple des artistes ‘sauvages’ d’Afrique et l’Océanie est unique en son genre. D’autres au contraire ont négligé totalement la signification profonde des signes employés, d’où une impression de répétition, d’ennui; un art cependant parfait manuellement reste pour un travail avant tout décoratif dont toute spiritualité est absente. Tel est, nous dirons-nous, le cas des arts musulmans d’Afrique et d’Espagne, que d’aucuns perçoivent comme un extraordinaire théorème géométrique, moins le mystère. Remontons un instant au répertoire de formes apparues dès l’époque préhistorique! Ces formes, nous les retrouvons plus ou moins apparentes dans les arts les plus classiques qui sont les signes primaires d’un art essentiel où les éléments et les forces vitales sont retenus par un pouvoir magique; de là sont sortis les signes écrits. Ces premiers éléments n’avaient encore aucune prétention plastique. Ils apparaissaient à côté de figures réalistes dans les grottes, soit gravés, soit peints. Un groupement d’aspect esthétique tend à apparaître sur des bois et des os gravés (bâtons de chefs, objets rituels et de culte, cimiers, statues) auxquels ces premières abstractions donnent, par la force qu’elles schématisent, un pouvoir décuplé. Pendant la période néolithique, la transmutation est totale. Les signes peints deviennent par la couleur et la forme de véritables objets esthétiques. Les idoles gravées en sont plus que des figures abstraites que seuls quelques attributs sexuels permettent de reconnaître.
Ainsi, l’art abstrait a franchi le pas dès l’âge de bronze. Il a parcouru l’Europe suivant un circuit allant de la Bretagne (où se trouvent les Dalles du Morbihan), à l’Égée, en passant par l’Espagne puis l’Égypte, l’Abyssine, l’Asie-Mineure et par-delà le continent asiatique, avant de revenir fermer la boucle dans les pays scandinaves. De cette époque en plein âge de fer date la création de motifs et d’éléments: spirales, rouelles, cercles, bandes, oves, tous d’origine symbolique, et qui, employés par la suite dans des buts strictement décoratifs enrichiront, plastiquent, non seulement les objets usuels ou de parure par la variété de leurs dispositifs, mais aussi par leur fluide protégeront le porteur ou le propriétaire de ces mêmes objets.
Dès le début de l’Antiquité, proviennent de l’Asie Mineure quelques uns des plus beaux exemples du décor abstrait est de la genèse des formes. À Luse, 3500 ans avant J.-C, des poteries peintes aux formes parfaites nous montrent l’aboutissement extraordinaire d’un art où un objet concret: animal, personnage, arbre, deviennent, par une schématisation progressive, une pure forme abstraite. De même en Egypte des poteries peintes ont présenté des caractéristiques analogues. Il est certain qu’il existait aussi des peintures et d’autres motifs importants, aujourd’hui disparus, où les mêmes qualités de stylisation devaient se faire jour.
Dans ces deux grands centres d’Art que fut l’Asie antérieure et l’Egypte, n’est-ce pas aux qualités abstraites de leur art primitifs qu’est due la primauté des constructions et des compositions rigoureuses qui ont, à travers les différentes périodes de leur art, prévalu à côté des représentations les plus réalistes, tempérées cependant par cette recherche de l’esprit du modèle représenté. Les écritures pictographiques et hiéroglyphiques ne sont-elles pas une des conséquences des recherches abstraites? Certains temples du Vème siècle avant J.-C. en Grèce, ne sont-ils pas eux-mêmes des chefs-d’oeuvres aboutis de ces tendances? Que dire de la Chine où apparaissait une poterie au décor non figuratif, constituée d’éléments aux formes généralement courbes et sinueuses, non sans analogies avec celles de l’Art Égéen (spires, vagues, entrelacs)? Ces éléments asiatiques parcourront toute une partie du continent et se retrouveront, par un phénomène analogue de transposition, dans les compositions Mayas de l’Amérique centrale jusqu’à pénétrer en Océanie. En Europe, par l’intermédiaire des nomades de la steppe de l’Asie Centrale, passera un reflet de cet art aux forces animales dans l’art ‘Barbare’, non figuratif, il rejoindra une partie des éléments à travers l’Europe, et sera le promoteur d’un des arts les plus originaux dont les documents proviennent de Hongrie, de Scandinavie et influenceront l’art irlandais chrétien. En devenant l’élément de base des arts mérovingiens, il influencera toute une partie de la décoration de l’époque romaine.
Parallèlement aux civilisations asiatiques, se développait sur le continent américain un art où l’abstraction, sans être totale, joue un grand rôle. Dans cet art où la religion est surtout inspiratrice, less formes se contractent et se déroulent à la fois en un rythme semblable à la vie des amazoniennes, mais dans l’esprit est tout naturellement abstrait. Pour eux, la représentation de la nature importe peu, puisque aussi bien leurs dieux sont souvent de pures créations spirituelles, ne ressemblant à aucun être vivant ou n’en conservant qu’un élément , seul lien entre l’homme et les forces cachées. Au Pérou et dans toute l’Amérique centrale, les formes plus transposées possèdent cependant une puissance irradiante. Quel artiste ne sera-t-il pas frappé par le décor de plus en plus stylisé mais conservant toujours son pouvoir suggestif des poteries et des tissus découverts dans les tombes péruviennes: abstractions atteignant parfois le monumental sur des surfaces peintes et sculptées. Les arts dits sauvages ou nègre de l’Afrique et de l’Océanie contribuent eux aussi au palmarès de l’abstraction artistique. Quoique le développement de l’art chez ces peuples n’est toujours pas engendré d’oeuvres où des formes naturelles soient absolument absentes, il est certain qu’une grande partie de leurs créations sont à la frontière entre la figuration et l’abstraction par la stylisation des formes.
En Afrique, les masques Dogons de la Côte d’Ivoire ne sont-ils pas, par le rythme des arêtes vives, des creux et des surfaces une oeuvre abstraite que nulle sculpture réaliste ne dépassera en mystères tragiques? À travers le temps et l’espace, les formes abstraites ont été créées, ont vécu, évolué , toutes consacrées par des artistes créateurs au service de forces intérieures que seules des schématisations ou des transpositions pouvaient satisfaire.
L’art dans la civilisation arabe-islamique, a été d’une extrême richesse. À travers bien des transformations et le développement de plusieurs styles successifs, il garde cependant un caractère immuable qui lui fait refuser la réalité. Si l’artiste refuse cette réalité, ce n’est pas qu’il en soit las, c’est qu’il craint comme l’on crainte, avant lui, des milliers de générations préhistoriques, et qu’en la recréant, il se donne l’illusion. De la dominer. Quelles lois compliquées dominent son oeuvre? Nous ne le saurons probablement jamais tout à fait. Mais qu’elle soit tout imprégnée de notions magiques, et que sa négation du monde sensible ne soit en fin de compte qu’un effort pour se faire plus fort que lui, il n’en faut pas douter. Qui sait d’ailleurs si, dans l’effort moderne vers l’abstraction n’entre pas pour une part un retour de ces antiques terreurs?
Abordons, spécialement, la question de la sculpture abstraite! Et tout d’abord, entendons-nous sur le sens du mot abstraction en matière d’arts plastiques. Est abstraite, dans ses limites, toute oeuvre qui ne témoigne d’aucune imitation, aussi ténue soit-elle, à l’égard d’un objet emprunté à la réalité du monde visible. Il se peut que, dans son oeuvre, l’artiste se soit inspiré de cette réalité, mais que cette inspiration soit imperceptible, même pour un oeil averti: l’oeuvre, dans ces conditions, est pratiquement abstraite pour le spectateur, même si elle ne l’est pas en principe pour le créateur. Elle est complètement abstraite que si l’artiste est parti de données purement formelles. La sculpture abstraite, est de création toute récente. Si l’ont a fait, quelque part dans le monde, depuis qu’elle existe, de la sculpture abstraite, les preuves ne nous en ont pas été conservées, ni directement ni indirectement. Nous connaissons des sculptures anciennes qui transposent, avec beaucoup d’audace et une grande puissance d’invention et de re-création, des formes naturelles et en particulier, des figures humaines. Nous n’en connaissons pas qui soient de pures création plastiques. Sauf dans le cas de précurseurs encore inconnus, il n’existe pas de sculptures abstraites avant le XXème siècle. Cette mise au point est importante, car on a pris parfois l’habitude de parler d’abstraction toutes les fois que, dans une oeuvre, la part de création de l’artiste est très évidente et qu’elle s’est établie au détriment de la fidélité au modèle. En d’autres termes, moins c’est ressemblant -pour des raisons plastiques- plus c’est nécessairement abstrait. Une photographie n’est pas la réalité, par des moyens conventionnels: lignes, ombres, modelé, perspective, donc une abstraction; comme le mot chaise n’est pas une chaise, mais sa désignation par une association conventionnelle de signes alphabétiques et phonétique, c’est dire une abstraction. Mais cette abstraction n’est pas celle qui nous occupe ici. Assurément, des temps anciens au XXème siècle, l’abstraction ne fut pas ignorée dans le domaine des arts plastiques. Mais on ne lui connaissait d’intérêt que dans les éléments de l’architecture et dans la décoration. On savait fort bien qu’une colonne peut être belle entant que colonne, et un entrelacs beau en tant qu’ornement. Mais on n’isola jamais la colonne de son rôle utilitaire ou ornemental (temps et portiques) ou symbolique (colonne bellique comme celle du Temple de Janus, devant laquelle on proclamait la déclaration de guerre ), ni l’entrelacs de sa fonction décorative, avec ses ornements formés de feuilles, de rinceaux, de fleurs… L’architecture, la musique et, dans une certaine mesure, la danse sont les seuls ans où l’abstraction fût admise et, d’ailleurs, imaginable. Nous entendons: l’abstraction en soi. Le mérite des sculpteurs abstraits est de nous avoir appris à donner à des formes sans signification réaliste la même importance, le même pouvoir d’émotion qu’à une statue figurative, à nous attacher autant à une crédence décorée de riches sculptures opulentes à un beau cul-de-lampe en forme de pendentif, voire à une guirlande aux motifs tressés, réunis dans des rapports justes, qu’à des têtes, des ventres ou des jambes. Jean Arp, Étienne Béothy, Dominique Chauvin, Benno Noll et Antoine Pevsner ont enseigné, chacun selon son génie propre, à reculer les limites du ‘décoratif’. Mais où finit le décoratif et commence la beauté en soi? La différence n’est souvent qu’une différence e d’usage. « L’oiseau sans l’espace » de Brancusi et les oiseaux des planches de Braque, célébrés par Saint-John Perse n’apportent pas d’illustration propre. Ils contribuent cependant au contrepoint. Un galet, qui n’est que décoratif pour l’un prend une valeur en soi pour un autre, pour un poète comme Francis Ponge. Une rangée de nautiles est décorative; un nautile isolé peut ne pas l’être. Une oeuvre zen soi est dotée, sans doute, de plus de contenu qu’une oeuvre décorative. Cela dépend souvent, est pour une très grande part, du créateur de cette oeuvre. Or souvent aussi, et pour une part non négligeable, du spectateur. La sculpture abstraite exige donc de la part de son public une collaboration ovation très active. Ce n’est pas son moindre charme.
Dans le domaine de la peinture, être abstrait ne consiste pas, un beau jour, par lassitude, par jeu, pour simple désir de changement, à peindre sans aucune référence au monde extérieur, et de se dire abstrait. Cela consiste à changer totalement de structure mentale et morale, sans envisager la possibilité d’un retour en arrière. Révolution toute intérieure et qui donne comme premier fruit, longuement mûri, une aquarelle par exemple, peinte par Kandinsky en 1910, oeuvre déjà achevée et nous pas seulement esquisse accidentelle. Et, à la suite, une série de peintures, gouaches, dessins où le peintre, après avoir découvert un n nouveau langage, en étend de plus en plus les possibilités expressives. Expérience entre les autres, dira-t-on, et de fait, Kandinsky, avec une modestie intellectuelle assez rare, a toujours présenté sa peinture comme le terme d’une scrupuleuse expérience personnelle. Mais par bonheur, cette expérience était une expérience type, de celles qui témoignent à la fois, pour parler comme André Malraux, « de l’indépendance de l’esprit créateur par rapport à l’histoire », et aussi d’un moment de l’histoire et de la culture.
En vérité, plus on y réfléchit, plus Kandinsky revêt de l’important ce pour avoir ainsi haussé au plan de l’universel ma chose las plus particulière qui soit, d’avoir réussi, peut-être sans le savoir, mais certainement sans l’avoir voulu, une expérience au sens le plus précis du terme. L’étonnant est de s’être toujours gardé des interventions intempestives de la raison et de l’intellect -que souvent n’évitèrent pas d’autres peintres, néo-platoniciens et constructivistes- de s’être tenu d’instinct à égale distance, picturalement, du rationalisme et de l’expressionnisme, bref de s’être constamment borné à la mise en clair et en forme d’une chose sentie. Rendons justice tout de même à l’avant-garde russe et à ses pionniers comme Olga Rozanova et Natalia Gontcharova. Nous ne pouvons parler des avancées dans le domaine de l’abstraction sans y faire référence. Mais concédons que l’héritage de Kandinsky n’est pas un vocabulaire de formes à imiter et reprendre de l’extérieur avec une dextérité plus ou moins personnelle, mais « cette capacité à vivre le spirituel dans le matériel », à « ressentir dans la nature comme dans l’art », l’esprit des choses, et par la voie de l’expérience intérieure, laisser tomber les apparences extérieures pour aller droit à l’essentiel, c’est-à-dire à l’abstrait. À chacun sa vérité en somme, et il est remarquable que la première manifestation de l’art abstrait dan l’Europe moderne ne soit ainsi gardée, dès sa naissance, de la tentation un peu primaire de l’universel; et au lieu de fabriquer tout de suite, gratuitement, un langage plastique qui n’eut été qu’une sorte de langage sans contenu spirituel, de s’en tenir rigoureusement à sa plus intime particularité. Alors, mais alors seulement, le particulier se hausse au plan de l’universel, et l’expérience la plus singulière d’un artiste (imaginons un seul instant toute l’étrangeté d’un tableau abstrait pour le néophyte de 1910), cette expérience d’autant plus profonde que personnelle, ce langage étrange, ce comportement hérétique, devient un fait général de culture. Et si le point de départ est romantique, le point d’arrivée est classique. C’est la voie royale de tous les grands esprits. Dans l’évolution de cet art au XXème siècle, les recherches purement formelles (du suprématie, néoplasticisme, du constructivisme, etc) ont été des rappels à l’ordre sans doute indispensables en leur temps, mais bien étroits. On ne peut limiter ainsi pour toujours la forme et la couleur. L’artiste surréaliste est celui qui s’est le plus approché de l’expression abstraite. Cependant, il représente encore des choses. Pour Tanguy, beaucoup plus de René Magritte par exemple, le modèle est encore en objet intérieur aisément repérable, situé en trois dimensions: pour un abstrait, le sujet est caché, à l’intérieur du tableau, sous-jacent, il est l’essence du spirituel, et en fait de dimension, ce n’est pas la profondeur ou le relief, mais une dimension mystérieuse qui dégage un sentiment du cosmique, du rythme du monde, plus facile à sentir, qu’à définir.
Toute création du génie humain qui ne va pas à l’essentiel est condamnée à l’ornemental, au décoratif, au gratuit. Il fut un temps où il existait un rapport sociologique et esthétique étroit entre les divers arts. C’est Picasso exécutant ‘Manager de New York’ pour Le Ballet Parade mis en musique par Eric Satie. C’est Max Ernst prenant part à la rédaction de Pour Répétition d’Eluard. C’est Dali écrivant et réalisant Un chien Andalou avec Buñuel. Ce rapport, existe-t-il encore aujourd’hui? Imaginons une pièce de théâtre de Taïed Seddiki et des décors de Mohamed Melihi, une peinture de Fouad Bellamine et un poème de M. Khaïr-Eddine. Les deux se sont propulsé à grande vitesse dans les zones jamais explorées. Le rapport des artistes de cette envergure est profond, existant la plupart du temps à leur insu, entre des créateurs qui, tous, dans la pratique de leur métier vont d’emblée à l’essentiel, à ‘l’esprit des choses’. Traduire cet esprit, est traduire ce qui est abstrait. L’oeuvre abstraite est donc à la fois l’expression de ce qui est contenu dans les choses, et l’expression aussi du monde intérieur que porte en soi l’artiste. Il ne faut pas confondre abstraction et déformation. Cette confusion est fréquente. Mohamed Kacimi, par exemple, n’est pas abstrait. Mohamed Drissi non plus. Dans leurs oeuvres en reconnaît toujours la figure humaine, si déformée, si maltraitée qu’elle soit. Mekki Mghara, Bouchaïb Habbouli ne sont pas abstraits non plus. S’ils ont donné la plupart du temps plus d’importance au pur langage des lignes et des couleurs qu’aux modèles naturalistes, figures humaines et corps disloqués, ils n’en sont tout de même pas arrivés à faire le saut décisif qui consiste à supprimer le modèle extérieur, à peindre sans aucune référence naturaliste. Et c’est la gageur réussie de Abdelkébir Rabî dont l’expérience relève comme il l’explique lui-même, de la ‘vérité de la certitude’ qui consiste ‘à avoir une connaissance parfaite des choses sans passer par la compréhension rationnelle. C’est peut-être, dira-t-il, la raison pour laquelle les moyens abstraits l’attirent particulièrement. Ces moyens, tels qu’il les comprend, ne décrivent pas et n’expliquent pas, ils expriment. ‘C’est la trace, c’est le symbole de ce qui relève de la sensation plus que de la réflexion’.
Point n’est besoin de parler de rupture entre l’artiste et le public. Notre époque se trouve naturellement placée sous le double signe de la visualisé et de la synthèse. Elle recherche les moyens d’expression adéquats et il se trouve que l’abstraction réponde à ses besoins les plus immédiats par sa conception même, par sa fonction de dégager l’essentiel, de ne plus parler que par rythmes et par couleurs. Paul Valéry disait il y a quelques décennies: « Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis échappés à cette transformation du monde, à cette modernité qui entend se défaire de l’illusionnisme du réel »
Il est curieux de constater qu’au même moment, de nombreux artistes marocains se sont appliqués à créer un nouveau langage à caractère abstrait, à l’instar de Tibari Kantour et Khalil Laghrib. À regarder ces expériences sans parti-pris ne conclura-t-on pas qu’il s’agit là plutôt d’un impératif de l’histoire. Cherkaoui ne s’était pas contenté d’imiter Roger Bissière, il a imposé son style et sa griffe personnelle à l’intérieur d’un faisceau de tendances de la peinture moderne. Bissière lui confia un jour: « Vous avez réalisé ce que j’ai toujours cherché à faire ». Et si Gharbaoui a revendiqué sa liberté d’expression pour un renouveau esthétique, il l’a fait comme l’homme de science en tentant de pénétrer le secret de l’univers, de réduire aux dernières limites de l’analyse les notions de temps ou d’énergie tout en cherchant à dépouiller les apparences et, par-delà la matière, isolant les moyens propres à le satisfaire. Et, pour employer un mot de Henry Miller parlant de Varda, Gharbaoui « commençait où s’arrêtaient les manuels, et il ne s’arrêtait jamais. Il s’interrompait seulement pour faire des digressions.» Est-ce à dire qu’on puisse prédire l’exclusion de toute autre possibilité d’expression? L’art demeure avant tout un langage personnel que chacun énonce avec plus ou moins d’objectivité ou de subjectivité. Si aujourd’hui l’art abstrait exerce une telle prédominance encore sur les nouvelles générations, c’est bien parce qu’il possède une spiritualité suffisante pour nourrir la plus grande diversité possible de recherches. L’erreur à ne pas commettre ce serait de dresser des cloisons étanches, de formuler des principes exclusifs. Au risque de blasphémer, nous avouerons que ce n’est pas le degré de plus ou moins grande abstraction pure qui compte dans un tableau et ses vertus de non figuratif absolu. Ce ne sont là que des moyens, et seule demeure la qualité même du langage. Les propos ne peuvent être abusifs quand Amina Benbouchta déclare: « Je cherche plus ‘comment peindre’ que ‘quoi peindre’. Préoccupé par le langage de la peinture, Fouad Bellamine tente une expérience tout particulière: celle de l’approfondissement d’un espace à la fois physique et mental; un espace couvert comme une arche. Comment l’artiste en général pourrait rester insensible à ce qui se passe autour de lui? Sous le prétexte de réalisme doit-il se contenter de copier les choses et les êtres? Sous celui de modernisme doit-il interpréter, transposer les aspects de la technologie actuelle? Où dès à présent, franchir le stade imitatif où l’homme est miroir pour aborder la terre promise où l’homme devient créateur, ignorant toute technique, faisant confiance à ses ressources? Comment imiter, à déformer pour dire plus exactement ce qui est, car il n’y a plus assez d’humilité chez l’artiste pour copier exactement les apparences, c’est refuser au passé son héritage de chefs-d’oeuvre et prétendre comme fin de l’art le simple remaniement des oeuvres des musées: c’est témoigner qu’on n’a aucune sensibilité, aucune intelligence passive.. Vouloir créer des organismes plastiques c’est se tenir droit dans son époque et en saisir la véritable signification, c’est faire preuve de sensibilité et d’intelligence active. C’est se placer au même lieu qu’elle, lui demandant la loi causale des effets qui nous entourent. En possession de cette loi, c’est faire que le tableau actuel soit au tableau d’hier ce que le bolide est à la calèche. Et l’artiste sera alors véritablement provoqué par son temps qui tend à conduire l’homme au silence et au repos pour la grande mise en activité de son esprit. Les arts plastiques au lieu d’être les aspects convulsionnés d’une sensibilité agitée et séparation auront le calme des conquêtes de l’intelligence et leur portée universelle. Ce fut l’erreur du cubisme de n’avoir pas compris cela. On ne franchit as d’un seul coup des étapes inéluctables. Ce fut l’erreur du futurisme qui s’efforça de surprendre la nouvelle agitation de l’étirement des muscles de métal comme les peintres antérieurs s’étaient épuisés au réalisme des formes créées par la nature, à leur mouvement, à leurs déformations. Il est bien entendu difficile de juger pleinement de la position de l’art abstrait au Maroc par exemple. C’est un art qui vit à l’écart des modes. À l’heure où les jeunes lauréats des Beaux-Arts s’échinent à copier la réalité, à faire dans la carte postale, une poignée d’irréductibles s’obstine encore à cultiver la modernité en suivant la voie royale empruntée par quelques pionniers tels Cherkaoui, Gharbaoui, Belkahia, Melihi, L’Bied Miloud, Chebâa, Chaffaj, Bellamine qui ont développé une énergie totale, quelquefois irrationnelle dans le seul but et de bousculer le monde tel qu’on le voudrait. Ils ont emprunté une autre voie, préféré une autre logique; celle que la matière porte en elle. Ils ont choisi la débâcle de l’image, allant vers le désordre de l’impulsion, la vérité de l’instinct. Ces peintres, le temp les respectera. L’ordre hiérarchique qu’il adoptera, nous ne le connaissons pas. Mais ne nous hâtons pas d’élever des statues. Disons que l’esprit novateur a été parfaitement vivant. Ceux qui l’enterrent périodiquement ont déjà si souvent d’ailleurs prononcé d’insignifiantes oraisons funèbres à son sujet. Les arts plastiques quels qu’ils soient ne sont jamais un simple passe-temps pour ceux qui les pratiquent. Il semble bien que les peintres les plus proches de nous ne soient écartés de leur mission. Il est très difficile de se détacher des habitudes de pensées héritées du passé. Ainsi, devant l’oeuvre abstraite, le spectateur est souvent désarçonné. « Comment faire pour comprendre? Se demandant s’il n’y a pas une fumisterie dans le tableau qui lui est présenté. C’est Picasso qui rétorque à un invité qui s’étonnait, lors du vernissage, de l’exécution apparemment puérile d’une toile: « Il m’a fallu quarante ans pour arriver à dessiner comme un enfant ». C’est le résultat qui compte, dit Henri Miller: « un tableau de Chagall peut vous obliger à marcher sur la tête, mais il ne tue pas votre appétit et n’atteint pas votre équilibre. » Il est vrai que nous ne savons plus grand-chose à mesure que nous savons de plue en plus. S’abstraire de tout ce que nous avons appris, retourner à l’originel, dégager ce qui est écrit au secret de nous, et qu’importe tout le savoir à mettre pour le déchiffrer. « Il n’est en art qu’une chose qui vaille: celle qu’on ne peut expliquer », disait Georges Braque. Le tout alors est de se demander si l’art moderne colle à la réalité présente, correspond aux évolutions apportées aux modes de vie d’une société donnée et de son époque.
Parler d’une peinture moderne au Maroc, ce n’est pas l’opposer à une peinture classique où le figuratif a sa place. Suivant la pente de sa sensibilité, Cherkaoui, révérant l’art populaire poli par l’usage et marqué par la fuite du temps, a mis ses soins à fondre cet art arabo-islamique dans un art moderne qui porte les fraîches empruntes de Paul Klee et de Bissière, régénéré et livré en un alchimie salvatrice. La modernité dans ce vas précis ne peut être qu’une nouvelle façon d’être. Une oeuvre est moderne si, de par l’originalité qu’elle présente, peut nous faire ressentir autrement la réalité. Les oeuvres de Mohamed Kacimi peuvent par exemple endosser ce qualificatif, car la conception du peintre constitue une nouvelle approche. Comme Kandinsky qui travailla avec Arnold Schönberg a établit une correspondance entre sons et couleurs, Kacimi a travaillé avec les teinturiers de Marrakech pour exprimer des sensations nouvelles. Le retour sur les techniques artisanales ne constitue pas un recul; loin s’en faut, il peut contribuer à favoriser une texture particulière pour une nouvelle approche du monde. Kacimi est lié à la mémoire collective. Il s’aventura dans les zones qui ne se calculent qu’à partir de l’abolition du temps. Les oeuvres de Belkahia montrent à quel point on peut, du côté de la matière, se servir de tout un background culturel en restant résolument moderne. Les ciels de Maurice de Vlaminck, les cous étirés de Modigliani, les hommes sans proportion de David Burliuk, les masses corporelles de Fernando Botero, le tragique dans l’oeuvre de Francis Bacon, bien qu’ils entrent dans un cadre figuratif, dégagent, par le traitement et la sensibilité, une modernité sans partage. Si Chebâa nous oeuvre dans ses toiles les portes d’une partie inconnue de la réalité, on peut, sans risque de se tromper dire que la modernité de certaines oeuvres de Mohamed Bennani par exemple ne tient qu’à la manière dont elle nous font découvrir l’univers et nous faire éprouver cette sensation étrange de vérité éternelle. La modernité est une attitude. Être moderne est une prise de position vis-à-vis du contexte où l’artiste vit; contexte historique, géographique, politique, culturel. Cette attitude est différente de l’attitude traditionnelle ou académique que peut re »présenter un courant, une école, etc.. elle s’appuie sur l’évolution contemporaine de la société en particulier et du monde en général.
Du reste, la modernité ne peut avoir de signification, de portée et de valeur que par rapport à une histoire et une tradition. Nous situons évidemment l’histoire (récente) de la peinture marocaine dans un contexte général et global, celui de l’histoire de la peinture tout court. Développons alors dans cette modernité un mode de pensée universel dans son giron les nouvelles idées; un mode de pensée capable de propager un idéal rénovateur, mais qui ne doit pas se faire au détriment d’autres valeurs. Comme l’affirmait Ward en 1942, « rééduquer nos sens dans cette nouvelle direction nous donne des possibilités de créer au lieu d’imiter! », mais vouloir créer, c’est aussi être en adéquation avec sa conception du monde. Arrêtons alors de construire sur une civilisation surannée. Ne soyons pas dupes des traditions qui le plus souvent nous aveuglent et nous empêchent de voit autour de nous évoluer des vibrations qui ne demandent qu’à être au diapason de l’esprit universel.

Commentaires

Connexion