« Laissons le passé être le passé » Homère/L’Illiade.
Que veut dire : le passé ? j’ai été jeune. Une page est tournée. Soit ! Il y avait devant moi un monde fascinant, inconnu, imprévisible. Des voyages en perspective ? Oui. Des événements ? Des promesses ? Non, pas dans mes souvenirs. Plutôt une adolescence qu’il fallait plier à rebours et s’en débarrasser comme d’une exuvie. Des rencontres ? De l’amour ? Oui, mais dans leur majorité, les femmes que j'ai fréquentées et aimées décrétaient que j’étais fait pour vivre seul, libre de tout engagement. Avaient-elles raison ? Oui. Au fait, j’étais fait pour ce qui n’existait pas. Des choses que j’ai faites ? Assurément. Des regrets ? Non. Aussi, avec le recul, je n’ai pas fait grand-chose … Des choses que j’ai vues ? Oui, quand elle se sont évaporées, ou quand elles se sont transformées. Il ne me semble pas que ce passé m’appartienne aujourd’hui.
Dire que la vie a un sens, c’est dire qu’elle renferme un ordre. Ce qui n’est pas rien. Mais pourquoi la mort n’y ferait-elle pas partie ? On prend l’escalier pour le sommet de la pyramide puis on prend un autre pour les profondeurs de la terre.
J’ai vécu assez longtemps dans une vie qui n’avait de sens que pour le factieux que j’étais. Elle s’en est allée si bien remplie, saturée, toute jaunie, lourde de choses insensées. Et cela n’a plus d’importance à mes yeux. Illusions, chimères défilaient comme sur un palimpseste ! j’ai beaucoup réfléchi à ces choses, bien qu’à mon âge, réfléchir…enfin, soit ! J’ai été jeune, c’est fini. Je ne crois plus à rien de ce qui a donné son sens à cette jeunesse ni l’insouciance ni le romanesque qui sont morts et enterrés à jamais. Ce qui s’est tari est ma relation avec ce qui n’était pas la vie. Je voudrais entendre dire, le plus simplement du monde que cette étape était plus absurde que celle qui est en passe de s’achever, et qui veut me faire croire qu’elle ne croit pas à la finitude. Pourtant, elle est là, ne tient compte d’aucun bilan, positif ou négatif soient-ils. Elle n’en a cure. Elle ne trie ni les noms ni les rangs. Gueule ouverte, elle ne fait aucune différence entre le jeune de la cité et le vieux de la montagne, entre l’homme et la femme, nobles ou ignobles. Elle ne s’attarde ni sur le frais ni sur le sec. Elle fauche, voilà tout. Sa force est notre faiblesse. Elle fait guerre dans la brume froide. Elle montre qu’elle ne peut être sensible à ce qui s’est effacé, à ce qui s’efface inéluctablement. Elle ne compense ni le supplice de l’innocent ni l’acte tragique du héros. Tranquille, elle prend. Aucune lumière ne la hante lors de ses visites diurnes ou nocturnes. Chaque vie qu’elle emporte lui rapporte dans son éclair un titre à son ballet. Elle ouvre de façon abrupte son sépulcre et nous dormons -bons et méchants- du long sommeil des vaincus. Or, il suffit que le parfum de la vie s’égare dans une narine pour qu’au cœur du dormeur s’éveille le désir d’être éternel. Mais le lépidoptère ne redevient jamais chenille.