Les derniers hommes ont tué les dieux pensant vivre en paix, éteint les flammes, pensant ne plus avoir froid. Ils parlent peu, ne croient plus en rien de grand, évitent l’effort, ne luttent pas. Ils ne veulent plus tomber, craignant la blessure comme la lèvre communiquant la lèpre qui entraîne la damnation. Ces hommes ne sont pas cruels ou barbares ; au contraire, ils sont dans la tiédeur, dans la prudence, dans la médiocrité.
Ils n’ont pas encore fini par vaincre la nécessité, et le fatum inexorable. Ils rêvent, et leur sommeil est de fer. Ils marchent résignés, silencieux, sans éclats dans la nuit, les yeux baissés, sans mystère, sans hymnes, ni combat, ne pensent qu’à retrouver la charité, le confort et le repas. L’extase est délectable dans les plaisirs immédiats. Mais le monde n’en reste pas moins implacable et fort insensible.
Silencieux, sans éclats, ils baissent la tête, fatigués d’espérer, de croire, de vouloir, de désirer. Ils ne croient plus en rien, ne poursuivent plus aucun idéal. Soumis, ils ne sondent plus les énigmes qui donnent l’illusion d’agir dans un univers sauvage d’ardeur. Les voilà qui rient d’un rien, s’aiment sans fièvre, détestent par caprice, aspirent à des choses sans cris dans les veines.
Ils ont quitté les cimes hautes pour les abîmes profonds. Ils habitent désormais les creux terribles des caveaux, dorment debout, dépouillés de lumière, survivent sans grandeur, satisfaits de leur propre insignifiance, filant dans une vie sans saveur ni tragédie.
Autrefois, ils prenaient aise à la table des élus, l’haleine algide, brûlants de se perdre dans les enchantements.
À quoi bon l’abîme, à quoi bon les clameurs ? Ils veulent des matins bruissant d’appels qui les distraient des affres obscures de leurs cœurs qui vacillent dans le vide abyssal et dans la décadence. Ils sentent que la terre ne peut sauver leur mémoire de l’expiation du sacrifice nécessaire auquel le fleuve de la vie aura livré toutes ses batailles.
Proies incontestées, ces derniers hommes se font une carapace de leur démon pour ne plus sentir l’offense, car il fut un temps, ce bon vieux temps du tonnerre où l’homme dressé aimait les chemins lumineux, criait vers les étoiles, tombait, saignait, mais forgeait sa vie comme on tend une corde torsadée. Aujourd’hui, comme le vent paresse, le dernier homme se croit à l’abri, se plait dans le conforme mortifère et dit non à l’aventure. Et s’il mendie, le surhomme conquiert, disperse au vent une poignée de poussière en disant oui à la vie. Il veille quelque part dans l’orage où renaît la tempête, l’éclat, l’hymne véritable. Il crée ses propres valeurs en accord avec sa volonté, cette force intérieure qui le pousse à s’affirmer, à croître, à inventer son univers selon ses propres règles, ses propres mythes, à surmonter les obstacles pour se réaliser pleinement tout en acceptant la souffrance, le chaos, le hasard. Cet homme-là ne cherche pas à fuir dans un arrière-monde, assume ses actes. Dans sa mouvance, il a appris à aller à contre-courant des valeurs collectives, à inventer du sens par lui-même, à montrer qu’il n’est point désespéré. Il est à la fois Prométhée et Faust. Il est un créateur de sens, un poète, un artiste, un écrivain libre, un philosophe rebelle, un sage révolté, un homme éveillé, un mystique, un Moutanabbî, celui-là même dont « la cécité est éclairée par sa propre lumière » refusant aux ténèbres du monde d'éteindre sa vision. Cet homme-là, est un chevalier qui dispose du ciel et des astres. Il s’élève jusqu’à un état de pureté absolue. Il ne fait pas bon marché de sa vie, et ce qu’il touche naît aussitôt à l’existence véritable. Pour lui, toute stagnation est sacrilège.