APPROCHE DE KEBIR M. AMMI
Il est rare qu’un écrivain se voit doté de plusieurs moyens d’expression. On est poète, romancier, dramaturge; seul un plasticien peut disposer d’une palette plus large, mais c’est au détriment de sa capacité créatrice. Le cas de Kebir Mustapha Ammi, à la fois romancier, essayiste, dramaturge, poète est exceptionnel. A vrai dire, la vocation romancière se manifesta la première. L’Homme qui enjamba la mer (1) est son premier roman où l’étincelle séminale a été essentielle et autour de laquelle s’arrangera toute son entreprise. S’y pressait non seulement la forme mais certains thèmes futurs d’une oeuvre qui s’est développée sans emprunter aux autres genres. Nous pensons que c’est à partir de là que Kebir a pu faire apprécier son talent d’écrivain, son humanisme et son courage d’opinion, avec ce qu’il faut d’ironie et de tendresse. C’est là qu’il commença à mesurer ce don exceptionnel de se quitter soi-même pour vivre d’autres vies, d’autres conditions. Ce qui est remarquable, encore que fort explicable, nous sentons dans les ouvrages publiés combien il est indispensable pour lui d’avoir constamment recours à l’homme et combien il est dans la nature de l’écrivain de redire sans relâche que cet homme est incontournable puisque sa place est dans la création. Aussi, les visages, les sentiments, l’amour, le malheur, les gestes, la joie, la souffrance, la trahison, sont-ils pour lui le matériau essentiel. Au fil des œuvres, nous pouvons affirmer, d’ores et déjà que chaque fois qu’il s’installe dans un personnage, il ne songe pas le nourrir de merveilleux, à faire de lui un héros ; il ne demande au contraire, qu’à être fidèle à ce personnage, à se laisser nourrir par lui sans l’obliger à devenir quelqu’un d’autre. Le romancier peut-il être un homme honnête ? Oui, s’il a une âme. Et Kebir en a une, capable de triompher du doute. Qui peut raisonnablement penser que le romancier soit capable de décrire tous les personnages qu’il n’ait jamais vu. Qui peut imaginer l’effet surprenant d’un récit, dans lequel l’auteur gratifie son personnage d’un corps, d’une conscience; lui forge un caractère et lui accorde un langage approprié. La réalité de tout cela, c’est l’écriture qui la façonne. Mais l’essentiel est ailleurs, au-delà des situations, des intrigues, des anecdotes. Kebir gratte la peau du monde pour mettre à ciel ouvert ce qui vit de silence. Il cherche, s’interroge, répond, modifie toute certitude, se reprend pour reconstruire la sienne propre. Il sait que le roman s’invente sa propre vie, et il n’y a pas d'œuvre qui ne soit une invention. Et c’est le regard du romancier qui reste avéré. Comment borner l’oeuvre pour vivre à l’intérieur l’invraisemblable, l’improbable et l’extraordinaire? Rien de plus facile si l’on convient de l’aborder comme un être candide se dépêtrant de tout jugement.
Conscient de son métier d’écrivain, Kebir a certainement beaucoup de choses à nous dire. Nous savons d’ores et déjà que ses écrits seront le fruit d’un long travail et d’une méditation profonde. Son dernier ouvrage, Ben Aïcha pour ne pas le nommer, lui a dû coûter beaucoup de temps et lui apporter aussi beaucoup de joies malignes. Net et cristallin, notre ami est à prendre tout entier, avec son regard précis, ses mots drôles, son besoin de réserve, son appétit de jouissance. Hors de la coterie des « insectuels » (dixit D.Chraïbi), il trace son chemin porté par un enthousiasme qu’on pourrait lui envier. Cet homme-là possède une vertu rare : l’exigence, envers son métier, envers ses lecteurs. Cette exigence indispensable, l’écrivain ne peut l’obtenir que par l’écriture, s’il a évidemment du talent et de la patience. Que de belles rencontres n’a-t-il pas suscitées, ici et ailleurs! Des rencontres où naissent des amitiés précieuses, celles qui révèlent l’intelligence habile qui distingue, dénoue tous les fils enchevêtrés d’une situation ou d’un caractère; celle qui écarte le voile d’illusions par l’option d’une liberté pure qui n’a pas à être justifiée, celle encore d’une vérité qui nous touche, qui résonne en nous comme seule peut faire la vie. Aussi, il est certains détails que je ne peux ni ne veux éluder: le riche et large spectre qui fait de Kebir un écrivain complet. Jamais, dans le peu de place qui m’ait impartie, je n’aurais pu parler en termes convenables de tous ses versants !
- Le romancier. Pour Kebir, le roman est le moyen d’expression par excellence. Du Partage du monde à Ben Aïcha, il y met à l’épreuve des thèmes qui seront ses thèmes. Le grave et le tendre, le dramatique et le follement heureux y habitent. Le tout tire sa juste force d’un réel imaginé, finement ouvragé; un réel qui n’est ni décrit, ni peint, mais le lecteur le découvre au détours d’une pensée, d’une situation, d’un acte, d’un mouvement organique; d’où la formation d’un style émaillé de petites phrases courtes, style à la fois visuel et émotif. Tout est agencé pour que le lecteur suive naturellement. L’aventure devient alors la sienne. Dès les premières pages, il sent que l’auteur est attiré par les choses, par leur atmosphère, par leur origine, par leur causalité, voire par leur existence. Aucune rudesse dans la forme même si ce dernier doit répondre à l’âpreté de certains personnages. Le raffinement et la noblesse priment d’abord. Voilà pourquoi ces ouvrages sont bien ficelés, bien accomplis, et leur structure même comprend toute sa démarche qui n’exclut en aucune façon les genèses romanesques elles-mêmes qu’il conçoit comme une quête en spirale ou en paliers successifs dans le temps et l’espace. On en trouverait un exemple dans la façon qu’il a d’organiser ses récits, de camper ses personnages. Tel est donc l’aspect qui nous paraît devoir précéder toute analyse des romans de Kebir. Dans Le Ciel sans détours (2), il y a un long mouvement de dégradation, de déchéance qui nous force à voir du côté des profondeurs, dans l’alternance de ruptures et de continuités, dans l’oscillation qui s’y manifeste entre les fantômes coléreux des mauvais jours et la lutte pour s’y extirper. Ce roman est une envolée prolongée par la magie d’un récit qui brasse plus de quatre-vingt ans d’histoire du Maroc, transposé dans un ton saisissant de vérité où l’humanité est peinte telle qu’elle est. S’il arrive que l’auteur fasse émousser les détails sous la pression des malheurs historiques, d’exploiter des faits précis et les fêlures secrètes, il ne perd aucune occasion pour faire mouche à tout propos, étriller les illusions séniles, la chimère des instants et les tentations d’abîmes. Le Ciel sans détours est un récit où le mal puise sa vitalité dans les tragédies aux dénouements identiques. Il vient bien d’une vieille femme que le Maroc d’aujourd’hui ne peut qu’habiliter. Elle s’appelle Fdéla (3), et elle est la quintessence de tous les extrêmes. Narratrice, elle décrit son monde minutieusement, mais mine en même temps de l’intérieur ce qu’elle décrit. Son effort continuel consiste à vivre de plus en plus profondément le sens de son destin. Toute révolte pour elle s’avère laborieuse, voire impossible, par défaut d’une prise de conscience. Mais sa dignité de femme et sa volonté farouche de lucidité lui permettent d’être une femme qui ne recule devant rien. Son passé tissé de violences reste une histoire qui ne cesse de se reconstruire. Mais devant tant d’événements chargés de mémoire, on risque de méconnaître l’ambition fondamentale. Quoi qu’il en soi, Fdéla nous fait pénétrer dans un temps granulaire où la reconquête de la vie prime sur tout. C’est à la hauteur de cette vieille femme qu’il faut se placer pour évaluer la portée d’une résurrection tirée d’une mémoire vive où la confession ne se dissimule point; elle se fait les yeux ouverts tout le long d’un parcours à l’infini. Fdéla lutte et son combat n’est pas vain. Elle veut échapper à la temporalité désespérante en secouant l’indignité de ses chaînes, la malignité de son sort et les rudes châtiments. Au pic de son parcours, elle se déleste de ses malheurs qui sont au comble, trouve l’ultime force pour gravir sa montagne afin de livrer son ultime confession au ciel, et trouver enfin l’absolu qui l’attend. Quel excellent confesseur aurait fait Kebir, aussi adroit à ausculter les consciences! S’il ne condamne jamais, il élucide simplement. Ce qui l’aide sans doute, c’est qu’il contemple les êtres toujours d’un oeil neuf. Comment ne pas célébrer la nature des relations qui unissent l’auteur à la narratrice et à ses personnages? Comment ne pas saluer l’art et la maîtrise de l’auteur et ses créations?
-L’Essayiste. Ses sujets les plus en honneur témoignent de lucidité et d’un effort constant de connaissance. Il n’est pas inutile de dire qu’ils font de lui un expert du roman historique: El Hallaj, Saint Augustin, l’Émir Abdelkader. Il est clair que Kebir aspire à faire de ce genre un attribut à découvrir l’inédit. Ses publications mettent en lumière ce qui paraît abstrait et ne saurait être compris. Assurément, ces ouvrages biographiques deviennent une base pour quiconque aura probablement consacré de l’attention à l’un ou à l’autre de ces personnages historiques. Et la glaise avec laquelle il façonne ces essais est gorgée de choses bienheureuses. Il révèle pour ses lecteurs, l’obscurité première qu’il cerne tout en fournissant de véritables clés qui font découvrir l’absent et font dévoiler la vérité que nous cherchons. Il pousse si bien le processus qu’il réhabilite El Hallaj, par exemple.
- Le Dramaturge.
Dans son théâtre, Kebir fait servir d’inépuisables ressources inventives. Il sonde les gouffres de l’âme en entrecroisant avec adresse les fils de l’intrigue et prend un désir raffiné à provoquer entre ses personnages des situations invraisemblables pour troubler le confort et la bonne conscience du spectateur. Il a dans son répertoire des oeuvres attachantes comme Alger la blanche. D’autres, encore inédites comme Fragments de silence, représentée à l’Institut Français de Casablanca en 2015, versée au crédit d’une mise en scène propre à emporter la conviction.
-Le Poète.
Kebir a tort de ne pas laisser piaffer son talent. Il dit magnifiquement ce qu’il a à dire. Il ne perd pas une seule miette des harmonies de la langue et des accords qui sont chez lui d’une grâce inouïe. Pour lui, la poésie est loin d’être l’exercice d’un luxueux loisir, elle fait l’objet d’une expérience décisive où l’être se trouve totalement engagé. « Le vieil homme » de Ode pour la Palestine, récemment publié (4) est du petit nombre de ceux qui portent un témoignage fulgurant. Ce ne sont pas des vers qui nichent au creux d’une coquille vide et dans l’humidité que l’ombre leur assigne. Ce sont des vers qui annoncent une réelle tragédie. On se sent loin des gesticulations mondaines, des conciliabules et des atermoiements intellectuels qui prêtent à rire.
- Le Critique littéraire.
Kebir sait deviner dans l’apprenti le futur virtuose. Il peut détecter la fausse monnaie et la démystifier. Jamais de compromis car il a en haine la critique qui excelle dans le renvoi d’ascenseur, celle de la bêtise aveuglante des professionnels du dénigrement; celle encore qui encense et ne va jamais plus loin que son nez absolument obturé. Il dit les choses comme elles sont; il ne fait crédit qu’aux auteurs qui sont en accord avec leur propre nature. Il n’a jamais déformé le texte de quiconque a l’âme fière. Il analyse sans aucun malentendu ne puisse s’instaurer, car il lit les ouvrages et ne se contente pas de broder sur le prière d’insérer. Il reste honnête jusqu’au bout.
- Le Critique d’art.
On peut dire que Kebir a toute la sensibilité, celle où l’homme tout entier s’y reflète. Ses études remarquables sur Fouad Bellamine et Mohamed Aboulwaqar sont parmi les plus accomplies. On serait tenté de dire qu’il s’y est trouvé engagé tout entier, s’avançant pas à pas vers une lumière qui porte témoignage de l’indicible. Pour Kebir, l’art n’exclut aucune aspiration de l’âme humaine. Il est même capable de nous réaccorder avec le monde. À ce titre, nous ne pouvons ne pas penser à la deuxième loi de Rainer Maria Rilke à propos de l’art et l’oeuvre d’art en particulier, en réponse à Franz Xaver Kappas : « les oeuvres d’art sont d’une infinie solitude. Rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul, l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles » (5). Par-delà les formules d’école, Kebir évite l’écueil de la critique qui ne change rien à l’univers. S’il s’adresse aux hommes, il a en tête les hommes imaginatifs, non les esprits superficiels qui nous servent des banalités volontaires et de vains propos. En passionné, sa parole qui évite le bavardage, nous installe très vite dans la connivence, non seulement dans l’oeuvre mais dans l’esprit de celle-ci. Une telle approche de la peinture contemporaine nous paraît essentielle à la compréhension de la peinture marocaine.
- Le Chroniqueur.
Attentif au monde, il suit le mouvement avec vigueur et prête sa voix qui s’accorde à ce qui la détermine. Il croque avec finesse ce qu’il voit, rencontre, désamorce la démesure. Son regard sait décoder, écarter ce qui relève de la mythologie, du prestige, prend de la distance même dans l’effort de détailler. Il faudra un jour, réunir ses chroniques en un livre.
- Le Bourlingueur.
Il reste pour en faire le tour, dire un mot du grand voyageur qu’il est. Pour notre ami Kebir, aucune frontière à travers le monde n’indispose ses pérégrinations. Aussi immenses qu’ils soient ces territoires, ils ne sont pour lui jamais infranchissables. Il arpente gaiement, va à la rencontre des cultures, des hommes avec le souci de partager. Il vit partout en amitié, et ses tribulations sont de paix. Mais ce qu’il faut affirmer par-dessus tout, c’est que, contrairement aux autres, ce voyageur infatigable met toute sa sensibilité à exalter en lui un humanisme à toute épreuve. Ainsi, impose-t-il à la mémoire de biffer les stéréotypes et les clichés jaunis.
Telle est donc l’étendue de ce clavier aux sources parfois imprévisibles. Kebir est tout simplement cet homme-là, singulier et pluriel. Insensible aux intrigues, aux magouilles de toutes sortes, il continue à défendre la place de l’écrivain et l’importance capitale de la littérature marocaine. Et jusqu’au bout, il demeure lucide et modeste, indifférent aux clameurs qui servent de sombres destins.
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(1) Mengouchi et Ramdane, Paris, Éditions Henry Veyrier, « Coll. Les Singuliers », 1978.
(2) Éditions Gallimard, « NRF », 2007, 310 p.
(3) Dans tous ses romans, Kebir réserve à l’onomastique une place très importante. Le prénom Fdéla, dérive de Fadila qui renvoie à toute disposition qui porte vers le bien, vers la vertu.
(4) Kebir Ammi et Noureddine Bousfiha, Ode pour la Palestine, Marrakech, 2021.
(5) Cf. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduit par Maurice Betz, Paris, Émile-Paul frères, 1926; réédition Points, 1095.
Nous utilisons Oeuvres en prose, Paris Gallimard, « Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1993.