Pour qui a décidé de la traverser vite, ma ville natale ne peut que protester prosaïquement contre une certaine idée qu’on se fait d’elle. Chanter sa grandeur et l’innocence cosmique de ses habitants sans tomber dans le passéisme ou l’attendrissement béat, serait une première vertu. Ma ville natale mériterait d’être célébrée comme la première ville impériale du royaume. Elle s’étend bien au-delà… ses biefs sont dans mon corps, dans ma chair, dans mes veines, dans ma mémoire. Dans ma relation à elle, il y a comme une sorte de fêlure que je tais avec soin. Si sa grâce fut d’hier, il me choit de le rappeler au tranchant du temps présent. Ma ville natale reste pour moi une figure de transcendance, le lieu des révélations essentielles. Entre elle et moi se poursuit un éternel dialogue. C’est vers elle que je me tourne pour trouver un tant soit peu d’apaisement et de tranquillité parfaite. En tous les regrets que m’apporte l’éloignement, je reste le pied furtif, bercé par un seul vœu : retrouver la grâce mystérieuse d’antan. On ne saurait mesurer la force des souvenirs qui hélas ne peuvent suffire à en éveiller une seule image précise. La quête des traces n’est jamais éthérée ou sereine. Les mystères sont encore nombreux et ma ville nous réserve bien des surprises.
À mon humble échelle, j’aimais sa lumière sans brisures, ses rues labyrinthiques, l’entassement vertigineux de Qob Essouk, les murailles et les monuments qui attestent de sa gloire passsée, les paysages grandioses et tourmentés, les portes ouvertes aux quatre vents, les eaux permanentes dont la source coule de Toumzit, les panoramiques ostentatoires aux pieds de Bab Rih, les chemins étrangement inclinés du Batwane, le pittoresque et le piquant de rigueur du haut de Bab Jemâa… Et c’est ce qui rend extraordinaire cette ville où l’on peut aussi se recueillir dans l’une de ses zaouias. D’où la fascination et les enchantements lors des pérégrinations qui acquéraient souvent une beauté pure, tempérées par l’ombre des mûriers et leurs feuillages le long de Drâa el Louz où la moindre brise, au fort de l’été, laisse entendre un bruissement de soie. C’est dans cette symphonie visuelle que mon enfance fut la plus heureuse. Et c’est comme une litanie de poésie naturaliste où le pullulement défie tout inventaire ; une poésie de rêve et d’atmosphère entre toutes délicate. Tout au plus précisera-t-on quelques détails d’un paysage mental, en tous sens, exploré.
Mon adhésion sentimentale et intellectuelle à ma ville natale lui est depuis longtemps acquise. Je perçois sans cesse ses rumeurs, partout où je peux être, dût-ce au cœur de grandes migrations. Rien ne peut étouffer sa voix et la mienne qui se réjouit de garder en toutes circonstances les plans du chemin du retour. Que m’importe la vision insolite qu’elle fera surgir de sa pénombre la plus intime à nos retrouvailles ! Hélas, je ne reverrai jamais plus les charmes de jadis, je n’entendrai plus jamais les vents de l’hiver qui emplissaient les nuits, les coups de pilon derrière les murs, je ne reverrai plus les hirondelles et les coquelicots de naguère : jamais cette ville ne reviendra ce qu’elle était. On dit que le sentiment des choses ne reviendra jamais. Soit. Mais ce passé m’assiège et son indistincte voix me suit. Je ne peux taire cependant le privilège d’y avoir passé les plus belles années de ma vie si bien que ma jeune maturité encore adolescente lui doit un certain éveil. C’était sous le préau de l’école où j’avais eu mon premier pincement au cœur, ma première conversation muette, mon premier gage d’amour. La vie m’a amené loin de ce centre de gravité. Je n’ai pas vu décliner ma ville, je ne l’ai pas vu s’éteindre, et c’est mieux ainsi, car mon regard ne saurait retrouver les lignes familières du paysage et de l’air où mon âme se rassurait de la sérénité et de la beauté des présences. Il me semble que toute mon existence en est restée éclairée, étreinte par une aspiration unique et irrésistible, liée à ce cordon ombilical que je m’interdis de trancher tant que la mémoire encore fidèle, milite pour une réelle palingénésie.