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Hier encore l'épistolaire avait de la popularité.


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Il fut un temps où, au gré des rencontres, l’on échangeait des propos sur tout, sur rien et le moins communicable. Les rencontres faites par hasard dans la solitude et le silence d’un grand axe, au détour d’un couloir ou à travers une cloison, à la rue, debout à un carrefour ou assis à la terrasse d’un café, scellaient parfois des pactes amicaux en devenir. Et au moment de prendre congé, on nous invitait de laisser nos coordonnées qu’on griffonnait à la hâte sur un bout de papier. Le support pouvait être vierge ou à carreaux, coupé avec soin ou arraché grossièrement à une nappe en papier. Le stylo à plume ou à bille et la couleur de l’encre procédaient déjà de la magie de cette pause enchantée, suspendue. La première démarche est d’invitation. Quelques lettres doucement semées, presque fébrilement. Elles sont par ailleurs des plus courtes. Le tout livré dans un format aléatoire qu’on tendait à l’autre avec parfois plus de coquetterie qu’on en montrait d’ordinaire. On jetait discrètement un regard pour vérifier par-dessus l’épaule ce qui a été confié au parchemin non sans application et soin ; nerveusement quand le temps nous pressait ou quand on était pris au dépourvu. Et l’on s’effaçait pour griller une sèche, dos au vent comme pour se donner une contenance. On se quittait avec la promesse d’y donner suite, sans pour autant avoir toutes les clés de la personnalité en question, usant du pouvoir que l’écriture nous conférait, nous dotant d’une sorte d’appendice qui nous prolongeait jusqu’à l’extrémité duquel nos mots et pensées étaient portés. L’ordre du langage y veillera. On se retrouvait alors avec des morceaux de papier découpés, pliés. J’avais pris l’habitude de les dater avant de les glisser dans un tiroir. Cela me remplissait d’aise de les savoir à portée de main, convaincu que le destinataire ne pouvait échapper à la vigilance de ses coordonnées. Un peu plus tard, ces petits papillons se retrouvaient dans le rôle de simples signets, selon le bon rituel qui nous évitait d’écorner les pages. Chaque bout de papier écrit à la main avait sa petite histoire. Quel plaisir n'aurait-on pas à disputer chacun d’eux ! Quand on égarait par négligence ne serait-ce qu’un seul du lot, il enténébrait l’atmosphère avant de nous tourmenter. Sous la main par contre, il surprenait. Il émerveillait. Il éclatait entre les doigts comme une illumination, comme un commencement, comme la minute du départ, pesant et conditionnant le bonheur de nous remettre au cœur de la relation que nous croyions devoir entretenir. Plus encore, les mots qui agissaient particulièrement sur l’autre -au pic de la relation intime- étaient ceux qu’on confiait au papier, chargé des plus profonds secrets de nos cœurs et de nos âmes. C’est cela précisément ce qui paraissait nécessaire à l’autre. Toutes les tempêtes y faisaient irruption. On partageait nos ravissements, nos émotions, nos joies et nos peines. On allait tout de go à la confesse avec des paroles qu’on lançait à la poursuite du temps. On lisait deux fois, trois fois un mot, une phrase, une banalité qu’on avait écrit avant d’être dans le partage. Bien entendu, on écrivait plus qu’on envoyait : certaines lettres restaient inachevées, servaient de brouillons à d’autres à venir. On peaufinait les formules sur l’enveloppe (à l’attention particulière de…. Aux bons soins de..) et on biffait d’autres dans le texte. On se dotait de certaines attitudes à l’égard d’un idéal élevé de la vie quand les échanges devenaient sérieux. On savait, qu’en les traitant à la légère, on risquait de perdre tout prestige. Les yeux parcourant ces adresses nous permettaient d’évoquer à distance les absents qu’on cherchait principalement à toucher. Aujourd’hui encore, quand il m’arrive de tomber sur un bout de papier portant l’adresse d’une vieille rencontre, son image se dresse devant moi, et je me demande souvent quel plaisir d’en garder encore les traces ? Ces bouts de papier privilégiés qui s’éparpillent et tout à coup jaillissent en corolles colorées et dépliées, impliquent la lacune qui les sépare d’un monde qui n’est plus. Certains contacts n’ont plus les mêmes coordonnées. D’autres appartiennent à la grille nécrologique, et l’on fait comme s’ils étaient immortels. Je me pardonne de garder tous ces lieux perdus dont les assises ne peuvent appartenir qu’à l’oubli et au silence. N’en déplaise à ceux qui me mettrait à l’article ‘Syllogomanie » ! Le monde a changé. Le temps a fait son œuvre. La communication est portée au degré de l’appétit sensationnel. Il en était autrement naguère. Aujourd’hui, on prend son cellulaire, on localise. On « émoticone » à tout venant. On like. On écrit. On visiophone via « Face Time » hic et nunc. On s’épie. On se regarde. On se parle. Et ce parlé n’est plus celui de jadis, celui d’une génération assez définie comme étant une génération X, celle qui n’a pas connu Internet mais qui l’a sur le tard accompagné. Cette génération est au fait de ce monde qui n’a pas cessé de subir d’importantes transformations. Elle a si bien mitonné son affaire et par conséquent ne peut méconnaître l’évolution, sinon au sens philosophique de ce terme, du moins dans ses manifestations les plus contrôlables. En attendant que la nostalgie d’une époque révolue s’apaise, disons que la différence entre hier et aujourd’hui est bien plus profonde qu’on aurait été en droit de s’y attendre.

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