Denis Diderot nous dit quelque part: «Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? C’est qu’il y a plus de vie, moins de forme.» Nous gardons la formule pour la faire servir en exergue à ces quelques lignes sur l'esquisse, appréhendée ici comme une étincelle qui allume une autre lumière. Le précepte lui-même, il faut le rappeler aux artistes trop lucides.
Pour l'architecte, le sculpteur ou le peintre; le croquis, le "bozzetto"-modelé en cire ou en argile- et l'esquisse dans leurs pures acceptions ne sont pas autre chose que la configuration d'une mesure, rendue sensible par une action rapide et spontanée, engrangée pour fixer la composition, avant de l'exécuter sur une échelle plus grande. L'artiste recrée à partir de cette perception première. Le procédé est, il va de soi, dans le jeu instinctif et l'effet cherché. En eux se produit une surcharge faisant jaillir l'incandescence souhaitée. Qui ne croit pas à cette vertu qui laisse voir sans détour l'effet éclatant sous la forme la plus concise? L'artiste puise dans cette réserve, parvient à adapter à l'idée, le rythme et la couleur qui conviennent. Les mots de création, recréation, reviennent comme autant de rappels de cette pratique qui s'acquitte diligemment de sa tâche. Elle est la première tentation qui porte à la communion celui qui veut laisser après l'oeuvre achevée, une genèse visuelle et émotive. Si fébrile que soit cette étape, si dévorante d'énergie qu'elle se veuille, si ingénieuse en sa beauté inachevée qu'elle soit, elle permet à l’artiste de livrer ses impressions furtives, à peine travaillées, juste ébauchées. L'inachèvement du dessin l'ouvre sur un au-delà du trait, et c'est ainsi que l'oeuvre reçoit sa forme adéquate, exprimée selon le modèle, à moins qu'une intention particulière et bien circonstanciée ne vienne dicter à l'artiste de faire autrement pour élargir ou accentuer un effet. C'est dans ce va et vient que vit l'art, non comme un moyen de transcender l'idéal, mais comme une expression mimétique totalement libre et libérée.
Esquisser, c'est faire sortir de soi cette pulsion, ce grand silence qu'on veut célébrer. Quand on a dit cela, on a tout dit, ou à peu près. Qu'importe si le moment soit hâtif, le temps ne se suspend pas. Mais l'artiste sait que l'esquisse lève les interdits. Il peut tout oser, se délivrer des entraves, inventer, biffer, recommencer comme dans un palimpseste. Le moi de ses rêves, l'audace a charge de le lui restituer. Aux coups de crayon ou de pinceaux donnés avec la franche liberté d'un geste créateur qui se situe parfois en deçà des règles conventionnelles, succède le raffinement des moyens d'exécution qui permettent de clore l'espace originel. L'artiste peut alors aboutir à d'étonnantes compositions, à des réussites telles qu'on ne sait ce qu'il faut le plus louer: les prémisses ou l'inlassable travail qui suit.
Ce n'est vraiment pas une leçon académique qui a fait recette au début du quattrocento où la gloire naissante de certains maîtres faisait remplir les ateliers; ce n'est pas une coïncidence gratuite si la génération de peintres italiens a joint à son culte pour l'esquisse une admiration active pour Léonard de Vinci dont le talent était déjà mûr; lui qui remplissait ses carnets de notes et de croquis poussant à l'extrême la recherche de l'expression liée à un raffinement de la beauté du détail. On se délecte à voir son admirable "homme de Vitruve" où l'artiste étudie les proportions du corps humain, se donnant, au nom même d'une nécessité intérieure, la possibilité de travailler inlassablement pour arriver à cette exigence qui serait la promesse et le gage. Certes il avait du génie et il n'avait pas besoin d'être prolifique. On sait dans quelles conditions, avec quelle âpre obstination, à travers combien d'étapes, a été réalisée la "Sainte Anne" (tableau resté inachevé à la mort de l'artiste): trois cartons de préparation, plusieurs versions peintes, vingt années de labeur soutenu. L'exigence n'est inscrite dans aucune loi, mais elle apparaît dans les traits où se distinguent l'ivresse du détail qui confère à Sainte Anne, la Vierge et l'enfant la mystique sensuelle la plus profonde.
On ne saurait jamais mesurer la force de l'élan initial. Pierre Paul Rubens, astreint à broder des variations morphologiques sur le thème des "tronies", les déposait dans un fond d'atelier, certain qu'il s'en servirait comme point de départ pour d’éventuelles oeuvres futures.
Il y a bien des peintres du XIXème siècle qui n'auraient pas peint leurs toiles dans l'esthétique qu'on leur connaît, s'ils n'avaient été libres dans les "prolégomènes". Et cette activité n'est en aucune façon arbitraire, elle a un but qui est d'améliorer en dissipant l'imperfection. C'est à partir de ces prémices, prises comme cadre et comme base, qu'Eugène Delacroix commençait le travail de composition. Rien ne paraît alors plus nécessaire que de rencontrer, chez lui, un témoignage qui viendrait confirmer l'existence d'une règle ou d'une tradition effectivement observées. Ses carnets sont la preuve qu'il s'agissait d'une nécessité. Durant son périple marocain, il n'a pas arrêté un seul instant de s'informer, de prendre des notes, de croquer à main levée debout, assis, à cheval. Une fois les croquis exécutés au crayon ou à l'aquarelle, il pouvait le soir les annoter, les colorier, en combler les blancs. Delacroix a dû raisonnablement s'astreindre à suivre une telle discipline même s'il doutait un peu -au tout début de l'expédition- de l'efficacité d'un tel processus: "Je suis même sûr que la quantité assez notable de renseignements que je rapporterai d'ici ne me servira que médiocrement. Loin du pays où je les trouve, ce sera comme les arbres arrachés à leur sol natal ". Aussi était-il curieux et soucieux de restituer, ce qui tourmentait sa palette. Rompu à l'exercice de l'esquisse, il reconnaîtra humblement son incapacité à "rendre cette étrange symphonie de parfums (...), ces senteurs musquées d'ambre, de clous de girofle, d'épices, ces fragrances qui se superposent."
L'objection qui peut sourdre est celle de la difficulté de faire aboutir le projet qui ne fut qu'une pulsion instinctive en amont. L'audace est là, la technique et la passion aussi. Mais le résultat final peut parfois décevoir. C'était le drame d'Anselm Feuerbach. Dans Briefe an seine Cutter, il parle de désillusion et de désenchantement. Les lettres écrites à sa mère témoignent d'un immense désarroi. Le fin commentaire de Hansjörg Gisiger nous apprend que le peintre "est passé, durant toute sa vie et pour chacun de ses tableaux, d'un enthousiasme sans bornes lors du projet à une désillusion presque suicidaire face au résultat final.* Rien de ce que Feuerbach avait peint ne le satisfaisait vraiment. A en juger le travail, on peut ne pas partager l'inquiétude du peintre, même s'il jugeait son oeuvre inachevée, voire imparfaite. Il faut à tout le moins que l'oeuvre achevée puisse à la fois résorber l'excédent et provoquer une suite prolongée d'émotions et de chaleur mystérieuse comme une trace arrachée à l'esquisse, diluée dans le rendu final. Aussi, l'un des paradoxes est que l'artiste se soit donné comme modèle l'esquisse, et se soit efforcé de la reproduire autrement. L'élan qui interdit de s'arrêter de croquer, l'incite à trouver dans l'oeuvre les résonances qui font jaillir cette flamme qui s'épanouit dans la tension expressive. Sa conviction la plus profonde est que l'oeuvre finale vaut mieux que le modèle originel. Mieux qu'une consolation, celle-ci doit être ce progrès qui assouplie les préambules.
On peut certes contester que toute oeuvre profonde doive passer par une formalisation pour se réaliser, mais on ne peut soutenir sérieusement, après avoir lu les analyses détaillées que les artistes nous livrent de leurs oeuvres. Certains ne se contentent pas de poser les principes, ils montrent dans le plus grand détail les applications qu'ils en ont faites.
Ce rapide coup d'oeil montre que l'intérêt de l'esquisse dépasse la simple curiosité. On pourrait tout aussi bien mettre en relief le fait qu'il soit in fine, cet ultime recours quand les tableaux sont perdus, brûlés, détruits. Que nous reste-t-il d'ailleurs de La bataille d'Anghiari de Léonard de Vinci? des études préparatoires de la main même de l'artiste.
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*De l'art, de l'artiste et de la création: essai, Paris, l'Age d'homme, 2000.