Il y a un an déjà, jour pour jour, que l’un des derniers grands hommes nous a quittés. Cet homme-là fut nécessaire à plusieurs générations, et partant la mienne. Il représentait pour nous une vertu rare: l’exigence envers son métier, accrédité d’une lucidité infatigable. Feu Mouloudi Boussif se tenait hors des cadres où s’enferme le commun des mortels. Il appartenait à une race de justes qui a toute sa vie combattu pour ses croyances et pour ses convictions, portant le plus intègre jugement sur les hommes de son temps. Un courage d’opinion, avec ce qu’il faut d’amour pour défendre ce qu’il lui semblait le plus important: l’équité. Ses jugements avaient la clarté de la conviction, l’honnêteté d’esprit. J’aimais la franchise de son comportement. Il savait démystifier les fausses valeurs, en un mot démonter l’erreur. Il savait deviner dans le novice le futur esthète. Il était cet homme-là. Il m’est impossible d’évoquer son nom sans parler de son humanité et de sa pudeur qui le faisait parfois tenir le monde à distance. Même son humour, de si bonne grâce, était tamisé aux yeux des sots par cette pudeur. Pour un bon nombre de gens, il fut la probité. Il était animé du plus clair altruisme. On avait confiance en lui. On pouvait s’y fier sans crainte. Il saisissait très vite l’essentiel, et le défendait comme un oriental têtu qui se respecte. En communion permanente avec les autres, il portait un grand soin au détail, à la fraîcheur et à l’acuité de vision un peu comme les vieux maîtres dont il se réclamait par ailleurs. Plus encore, il avait un intérêt sympathique pour tout sentiment pur, une indulgence sans cruauté pour toutes les faiblesses naïves de la créature. Volontiers curieux des choses de la vie, il avait ses interrogations se démarquant par un subtil chatoiement de doutes et d’espoir. Il tirait sa force de sa capacité rare de se connecter avec chacun, de comprendre les préoccupations et de trouver les mots justes pour rassurer ou inspirer. Sa bienveillance et son empathie envers les autres faisaient de lui un homme respecté et apprécié de tous. Peu importait d’où ils venaient ou ce qu’ils possédaient, il les traitait tous avec la même considération. Cette qualité rare faisait de lui un homme exceptionnel, capable de rassembler les gens autour de lui et de les motiver à agir pour le bien commun. Il semblerait que par ses actions, ses idéaux et sa clairvoyance, des générations d’agents d’autorité s’en étaient inspirées. Jamais il ne sentait piaffer sa singularité ou aspirait à la gloire. S’il paraissait inflexible dans ses positions, l’écorce de l’homme était amène et maniable. S’il eût daigné être un autre, eût vidé la corne d’Amalthée.
Au niveau personnel, il était le grand frère, l’admirable ami, l’adorable compagnon qui avait un pur accent de vérité dans la ferveur. J’aimais l’écouter parler de tout et de rien. Il avait de la répartie, de l’anecdote mais pouvait pousser le goût de la franchise jusqu’à la brutalité la plus exquise. Un grand besoin d’expression exacte le possédait ; il lui fallait à tout prix découvrir pour chaque objet le trait le plus précis. Homme fier et droit, doté d’une sensibilité qu’il fallait chercher sous une pruderie tout à fait naturelle. Sa langue était haute en couleurs. Il aimait en émailler ses propos, pour donner plus de vérité, plus de vie au récit. Son talent d’orateur savait exalter et magnifier car il avait la faculté maîtresse et suprême de mettre en relief son pathos du discours. À vrai dire il n’est d’aucune école. Il était lui-même. Le plus étonnant est sans doute sa fascinante et prodigieuse mémoire aux mailles resserrées. Jamais l’une ne dérivait de l’autre, ne s’en détachait pour restituer un fait, un souvenir, une conversation. Il pouvait rappeler pour notre bonheur des citations, des sujets de rédaction de l’école primaire ; cette époque bénie où il avait comme voisin de table un certain Bouteflika. Il pouvait déclamer un poème de Hugo ou de Lamartine, réciter une mouallaka, rappeler un hadith ou une sourate sans le moindre achoppement. Il s’imposait un grand besoin de communier. À cet égal bonheur d’expression dans les registres les plus divers correspond le même souci d’échapper à la dispersion, se refusant à la gratuité et au conventionnel, au superficiel et au prétentieux. On ne pouvait en sa présence se débarrasser de l’impression de se trouver devant une flamboyante intelligence incarnée, sensible aux ordinaires passions de l’âme. Dira-t-on que j’ai gardé de l’homme une bien réelle vision ? Assurément. Ce qui nous liait, ne pouvait trahir ces mots qui sont un aveu significatif de sa grandeur parmi nous. Il reste que sa petite famille était sa raison d’être. Encore vivante, elle se sait solidaire de sa mort. Il n’est pour cela nul besoin de flatter le modèle dont l’édition fut limitée par le Seigneur, ni de lui prêter d’autres vertus que celles qu’il avait et qu’illustrait sa personnalité. Paix éternelle à celui qui n’a jamais rien fardé de sa vie !