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L'exil et la parole


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Nous avons quitté nos seuils et nos vergers d’argile. Nous avons en partant piétiné la boue des ancêtres, brisé leurs sceptres et la timbale des anciennes fêtes. Faut-il qu’il nous en souvienne ! Les grands chevaux du vent nous menaient à la haquenée dans l’oubli du monde. Les molosses hispides lâchés à nos trousses nous poussaient vers les lointains, vers les orages qui habitent les airs. Il nous appartenait de se dresser, tête nue sous le soleil des sommets. En quête de rives, nous errions semblables aux ombres. Les dieux mauvais nous gratifiaient d’un ciel qui courbait sa pesanteur tel un fardeau sur nos nuques. Il n’était plus de collines pour nos ombres, plus de firmament fidèle à notre métamorphose. La terre elle-même, lassée de notre schizophrénie, laissait traîner une halenée qui exhalait la gouaille. Mais nous portions en nous la houle et la flamme, la colère blanche d’un peuple dont les bras levés vers le vide étaient l’étendard de ceux qui ne renonçaient point. On ne fuit pas toujours pour fuir, parfois, on part parce que le sol a cessé de répondre, et que l’air d’ailleurs contenait encore une promesse, même lointaine de nommer exactement les choses. L’exil, ce n’est pas seulement ce qu’on perd. C’est ce qu’on ose encore chercher. C’est l’espèce où le deuil devient semence, où le cœur, vidé de ses chaînes, recommence à battre au rythme de l’inconnu, là où tout s’effondre. Le pas qui s’éloigne est peut-être le seul qui mène à soi. Nous sommes partis quand tout commençait à s’effacer et se défaire, quand les toits devenaient poussière, et que la langue, à bout de souffle, ne nommait plus que le néant, nous qui, de science innée, savions nommer les choses du monde. Mais les palilalies avaient investi nos palais, nous rendaient tantôt opaques, tantôt obscurs. Alors sonna l’heure de quitter. Non plus comme un cri d’arrachement, mais comme une aurore tardive, un souffle aux confins du silence, un dernier refus de laisser périr. On ne part pas toujours pour fuir : parfois, l’ombre fait naître l’élan. Et sous les pas des déracinés pousse l’espérance sans nom. Car ce n’est pas ce que l’on perd qui forge l’homme en marche, mais c'est ce qu’il espère encore, quand plus rien ne répond. L’exil devient passage, non pas vers un ailleurs parfait, mais vers un cœur désencombré où renaît la soif, où veille le feu et l’élévation. Ô grands espaces de silence témoins de nos premières fièvres hélodes ! Ô vous, hautes plaines de la désolation ! L’exil n’est plus pour nous une déchirure, mais une traversée, non plus l’abandon, mais l’ultime élan vers une autre lumière. Vous avez connu depuis l’hégire et l’arbalète à jalet, le poids de nos mots et la brûlure de nos regards. Vous avez entendu le rire sauvage de nos enfants regrettant le noble temps, le message attendri des mères tourmentés, les têtes laurées des pères bénissant leur géniture. Car il est une parole que nulle déferlante ne noie, que nulle étoile spectatrice et hautaine ne confond. Il est un pas que nulle frontière n’arrête. Et sous la ferveur du dernier soir, emportés par la coulée d’un dernier désir, nous serons encore, ô terre pour longtemps la mémoire vivante. Un fleuve de vie fait entendre son murmure, et tout l’espoir enfoui vient briller à la surface, nous promettant les rêves les plus hauts. C'est aux flots de ce même fleuve que nous baignerons nos blessures.

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