On tombe des nues, de tout son haut, d’un trône ou d’un cheval comme on peut faire une chute banale. Sont là des mots que nous évoquons en leur donnant la charge qui convient, des mots plus désincarnés mais qu’on assume. Le regard et la parole sont là pour aller vers un autre monde. Mais il y a l’impossibilité d’étreindre ce monde au-delà de ces paroles et ou de ces regards, de le posséder en mouvement. Me voici cloué dans mon trône d’ombre et d’oubli, corps jadis vaillant, devenu fardeau et ordalie : un pas trop hâtif, une chute et on se retrouve gisant, réduit au non être. Moi qui marchais droit, maître de mes pas. Le monde s’est effondré avec moi et le silence pèse de tout son poids. Les gonds ont sauté, la douleur s’est installée. Chaque souffle un effort, chaque pas un calvaire. Je regarde le monde, mais n’y prends plus part, spectateur immobile de mes jours d’avatar. L’immobilité tyrannique plombe mon rapport au monde. Elle est de l’ordre du néant. Elle ne ramène à rien. Elle ne tire que le vide à défaut de le ralentir. L’ennemi en définitive c’est ce hasard méchant qui implique par ailleurs une juste hostilité. Aussi, ne supprime-t-il guère la nécessité intrinsèque d’en parler. Tout être abstrait y égarerait toutes ses raisons pour fuir l’intolérable. Mais moi? Qui suis-je si je ne vais plus ? Un corps figé, un esprit qui lutte, une vie qui tient désormais en une pièce fermée où le temps ronge ce que fut le corps valide. Un homme réduit à cela doit réinventer sa vie et oublier la vaine histoire de cette chute dans l’escalier, oublier les gémissements capables de ranimer l’épouvante, le mal qui étreint le corps, le temps qui s’abîme, les bras qu’on tend sans la moindre voix, les chemins qui appellent quand les ailes sont brisées. Or c’est dans ce monde retranché que je forme ma patience, espérant le retour de la force, d’une énergie salvatrice. La douleur enseigne la patience, le repos impose la présence, privé de mouvement, on apprend à regarder le silence, à vivre autrement. Peut-être qu’en tombant, on touche le sol du ciel, et qu’au fond de cette immobilité cruelle, on découvre un autre chemin, celui qui se trace de l’intérieur tout simplement. Car même reclus, le cœur garde mémoire et rêve encore chaque nuit de départs pleins d’espoir. Y aurait-il dans le sacrifice du vieil homme une probable renaissance?