Esthétique de la poésie de Mohammed Khaïr-Eddine.
On se saurait mesurer la force d’une poésie sans pointer les avantages esthétiques que celle-ci donne en retour. Il y a bien des poètes qui n’auraient pas écrit un seul vers si d’avance ils ne déjouaient le corsetage des règles. Plus d’un avoue que la poésie de circonstance gêne, dérange l’inspiration et la bride, conduit in fine à une curiosité qui va jusqu’au dégoût d’elle-même. Quand le poète cède au topos du regret, écrit des épithalames aux représentations mondaines, raconte ses peines et ses joies dans une poésie légère et badine, il ne peut que faire une oeuvre réactionnaire et traditionaliste, car une poésie plus objective supposerait à sa source un questionnement. Les différents jugements de la critique et de la poétique amènent à penser que c’est à la recherche de lui-même que se lance le poète qui donne de sa personne et de son univers des images parfois contrastées. D’aucuns cristallisent les thèmes qui les habitent dans un état d’extase, d’autres versent dans une originalité agressive donnant d’eux-mêmes une synthèse fulgurante. Chaque poète réfléchit sur son art, arrive à en tirer le maximum de ressources esthétiques en choisissant la forme qui traduit le mieux son univers. Stimulé par sa connaissance, il pousse sa charge poétique à aspirer à l’étincelle divine. Il parle par métaphores, puise dans la réserve des éléments réfulgents en approfondissant, par l’intuition et l’expérience, sa connaissance de la langue, mariant les procédés phonétiques et syntaxiques qu’il adapte à l’idée, au rythme et la couleur assonantique qui convient en recourant à des procédés de construction qui mieux le révèlent: rêves, chimères, généalogie, cosmogonie, contradictions, interrogations, réminiscences de lectures se croisant dans ses textes. Ces indications nous mettent sur la trace de la poésie de Mohammed Khaïr-Eddine qui revêt des aspects différents, des prérogatives à résonance universelle. Nous aborderons toutefois son esthétique avec l’humilité que suscite en nous la conscience des difficultés qui attendent celui qui foule un domaine qui résiste à l’analyse : la poésie. Bien entendu, cette contribution n’est pas un pensum. Elle ne voudra rien prouver peut-être, mais elle permettra d’explorer, avec les outils engagés, le monde combien fascinant et complexe d’un poète qui vivait dans une aire de fractures. Tel est donc l’aspect qui nous paraît devoir précéder l’analyse de cette poésie qui fait – par-delà toute culpabilité et par-delà toute déchéance humaine – une large part à la reconquête de l’innocence perdue. Il serait donc vain de vouloir la cerner par la cohérence et la logique aux dépens de l’intuition originelle qui peut lui rendre toute sa portée et l’éclairer de sa véritable lumière. Car n’oublions surtout pas qu’en posant une énigme sur la nature, et par réciprocité sur les limites et la destinée humaine, elle se révèle, par la variété de son inspiration, tant par ses registres que par sa virtuosité formelle et l’exactitude de ses aspirations comme une des valeurs les plus sûres de ces dernières décennies.
Si admiratif que nous ayons été et que nous soyons toujours de sa prodigieuse poésie, nous ne pouvons ne pas souligner, qu’en commençant, et n’étant pas encore sûr de sa palette, Khaïr-Eddine voulut faire à la poésie un déboitement inaccoutumé. Plus tard, à mesure qu’il publiait ses textes jaillis des profondeurs tectoniques, il sut comment tirer des avantages supérieurs des mots, tournant définitivement le dos à une poésie domestique, « moite des langueurs » qu’il a dès le départ décriée. Conscient de son originalité, il mit en oeuvre une anthologie qui répondait pleinement à ses aspirations. On ne saurait toutefois oublier que les premières ébauches dataient des années soixante où l’on sentait surgir les signes d’une révolte qui ne cherchait pas à s’assouvir dans la rédemption. Aussi, bien qu’il tentât s’absenter de ses monstres intimes, ses poèmes, plus insolites que ceux des autres poètes de sa génération, venaient s’insérer tout naturellement dans une trame inédite, vouée au plus aventureuses équipées, à l’interrogation de tous les possibles. Fasciné par les extrêmes, Khaïr-Eddine écrivait comme il vivait, dans la familiarité de l’urgence. Poète authentique, il brassa les thèmes poétiques de l’humanité, se refusant de donner de lui-même l’image d’un prosateur tributaire du conjoncturel et du circonstanciel. Ainsi, est-il utile de rappeler pour mémoire que les premiers textes littéraires de Khaïr-Eddine se font sous le double signe de la révolte et du renouveau dont deux faits majeurs permettent de fixer d’entrée de jeu les premières manifestations : on peut arbitrairement en fixer les débuts vers 1962-63, au moment où il commence à faire paraître, dans le quotidien La Vigie marocaine, des poèmes chauffés au fer rouge du sud natal dans lesquels il fait jaillir les mythes et quelques grandes hantises primordiales en les projetant dans un langage hargneux. Bien qu’il n’ignorât point la fragilité de sa situation, il n’avait jamais cessé de croire à sa passion de proportions surhumaines. Lié d’abord avec les poètes du « Cercle des amitiés littéraires et artistiques » dont il repoussa très vite le copinage et le népotisme, il lança « Poésie Toute », un manifeste formulant en termes véhéments un programme qui avait valeur d’ouverture marquant une transformation de l’idéal poétique dans lequel il s’aventura très haut pour retrouver son âme, à la fois sensible et mordante. Se remettant d’abord en question, il voulait marquer sa séparation avec une poésie qui réunissait quelques plumes marocaines et françaises donnant dans les genres les plus divers: odes, sonnets, hymnes. En se distinguant de ces poètes qui, manifestement manquaient de flamme et d’audace, Khaïr-Eddine incarna avec éclat la voie nouvelle qui trouva très vite un lectorat excédé par une poésie qui ne savait que chanter les beautés du temps et les événements mondains. Pour ensevelir à jamais celle-ci qui selon lui était dénaturée, il fit le pari de la reconstruire avec ses seuls outils qui devaient leur puissance à sa démarche qu’il faisait mouvoir selon sa logique propre. La première tentative pour requinquer la langue et enhardir la poésie remontait à « L’homme exclu » ; une prose dont il ne donnait dans son Manifeste qu’un fragment. Cette tentative est encore timide ; pourtant elle est à l’origine d’un tournant décisif, celui-là même qui va inspirer de nouvelles générations trouvant en lui un précurseur prestigieux.
Khaïr-Eddine reste pour la plupart l’homme d’une énergie peu commune, énergie qu’on ne peut dissocier du séisme meurtrier et destructeur qui a frappé dans les années soixante la perle du Souss. Aux moments les plus incongrus, alors qu’il hésitait entre son travail où il passait son temps à parcourir la chronique nécrologique des victimes du tremblement de terre, il décida de mettre les voiles et tenter une autre vie, emportant avec lui le manuscrit de son premier roman. À Gennevilliers, il cherchait à réduire autant que possible les incertitudes liées à son passé. Désirant se prémunir contre toute vulnérabilité financière, il travailla dans une usine, obsédé par des pensées calamiteuses sur l’immigration. Dans la solitude marginale de l’exil, il a posé sur sa poésie un regard plein de sa condition assumée. Et ce regard a changé sa poésie en une subtile mécanique. Il peut sembler inutile aujourd’hui de proclamer le mérite du poète quand son génie n’est plus contesté par personne, mais la connaissance de l’écrivain se limite trop souvent à Agadir. Or l’œuvre poétique ne le cède en ampleur qu’à celle des grands poètes. Si de nombreux lecteurs considèrent volontiers Khaïr-Eddine comme un poète majeur, l’être est insaisissable et sa poésie, bien qu’elle excelle dans la fuite et la dérobade, atteste d’évidentes qualités.
On a souvent fait observer le caractère obscur de cette poésie dont la puissance impénétrable précipite dans une vertigineuse spirale, obligeant les lecteurs à sortir de l’imprévu du temps, de la consécutivité, et du langage habituel. Ivre d’introspection et d’affres, elle dévore par ses images et épuise ses lecteurs, prolongeant le sursis pour celui qui s’entête à trouver du sens mais ne fait que s’ensevelir tantôt dans l’inentamable, tantôt dans l’innommable. Presque tous les critiques ont décroché de-ci de-là, qui dans un poème, qui dans un autre. Il en est même qui ont déclaré la difficulté d’exégèse. C’est qu’il s’agit là de quelque chose de bien différent esthétiquement parlant. Et rien ne pouvait étouffer la voix du poète qui réclamait des clés à la vie. D’où la soif d’un cataclysme qui seul pourrait restaurer la pureté primordiale. Quand on demandait à ceux qui l’avaient côtoyé de le décrire, le mot « rebelle » n’était jamais loin de leurs lèvres. On distinguait dans ses yeux les traces d’un être dont les pensées glissaient sans cesse vers un monde pris dans une énergie de dispersion. Il voulait que sa poésie entretienne avec le sens un rapport thermodynamique, privilégiant une langue dont l’esthétique est celle du chaos. Tout lecteur est surpris par une rhéologie de l’écoulement verbal. Khaïr-Eddine est resté fidèle à sa mouvance qui prend souvent un aspect fantastique, étrange, voire énigmatique. Dans ses poèmes, il fait errer son lecteur, le dépayse, le tire de sa zone de confort pour mieux le perdre, l’entraînant dans des épreuves qui suscitent un grand renfort d’images troublantes et inquiétantes, décrites parfois en traits de sang. Et si la tentation prend ce lecteur d’explorer cet univers pour en éclairer la réalité de son mystère, il ne doit rien attendre en retour, même si tout compte et pèse. Khaïr-Eddine donne l’impression de s’oublier dans un mandala qui le ramène toujours aux rites, aux souvenirs d’initiation qu’on célèbre dans le Sud et que le poète fixe définitivement dans l’espace et dans le temps, tous deux traduits avec une nostalgie secrète. En passant en revue ses thèmes de prédilection, le poète fait sien son mystère en saisissant les aspects et les constantes qui l’animent. On pourrait toutefois se demander si le poète, quand il mène ses lecteurs au bord du vertige en vue d’une sorte de célébration collective, il ne leur donne pas par ricochet l’occasion de vivre leur plus intime épanouissement, retrouvant en fin de compte, en chacun d’eux, sa spontanéité la plus profonde. Il avait donc une intuition de ce qui secoue l’homme en tant qu’homme.
L’univers poétique de Mohammed Khaïr-Eddine se prête à deux voies d’interprétation possibles : l’une met en valeur le rôle d’une phénoménologie de thèmes intervenant directement dans un champ culturel vaste et varié ; l’autre considère l’univers poétique comme un monde régi par une dynamique interne ; un tressage fait d’un séduisant mélange d’impressions imperceptibles pour dire l’imprédictible et le fugitif qui confèrent d’ailleurs à la subjectivité du poète une amplitude sans laquelle tout se dénoue. Enflammée d’ardeur, cette poésie se révèle pur tropisme existentiel. L’opacité qui l’accompagne exige pour laisser entrevoir le dissimulé, des moyens qui témoignent avec rage leur impuissance. Aussi, fort bien étoffée dans son ensemble, elle retient aussi bien par sa profondeur que par son rythme nerveux qui excède le plus téméraire des lecteurs. Elliptique, elle ne se laisse point saisir et développe même des défenses rétractiles. Au rebours de tant d’autres, vouée à la tour d’ivoire, et par-delà les influences subies, celles de Lautréamont pour le bestiaire, cette poésie qui force la sensibilité du lecteur, lui réclame de fait une attention extrême. Khaïr-Eddine semble avoir choisi la voie rigoureusement inverse de la poésie de circonstance et du rêve, se tournant résolument vers un monde où les êtres ont profusion de sang et un culte démentiel de la cruauté. Mais bien que ses textes soient pour la plupart hermétiques, voire « obscurs » et franchement violents, on ne peut nier le fait qu’ils soient porteurs de secousses telluriques qui affectent la langue sans pour autant la dénaturer. Elle reste énergie, flux, tempête et cyclone. L’homme est multiple, il erre dans le tumulte des jours et il va jusqu’au bout de lui-même. Voulant tout énumérer du Cosmos, il explore par les voies de sa sensibilité certains thèmes qui lui sont familiers : la terre, les mondes animal, minéral et végétal, l’eau et l’air. Et ce n’est pas seulement dans sa connaissance du sud qu’il puise aussi bien sa flore que sa faune qui du reste sont considérables. Si certains animaux de son bestiaire et certaines plantes de son herbier ne font pas partie de sa topographie, c’est qu’à l’espace « sudique » qu’il prend à témoin, le poète n’impose pas de limites. À preuve, il pousse même ses tentacules dans le dernier recueil vers quelques espèces mythologiques, les faisant accompagner d’archétypes qui semblent l’attirer et le fasciner, donnant une portée légendaire, voire profondément humaine, symbolique et douloureuse, aux thèmes d’une poésie qui crée son univers à coups de griffes quand elle ne le sature pas d’images brutales et d’éclatantes métaphores. Son style haletant fait d’elle une poésie crispée, et son lyrisme tendu s’accorde aux rythmes d’une poétique où le chaos domine. Les mots sont des traînées de poudre qui vont jusqu’au bout de leur vérité. Tour à tour, ils sont clameur, feu ardent, cri de bête, blessure ouverte. Ils n’ont d’autre usage que de saisir dans le heurt d’images violentes, l’âpreté, la cocasserie, la bohème sordide d’un poète qui étourdit et éclabousse son lecteur. On serait presque tenté d’accorder à Khaïr-Eddine ce que Roger Judrin pensait de la poésie de Stéphane Mallarmé ; une poésie qui « n’a pas d’amis ; (mais) des prêtres. Elle n’a pas d’élèves ; (mais) des disciples. On ne s’y exerce pas à l’éloquence. On s’y introduit à la connaissance ». Voilà tout. Mais contrairement à Mallarmé qui enveloppe sa poésie de mystère pour la protéger de toute profanation, parce que temple sacré ; Khaïr-Eddine écrit pour protester, s’exprime dans une quérulence insolite contre un monde qui répand son tourbillon d’épreuves tragiques, de ténèbres épaisses. Nous ne pouvons ne pas remarquer que le mouvement de son style est conditionné par cette impulsion qui semble tirer de son effort un matériau établissant entre sa nature révoltée et son imagination débordante un lien indéfectible. Indubitablement, c’est autour de ce mouvement qui fait appel à “la terreur des signes” que Khaï-Eddine construit l’histoire de sa conception d’un monde possible. En l’échafaudant dans ses rêves, il garde une sensibilité de révolté qui sert de point de repère, mettant au centre de sa problématique l’expérience de la terreur et « la rage de l’expression ». Il est à peine besoin d’insister sur le tour de force du poète d’avoir réussi à ériger en règle de beauté cette inimitié violente qui ne l’a jamais quittée. Et qu’importe si dans son écriture il donne l’impression d’aller sans orientation, il faut reconnaître au poète une insatiable invention, de fort belles réussites, même quand il sacrifie aux jeux de mots, aux écarts grammaticaux, au brouillage syntaxique, exploitant à merveille toutes les facettes : impertinence, répétitions, s’appuyant de si belle manière sur des utilisations qui connaissent avec lui d’autres fonctionnements comme le chleuasme, la concaténation, l’anacoluthe, l’hyperbole et d’autres figures contextuelles. Tant de procédés d’expression par quoi, parmi d’autres, se caractérise la forme très spéciale de cette poésie, sont ici employés avec délectation et science certaine. C’est là une des raisons de son hermétisme. Et c’est à cet hermétisme que Khaïr-Eddine doit son originalité, voire sa grandeur. “On peut être un écrivain difficile sans être un écrivain obscur”, disait Spinoza. Mais il y a chez le poète une continuelle volonté d’expression individuelle qui fait une place à des procédés d’écriture qui ne le cèdent pas en originalité à son inspiration. Le lecteur est surpris par un lexique qui révèle un pan de l’imaginaire du poète au goût prononcé pour les termes rares, vieillis, dont la fréquence ne peut qu’interpeller. Par ce lexique riche, fondamentalement habité par l’étrangeté, nous pouvons déceler les éléments qui permettent d’ouvrir larges ouvertes les portes d’un imaginaire que seul le concept de déracinement éclaire. Le mot tel qu’il sera pris en charge dans la poésie de Khaïr-Eddine est d’abord un appel d’images, un réservoir de suggestions symboliques. Si le poète erre dans cet univers aux frontières incertaines, il se crée, de temps à autres, des haltes propices au partage. Les franges de ces frontières viennent toutefois provoquer les soubresauts de son identité, assujettie à un “je” apoplectique qui le taraude de l’intérieur, doublé par un moi erratique qui se délecte dans un territoire de l’entre-deux. Il faudrait relever l’extraordinaire richesse de ce vocabulaire qui sait réveiller les mots vieillis, retrouver des termes rares, utiliser les vocables techniques, créer des néologismes auxquels le poète semble s’abandonner avec une sorte d’ivresse d’artiste éperdu d’amour pour le fruit de son travail. Khaïr-Eddine aime inventer là où le langage ne peut traduire le monde qu’il décrit. Pour éviter les circonlocutions (il n’a pas le temps de tourner autour des choses), il raccourcit l’expression, utilise pour cela des dérivés en évitant de tomber dans le jargon intelligible. Il sait que chaque mot a un sens – nécessaire pour la communication – mais il ne dédaigne pas la créativité verbale, par le rêve à partir des mots, l’invention d’expressions nouvelles face à de réalités nouvelles. D’abord sur le plan lexical, il est à noter cette série de verbes de son cru : « arachnider », « biler », « miter », « zoner », « séguédiller », «barbariser», «musiquer», «sangsuer», «térèbrer», des noms communs comme «aigritude», «désertude», « dérade », « baiserie », « chiotteur », des adjectifs comme « invirgulé », « sudique », « gangué », « intari »... À cette palette inédite il faut ajouter l’incorporation des mots berbères dans le texte basique. L’œuvre entière regorge de toutes sortes de perles. Tout y est soumis à la passion pour les mots insolites et somptueux. On sent même chez lui le plaisir d’employer des néologismes qui dévoilent de remarquables trouvailles. Tout passe au gré de l’expression la plus chargée historiquement, la plus suggestive qui soit. Au niveau syntaxique, l’ellipse, la syllepse et l’équivoque renforcent par la vibration du langage, le caractère incisif de cette poésie où somme toute nous est donné un fait d’apocalypse. Quoi de plus naturel dès lors si les mots qui servent à décrire tout un univers sont ceux-là mêmes qui donnent à cette poésie sa facture ; une poésie qui s’inscrit dans un besoin éperdu d’absolu qu’elle porte en elle en arabesques gravées dans ses stries. Partant, à côté des mots qui impliquent l’errance, il y a aussi ceux qui révèlent l’origine géographique ! Tel est bien le cas de l’adjectif « sudique » qui revient comme un leitmotiv dans Ce Maroc ! Aux mots de ce lexique vient s’ajouter un certain esprit des lieux, entretenant surtout le souvenir de ce qui fut. Le cheminement dans cet espace qui recèle souvenirs et réminiscences, prend le plus souvent la forme d’une quête d’un impossible absolu. Dans le vertige verbal de Khaïr-Eddine, c’est la chute toujours recommencée. Et le poète semble écrire avec les lambeaux d’une mémoire honnie. Celle-ci surgit par des fissures inattendues en autant de signes de fracture entre deux mondes qui n’ont pas à réellement parler, une réalité topographique obligée. Une correspondance particulière relie pourtant deux domaines : le fantastique et le merveilleux, insérés ici dans une esthétique de l’étrange, parcourant l’œuvre de bout en bout et la poussant vers l’approfondissement de ses limites propres. La suggestion de correspondances intimement liées aux règnes donne déjà le ton. Avec infiniment d’invention, le poète suggère les évolutions qui affectent ces règnes, les attirant, les écartant ou les faisant basculer dans l’ultime fusion. Tout se fait à travers des jeux d’ombres et de lumières, des dédoublements et des métamorphoses. À l’intérieur même de ce cadre, il y a des réalités pas très sûres d’elles-mêmes et des imaginations qui exercent sur le lecteur une emprise certaine.
Dans tous ses recueils, Khaïr-Eddine ne cesse de s’interroger sur le mystère de sa propre vie. Il a le sentiment d’être définitivement de nulle part et ne pas l’accepter. Être insatisfait, il révèle la présence d’un monde où se pose le problème de la présence du mal. Ce cheminement, il le rend avec une richesse de langue et une qualité visionnaire qui l’apparente aux grands poètes. Khaïr-Eddine a traversé l’abîme de l’âme humaine, laissant derrière lui le témoignage le plus insoutenable et le plus bouleversant qui soit. Ces contours indiqués, on anticipe sur l’analyse la plus approfondie de cette poésie où le Sud surgit, pour ainsi dire à l’insu du poète et joue un rôle vertébral dans l’expression poétique.
Dans notre essai, nous avons mis à l’épreuve les structure, les sujets, les images caractéristiques, les cadences, le rythme en faisant subir à la poésie des approximations qui émanent pour la plupart des difficultés d’un parcours où alternativement se révèle et se voile le sens profond de l’univers ; une profondeur qui n’a d’égal que la profondeur des textes dont nous ne pouvions, le plus souvent, que contempler la surface, ou en remuer les rides et les ondes. Au milieu de cette écriture laborieuse que se donne Khaïr-Eddine, reste son univers imaginaire qui témoigne d’une vivacité complexe, mais complexité ne signifie pas obscurité, bien au contraire. L’analyse des quelques thèmes sensibles et privilégiés tels l’animalisation, la cruauté, nous attache à une cosmogonie à laquelle le poète attribue un rôle séminal. Elle montre comment ce dernier, en vrai prédateur s’empare de toute proie et dispose de toute vie ; comment il comble de sa présence un vide plus vertigineux que celui des espaces célestes. Dans son assomption, il y a comme la preuve de sa victoire sur la condition absurde de l’homme et la confirmation de ses audaces dans ses parti-pris pour des règnes qui le poussent vers des aventures sans cesse renouvelées. Si le règne animal avec son prodigieux bestiaire offre tant de figures contrariées, c’est que l’œuvre est multiple et qu’elle ne vit qu’en se dissociant sans cesse en éléments qui peuvent paraître antinomiques. L’idée que Khaïr-Eddine a des autres règnes ne cesse de lui appartenir ; idée qui n’est pas étrangère à sa propre pensée, voire à sa propre existence. Qu’importe si le règne minéral offre moins de diversité que le règne végétal ! Celui-ci rend finalement compte de l’irréfutable réalité. L’utilisation récurrente de ces règnes nous ferait même croire à un registre poétique illimité. Il faut bien constater pourtant que chacun a sa rigoureuse logique. Et c’est ce qui fait que cette œuvre poétique échappe de la répétition, de l’idée et de la langue fixes. Une précision s’impose tout de même : ces leviers dégagés ne nous permettront que de suggérer, sans aucunement l’épuiser, la richesse de cette poésie portant témoignage de sa complexité. Aussi, loin d’être un artifice littéraire, elle se pose ici essentielle, voire même irréductible. Il convient alors de la baliser pour dégager des schémas imaginaires qui ont part aux éléments (terre, mer, air). Ces schémas revêtent pour le poète une place d’une importance considérable dont les éléments sont soumis à l’épreuve de l’accidentel et du mystère de l’être que la sensibilité du poète éprouve douloureusement ou affronte lucidement et stoïquement, nous donnant en partage un devenir à la mesure de l’Être explorant toutes ses potentialités. Et qu’importe s’il bute sur des poches aveugles, il les accommode aux besoins de son imaginaire.
Nul n’ignore aujourd’hui la place originale qui revient à ce poète estimable dans l’histoire des lettres maghrébines. Par place, nous entendons moins la position que Mohammed Khaïr-Eddine occupe, que sa participation aux courants essentiels de l’esthétique qui obsède la pensée. Certains lui trouvent du génie, mais un génie tourmenté, provoquant, douloureusement contradictoire qui prend force en lui et le gouverne en partie. Dans sa vision du monde, il refuse la sagesse qui condamne la folie essentielle. Poète solitaire, il décrit moins la destinée humaine qu’il ne montre comment elle conspire. Et tel il est, non par misanthropie naturelle, mais par l’effet de l’extraordinaire richesse de son imagination qui nous déborde par la multiplication de ses registres. « Pénétrer dans le monde d’un poète, disait naguère Mikel Dufrenne, ce n’est pas découvrir certaines images obsédantes, c’est approfondir un sens. Sans doute ce sens est-il accroché à toute une cosmogonie qu’il déborde. « Non comme le concept déborde le schème, mais comme la plénitude du vécu déborde le conçu ». Khaïr-Eddine était davantage fait pour jeter l’homme à contretemps dans l’univers du risque. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il se soit attaché à cet homme qui encourt à chaque instant la damnation. Et il n’a pas formulé à ce propos seulement des hypothèses, il a cru foncièrement au tragique de son parcours. Mais il n’y a pas que cela. Nous croyons qu’il y aurait une injustice à ne voir en lui qu’un poète rebelle qui aura vécu pleinement son aventure. S’il flottait sur l’abîme insondable, il n’avait de cesse de transcender le temps hideux et les êtres, toucher l’intemporel qui était pour lui l’Absolu ; celui-là même qui témoigne de sa place dans l’œuvre en tant que lieu où se joue la destinée de toute logique inexorable. De Faune détériorée à Mémorial, c’est la recherche d’une parfaite communion avec le cosmos. Invité à vivre dans un univers désagrégé qui a fini par noyer ses contours, il en éprouve un malaise profond. Le monde qu’il donne à voir, oscille entre l’abolition de cette confusion, et une aspiration à tout effacer qui se présente comme une rupture des liens assimilables à un vouloir-vivre dans un temps menacé par l’effritement de la mémoire. Et c’est dans cette course qu’il nous faut l’appréhender, dans cette insularité qu’il a reconstruit pour vivre, non par souci d’isolement ou de renoncement, mais par pure élévation. Et l’on comprend que dans cette distance revalorisée, il y a comme une odeur de libération à l’égard d’un royaume sur lequel il ne revient que pour le disséquer et le détruire, afin de mieux le reconstruire. Il sait qu’il n’y a pas d’harmonie dans le monde qu’il arpente, pas plus dans l’homme qu’il transcende pour le libérer de ses frayeurs lâches et cupides. Khaïr-Eddine s’est suffit à lui-même. Il a mis toute son ardeur à chercher un équilibre là où il n’y avait que désaccords, illusions et pathétiques malentendus. Certes, on se prendra à penser parfois que notre lecture cède un peu aux interprétations hâtives, à la classique analyse qui sèche devant l’étrangeté et la lacune, que les comparaisons, les métamorphoses et leur caractère inattendu semblent disqualifier la fiction au profit d’une ambiguïté constructive. Mais l’on a en même temps le sentiment qu’une telle démarche relance autrement le projet poétique, réinvente le sens de la parole. Et si le poète donne à voir qu’il nie la cohérence dans son écriture, il proclame à la place une logique, la sienne, théâtralisée à souhait, maîtresse de son spectacle, se révélant en fin de compte une bonne méthode d’investigation intuitive.
Quoi qu’on en dise, la distinction la plus importante réside dans le fait que la poésie de Khaïr-Eddine, même dans sa forme provocatrice et dans son entreprise de destruction, cherche dans l’énigme de la création sens et réconciliation. Et Georges Steiner n’aura de cesse de nous interpeller en ces termes : « La tâche qui incombe à la sombre époque où nous vivons : ‘réapprendre à être humain’ ». Cela suffisait-il à Khaïr-Eddine qui n’a rien rejeté de sa vie chaotique, transvasée dans une poésie dont la pureté et la puissance variée n’avaient pour source que l’intuition. Et c’est le sud natal avec lequel il entretient une relation spéculaire qui s’avère être le divin inspirateur lui procurant, aux moments où il croit s’garer dans un monde balisé de signes inquiétants, l’illumination et le sentiment intime de l’imminence d’une révélation.
Tel est le destin de cet homme aux humeurs peu compatibles qui n’offrent le plus souvent que la panique. Qu’importe la trajectoire qu’elles soient soumises aux passions dégradantes qui lui font dire dans un entretien qu’il nous a accordé : « vivre avilit ». Cet homme tendu laisse une œuvre sans commune mesure avec ce qui existe ; une œuvre accomplie dans son errance, assumée et vécue comme une manifestation de l’être. Et c’est bien là ce qui nous semble important à retenir dans son cheminement, arpentant un monde aux contours indéterminés, vivant de se vouloir autre, avec un potentiel d’inquiétude qui en dit long sur le drame majeur qui donne sa juste dimension à « ces républiques errantes de sons et de sens » que sont les poèmes. Dans L’Arc et la lyre, Octavio Paz souligne, non sans justesse, que le poète est cet artisan qui œuvre hors de soi : « Etre soi-même, c’est se condamner à la mutilation, car l’homme est perpétuel désir d’être autre ». Il affine encore les propos dans l’épilogue en disant : « De toute manière, j’aspire à l’être, à l’être qui change, non au salut du moi. Ce n’est pas là-bas que je recherche l’autre vie, mais ici. L’expérience de l’altérité est, ici même, l’autre vie. » (p. 363). On a parfois le sentiment qu’un patient vertige façonne les retours cycliques de l’exilé. Tous ses itinéraires le conduisent au sud qui élucide sa vie intérieure. Sudique, il restera dans nos mémoires voleur du feu, dans toute l’extension du mot. Les témoins de son parcours l’aiment pour sa légende, pour son aventure qui s’était révélée en lui avec des modulations diverses et dont les traces sont encore écrites sur les pétales des roses des sables. Son oeuvre reste hautaine, pure; mérite l’admiration dont l’apparente obscurité n’est jamais de celles qui masquent les insuffisances de pensée.
Concluons! Il y a chez Khaïr-Eddine quelque chose qui résiste à l’analyse, qui échappe à la classification. Le paradigme dont il voulait amener à ciel ouvert et d’en marquer les traits essentiels qu’il avait tâche d’initier à partir de sa pratique scripturaire, ce paradigme, le temps lui aura manqué, car il était tout près d’en parachever la structure finale. À cet effet, Mémorial reste néanmoins un chantier heureux où le poète paraît s’être vraiment placé sur son orbite pour nous donner une synthèse saisissante. Cette oeuvre dont les contours de sa structure épidémique semblent organisés de manière dense et explicite, il faut l’estimer comme un guide-itinéraire valable pour l’ensemble de l’oeuvre poétique. Elle complète, fait valoir in fine le statut créatif de la poésie de Khaïr-Eddine, tout instinctif, délibéré d’aviver la certitude de son exigence.