Dans les années 90, j’ai eu le privilège et le bonheur d’enregistrer trois séries d’entretiens sur cassettes avec le poète Kamel Zebdi. Ces entretiens permettaient des révélations importantes. Leur restitution nous permet de mieux connaître le poète et son oeuvre. On ne mettra jamais en lumière les préliminaires à toute publication. Kamel Zebdi est grand non seulement parce qu’il est rhapsode, mais aussi parce qu’il nous montre dans ces entretiens un côté qu’on ne peut comprendre si l’on ne procède pas ainsi. Ces entretiens à coeur ouvert nous rendent à l’évidence pour apprécier cette poésie, la plus sincère que nous ayons sans doute. J’ai pris la liberté de partager avec vous cette première série, redonnée telle qu’elle fut enregistrée.
———————————————————————————————
-Noureddine Bousfiha: Jean-Louis Vaudoyer vous présentait comme un poète français. Il vous avait proposé une préface pour votre premier recueil que vous avez refusée.
-Kamel Zebdi: Il avait trouvé de telles concordances que vraiment il me confondait dans son esprit clair, lucide, impartial avec ces deux noms de la poésie française: Paul-Jean Toulet et Paul Éluard.
-N.B: Je crois qu’il y a là une petite contradiction avec le fait de refuser une préface de Jean-Louis Vaudoyer pour Le Cri du royaume et d’accepter le Prix de l’Académie Française qui a couronné le recueil.
-K.Z: Oui, on peut dire ça. C’est une contradiction de surface. Je ne voulais pas être francisé comme on a francisé Léonard Davinci qu’on a appelé L. de Vinci. Trop long à mon goût d’expliquer cette manière de vouloir prendre pour sien celui qui opportune l’autre. Cela m’a paru quelque chose qu’il fallait éviter de toute manière. Mais le fait d’avoir été couronné à travers ce modeste ouvrage par l’Académie Française, ne m’enlevait rien quant à mes origines, quant à ma culture traditionnelle, quant au fond culturel, seulement l’honneur se situait au niveau de la langue en particulier et de la production poétique de surcroît. C’était donc une chose qui n’avait rien à voir avec la problématique posée par la situation précédente. Honorer quelqu’un en lui trouvant quelques mérites, soit. Mais de là à le dépersonnaliser, non. Dans ces conditions, il me semblait que le refus n’était explicable à aucun moment.
-N.B: Comment se fait-il que le Maroc n’ait répondu à ce recueil qu’en 1974 en t’attribuant un prix littéraire?
-K.Z: Dans chaque vie, cher ami, il y a deux moments: un moment de débâcle et un autre qui paraît être celui de la déstabilisation. Il est des individus comme il est des États. La poésie en question nous ramène aux années soixante. Cela correspondait de ma part à établir deux faits précis. D’abord c’était un acte d’amour et ensuite c’était devenu l’expression d’une frustration. Je parle de 1961 où Butin situait la parution du Cri du Royaume. Les écrits contenus, dataient de 1950, quand même.
-N.B: Donc il y au une longue maturation avant de céder l’ouvrage aux Éditions du Vieux Colombier.
-K.Z: Oui, parfaitement. Il y avait une longue maturation et une longue réflexion. Ce recueil renfermait une poésie de combat. On peut retrouver sous le titre de « Fille de France », la preuve. La lutte nous imposait.
-N.B: Mais en même temps, le lecteur peut-être surpris de tomber sur un poème qui glorifie Notre-Dame de Paris.
-K.Z: Ah oui, Notre-Dame de Paris. C’est le fait colonial qui peut mener son train très loin, n’empêche pas celui qui subit d’admirer ses monuments, du sensible à la grandeur de sa culture. Nous savons faire la part des choses. Notre-Dame de Paris n’a pas chaussé les bottes du colon et nous étions très loin de cette tradition où nous avons connu l’humiliation et la frustration. Elle était peu à peu le correctif.
-N.B: J’aimerais revenir sur la publication du Cri du Royaume. Qu’est-ce qui t’a amené à présenter ce travail à un éditeur?
-K.Z: Nous allons grâce à la générosité de votre question nous plonger dans un bain d’amitiés merveilleuses au travers desquelles combien de choses belles se font. J’étais très lié à Paris, comme vous le savez, avec la petite fille d’Eugène Delacroix et qui me recevait chez elle très gentiment, en amie merveilleuse. J’avais fait sa connaissance quand je terminais mes études à l’École du Louvre. Elle savait que que son grand-père avait beaucoup travaillé au Maroc. Ce monsieur avait profondément et sincèrement aimé notre pays. Alors j’étais reçu un peu comme un enfant de la maison. Aussi, grâce à son mérite, il avait eu entre les mains mon manuscrit. Il avait pensé le publier dans une maison d’édition qui s’appelait alors ‘La Colombe’. C’était une petite maison charmante avec un comité de lecture très à même de choses de la littérature et alors il est intervenu pour que j’aille rencontrer ces gens. Je suis allé les voir. J’ai été très bien accueilli dans les termes que je n’oublierai jamais. Monsieur, le comité de lecture a eu le plaisir de vous lire. Il en est sorti avec la conclusion commune suivante: ce n’est pas la langue française que vous avez utilisée, mais bien celle du Coran.
-N.B: C’est merveilleux, mais je ne vois pas le rapport.
-K.Z: Attendez, je n’ai pas terminé. Ils ajoutent: c’est extraordinaire, c’est du Coran dont vous êtes le fils et nous sommes heureux de vous avoir découvert et ensuite si vous le voulez bien entreprendre la mise en marge de la confection de l’ouvrage, nous vous serions gré. Vous ne ferez pas fortune avec nous parce que nous sommes petits mais ce sera peut-être une manière de faire un pas dans Paris des lettres et des arts. Et voilà comment les choses se sont produites pour aboutir à la naissance de la publication du Cri du Royaume. La dite maison était si petite qu’elle a finalement été absorbé par Hachette, un gros mangeur de petits.
-N.B: À quel niveau vous avez contribué à la confection de l’ouvrage?
-K.Z: Je dois dire que le travail avait été fait d’une manière absolument parfaite et j’en été très content. Je n’avais rien à dire. J’ai dû intervenir pour la couverture seulement.
-N.B: Le recueil a été publié en 1961; puis il a fallu attendre encore des années pour publier le second: Kyrielle?
-K.B: Après la publication du Cri du Royaume qui a eu un franc succès auprès de mes amis et mes proches, aussi bien en France qu’au Maroc, je continuais d’écrire. Je me suis retrouvé avec un nombre impressionnant de textes que j’ai eu du mal à en faire le tri pour le second recueil. D’où le titre: Kyrielle, que j’ai publié à Rabat tout simplement chez des amis qui avaient une imprimerie et qui avaient la gentillesse d’organiser et de produire le travail complètement. Je l’avais dédié à mon père spirituel, S.E. Sidi Mohamed Charkaoui, en hommage de ma filiale reconnaissance et de ma respectueuse admiration. J’avais associé à cette dédicace, Hadj Ahmed Ben Saïd dont j’avais le grand bonheur de compter parmi les siens. C’était en 1966. Puis il y a eu Échelle pour le futur en 1974, puis le recueil Sève en 1980, publié toujours à Rabat. Et puis j’ai voulu marquer une pause. La matière ne manquait pas, Dieu merci, mais j’attendais des jours favorables pour reprendre.
-N.B: Entre temps, vous vous êtes mis à la peinture.
-K.Z: Ah oui. Oui.
-N.B: Dans votre cheminement, est-ce que la peinture complète la poésie?
-K.Z: Disons que c’est un prolongement et aussi une manière de se procurer quelque repos par rapport à l’écriture. J’aime passer de l’une à l’autre de mes deux passions.
-N.B: Est-ce que c’est fatiguant d’écrire?
-K.Z: C’est excessivement fatiguant.
-N.B: Est-ce que cela vous coûte d’écrire?
-K.Z: Cela me coûte autant que cela me procure des joies et les joies sont immenses. On peut être comblé. La peinture étalée sur une surface donnée procure des sensations merveilleuses. Elle s’y met de l’esprit, elle s’y met de l’âme et tout un ensemble de facteurs qui participent à ce geste créateur et qui procure par ricochet une félicité à nulle autre pareille. Cela vous repose de l’écriture. J’ai l’impression qu’une toile blanche apprêtée est facile à remplir.
-N.B: Ce n’est pas le cas. En écriture, Jean Giraudoux compare la page blanche à une dalle.
-K.Z: C’est ça. Quelque part, la dalle pèse lourd, et puis elle ressort des choses graves et gravées tandis que laisser courir le pinceau pour colorer une surface est pour moi chose aisée souvent.
-N.B: Que représente l’écriture pour vous: un acte d’amour ou un acte de mort ou les deux à la fois?
-K.Z: C’est un acte d’amour d’abord, et quand on concrétisé une motivation, on a donné suite à des idées. Et une fois concrétisés, ces débuts connaissent normalement une fin et on peut peut-être assimiler cela à la mort. Mais quelle belle mort!
-N.B: Dans l’acte d’écrire, est-ce qu’il n’y a pas un peu de narcissisme quand le poète dit, ça y est, c’est parfait, c’est beau, c’est merveille ce que je viens de produire, telle image, telle métaphore?
-K.Z: Oui, on peut ressentir de la satisfaction. Je sais quand il m’est donné de ressentir en profondeur la beauté créée. J’en éprouve un contentement intense, mais qui ne va jamais jusqu’à s’installer en signe d’orgueil. Non pas du tout, au contraire. Je m’incline à ce moment-là parce que je me dis c’est un moment de grâce, quelque chose m’est donnée, qui aurait pu échapper, mais je me suis trouvé là, à un moment où je voulais que cette beauté fut là, et j’étais là pour l’enregistrer. Je serais donc beaucoup moins auteur que co-auteur.
-N.B: Une dernière question pour clore la première série de nos entretiens: qu’est-ce être poète ou qu’est-ce un poème ?
-K.Z: Pour répondre à cette question, je vais vous lire un poème que je viens d’écrire sur le sujet, intitulé « Le Serment de la mer .»
« Paroles d’action
Originelles de contrées lointaines
D’ordre absolu émanant
Un poème est un geste écrit
Et de volonté souveraine
Là, les mots sont de cristal
Qui transitent au travers des gorges de feu
Qu’aucune ombre ne flétrit
Qu’aucun corsage n’étreint
Je les lis comme je lis dans un lac pur
Où brille la perle incrustée
Dans un regard ami
Les fragments de mon être
À l’appel secourable de la mer
Se remembrent
Aux ténèbres ennemies
Nos chaînes ont abandonné leurs amarres
Nues et encore liées par un fin cheveu
Aux ombres de la mémoire
Mes prunelles avides de beauté te perçoivent
Et les temps de leur torpeur secoués
Rafraichis me parlent un langage purgatoriel
L’arabesque voluptueuse
Et en mon sein endormie
À l’approche du poème qui s’élève
Sa cordelière dénoue
Le temps emplit alors l’espace
De musique et de vin
Les violons roucoulent
Et la mer, être vivant et prodigieux
Entonne un chant nouveau
Je fais le serment de l’aimer
Par delà la mort. »
-K.Z: Merci d’avoir écouté jusqu’au bout ce poème qui conduit à l’amour et à l’ascension de l’esprit.
-N.B: Merci à vous.