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Écrire, parler d'un lieu où on n'a pas été.


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ÉCRIRE, PARLER D’UN LIEU OÙ L’ON N’A PAS ÉTÉ. Commençons par cette assertion d’Henri Michaux ! « Je ne voyage plus. Pourquoi les voyages m’intéresseraient-ils ? Ce n’est pas ça. Ce n’est jamais ça. Je peux l’arranger moi-même, leur pays. » La tâche est plus complexe et demande une approche différente. On raconte que le jeune André Gide -pas encore tatillon- avait offert à Stéphane Mallarmé -déjà parmi les Dieux de l’Olympe- un tiré à part de son "Voyage d’Urien". Le tiré: Voyage au Spitzberg* constitue la dernière partie du livre. Le poète regarda l’auteur d’un air sidéré, pensant qu’il faisait état d’un réel voyage. Quelques jours plus tard, il revit Gide, et lui dit : « Ah, comme vous m’avez fait peur ! Je craignais que vous ne soyez allé là-bas pour de vrai ! » Les exemples des écrivains qui ont parlé des lieux où ils n’ont pas été méritent de s’y attarder. Victor Hugo a écrit "Les Orientales" sans jamais avoir posé un pied en Orient. Tolkien à qui on doit "Le Seigneur des anneaux" a créé un univers peuplé de races comme les hobbits, les elfes, les nains. Il a inventé des langues comme le ‘quenya’ et le ‘sindarin’. Sa passion pour les langues et les mythes a profondément influencé son écriture. Pour écrire "Tom Sawyer", Mark Twain s’est basé sur des récits et son imagination a fait le reste. Dans "Moby Dick", Melville évoque des lieux maritimes qu’il n’a pas visités, en s’appuyant exclusivement sur des histoires de marins et des recherches. Gabriel Garcia Marquez a créé le village fictif de Macondo en s’inspirant de quelques éléments de sa Colombie natale. Plus récemment, en voyageur immobile, Philipe Delerm dans "New York sans New York" donne l’impression qu’il connaît la Grosse Pomme comme sa poche, alors qu’il n’y est jamais allé. Mais il y a un cas dans la littérature qui semble truculent, celui de Howard Phillips Lovecraft. Lovecraft le reclus Il est surtout connu pour ses contributions à un genre qui va du fantastique à la science-fiction. On lui doit un univers littéraire complexe. Auteur entre autres, de "Démons et Merveilles", de "L’Appel de Cthulhu", de "Dagon" et des "Montagnes hallucinées", l’écrivain se démarque par un style distinctif, narratif, combinant une prose archaïque avec des descriptions d’horreurs cosmiques et d’entités extraterrestres. Ses récits explorent souvent des thèmes tels que l’insignifiance de l’humanité dans l’univers, la folie, et les connaissances interdites. Il a introduit des concepts comme « Les Grands Anciens », des entités puissantes et malveillantes qui existent au-delà des limites de la compréhension humaine. Son œuvre la plus célèbre est probablement celle liée au Mythe de Cthulhu, une série de récits interconnectés qui mettent en scène des créatures cosmiques et des cultes anciens. Cthulhu, une entité tentaculaire endormie sous l'océan, est l’une des figures centrales de ce mythe. Bien que Lovecraft n’ait jamais bougé de chez lui, son travail a eu une influence énorme sur la littérature d’horreur, la culture populaire et les médias modernes. Ses idées et son univers ont inspiré des réalisateurs et de nombreux auteurs tel Stephen King, Lovecraft avait une approche très particulière de la documentation pour ses œuvres, se distinguant par sa combinaison de lectures approfondies et de recherches minutieuses. L’homme était un lecteur vorace. Il se documentait principalement à travers des livres et des articles, particulièrement intéressé par des sujets comme l’histoire ancienne, l’archéologie, la mythologie, la science et les théories cosmiques. Ses lectures incluaient des ouvrages sur l’Antiquité, les légendes et les mythes, ainsi que des travaux de science-fiction et d’horreur. Avec le temps, il avait acquis une vaste connaissance des mythes et des légendes de différentes cultures. Cette connaissance lui a permis de créer un univers riche en références et en traditions fictives, tout en intégrant des éléments empruntés à des mythes réels comme ceux de l’Égypte ancienne, de la Grèce antique, et de diverses traditions occultes. Il s’appuyait sur des ouvrages de référence pour enrichir ses récits, ses descriptions de villes ou de quartiers, utilisant des encyclopédies, des guides, des cartes, des ouvrages historiques et des travaux de recherche pour s’assurer que ses descriptions et les éléments de ses histoires étaient crédibles. En plus de la recherche factuelle, Lovecraft utilisait largement son imagination pour créer des éléments originaux et terrifiants. Il combinait des faits historiques et des théories scientifiques avec des concepts fantastiques pour construire ses récits. Lovecraft a également puisé dans ses propres observations et expériences de vie. Il a souvent utilisé des lieux réels et des détails personnels dans ses histoires, bien que ces éléments soient parfois transformés pour servir ses besoins narratifs. Ses connaissances en histoire, mythologie et science doublées d’une imagination fertile ont joué un rôle important dans l’élaboration de ses récits, tout en lui permettant de développer un univers complexe et captivant. Notons pour terminer que Lovecraft a vécu une vie relativement recluse. Ce qui ne l’a pas empêché d’échanger des lettres avec des amis offrant des aperçus fascinants sur ses pensées et ses idées. Il a aussi mis à contribution de nombreux écrivains contemporains et spécialisés, des universitaires qui étaient des experts dans des domaines variés sur des sujets qu'il trouvait nécessaires pour ses récits. Le genre épistolaire l’a aidé à affiner ses connaissances, à vérifier certains détails, à développer et à diffuser son univers littéraire. L’intertextualité autoréférentielle s’avérant en fin de compte une pièce maîtresse. Lovecraft a su transposer d’un mode à un autre, les thèmes dont se constitue son imaginaire créateur où l’indicible, l’invisible et l’inconnaissable se confondent. Dans "Les Montagnes Hallucinées"**, il nous laisse l’un des témoignages les plus élaborés de sa maîtrise d’écriture. Récapitulons ! Pour écrire, Lovecraft utilise des cartes, des guides, des sources fiables telles que des livres, des articles, des documentaires et des témoignages pour obtenir des informations détaillées sur le lieu ou l’objet à décrire. Cela lui permet de construire une description fondée sur des données précises, même si l’expérience directe lui manque. En se basant sur les informations recueillies, il utilise son imagination pour créer des descriptions vivantes et crédibles. Cela peut inclure des détails sensoriels et émotionnels qui, même s’ils ne sont pas basés sur l’expérience directe, peuvent capturer l’essence du sujet. Dans sa nouvelle "La Cité sans nom",*** enfouie au milieu du désert d’Arabie, Lovecraft intègre des éléments culturels, historiques et contextuels pour enrichir ses descriptions de fresques qui révèlent que la cité a été attaquée par des momies, des créatures reptiliennes antérieures à l’humanité. Le narrateur se retrouve ainsi face à une altérité radicale. Il tente de s’y rapprocher. Il compare et son référentiel est purement imaginaire dans le but de rendre la description plus accessible. Chez ce maître de l’horreur, les analogies permettent de faire passer des concepts abstraits ou inconnus en termes plus concrets. Lovecraft écrit en tant qu’observateur distant ou comme quelqu’un qui s’efforce de comprendre le sujet à travers les yeux des autres. Il est important de reconnaître les limites de cette approche, car la description peut manquer de nuances que seule une expérience directe pourrait apporter. Cependant, avec une recherche rigoureuse et une écriture imaginative, Lovecraft a su créer des portraits convaincants et évocateurs de lieux ou d’objets qu’il n’a pas directement expérimentés. Chez lui, le fantastique comme genre ne confond la raison et ne surprend les sens qu’à seule fin d’asseoir une réalité rivale pour ne pas dire parallèle. L’imagination reçoit dans ses écrits une mission : démontrer la réalité du mystère. Paradoxalement, on peut dire que Lovecraft a aussi donné envie à d’autres fous furieux, d’aller à l’aventure, dans la pure tradition des grands voyageurs. * Une île de l'archipel du Svalbard, bordée par l'océan Arctique, la mer du Groenland, la mer de Norvège et la mer de Barents. ** "At the Mountains of Madness", 1931 *** "The Nameless City", 1921.

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