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Loakira ou l’imminence renouvelée du retour à l’origine.(*)


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Il faut une patience peu commune et une joie maligne pour apprécier Grain de nul désert (1) de Mohamed Loakira que la quatrième de couverture présente comme un long périple ou le poète, vociférateur comme Abderrahmane Al Majdoub, déroute par sa parole décapante et son charme insolent. Ce recueil n'a rien d’un livre confortable. Il est grave et son secret est plus profond que le cri du poète ; un cri qui ravive des racines emmêlées dans un passé complexe qui ne donne à priori au lecteur pressé qu’une réponse confuse.
Sous le beau titre de Grain de nul désert, Loakira nous gratifie d’une œuvre où s’affirme encore sa maîtrise d’un art savant qui sait traduire les nuances les plus subtiles de sentiments fortement pensés ; une oeuvre plus ample, plus essentielle en sa signification. Le poète garde dans ce long poème le souci d’une forme qui exprime par sa souplesse, la même tension entre un ici banalisé et un ailleurs insituable qui se dérobe au désir. Cette tension est le lieu même de sa poésie, lieu de l’humble présence qui témoigne, et celui de l’angoisse opaque qui interroge.
Loakira dote ce recueil d’une tenue de langue sans pareil. Il retrouve le même fervent désir, les mêmes thèmes, scrute les mêmes horizons, s’adresse comme au dernier des hommes. Toujours en quête d’une vérité capable de gommer la présence trop pesante d’une réalité terrée derrière des façades bien fardées, il suscite tant de souvenirs, tant d’images perdues dans des traces adventices. Feignant l’oubli, il évoque la mémoire involontaire et procède par une stratégie oblique. La terre qu’il traverse est ce désert où tout le sel de la vie s’est retiré. Et il importe peu pour lui de nommer ce désert. Il lui prête bien une texture, un visage, mais c’est un visage rempli d’une absence que nulle parole ne convertit. Immense comme ce qu’il renferme, celui qui le pénètre n’a rien à souhaiter que la vérité. Et ce souhait est si fort, mais en même temps si pénétré de sa fragilité vu l’inconsistance de l’homme et des choses devant sa majesté.
Sans doute, Grain de nul désert trouve-t-il son unité dans le sentiment de la solitude. Même l’espoir est humainement désespéré. Et face aux écrans, aux troubles, aux mirages, aux simulacres, le poète fait sonner le rien ; revanche d’une démarche qui balance entre la mémoire et le désir. Qu’importe si le temps se perd, le grain à recueillir sera l’ultime ressource. Voilà pourquoi Loakira pousse l’idée qui l’anime et la rend sensible comme lui-même la sent. Il y a d’ailleurs chez lui un destin et une pensée poétiquement liées. Ne le voit-on pas fureter avec une passion forcenée et généreuse, la flagrante nudité d’une existence qu’il sait vouée à l’errance ? Et qu’est-ce ce raisonnement qui ne s’abîme que pour mieux triompher du temps irrachetable ?
Dans ce recueil à l’itinéraire éclaté, le poème semble ‘alloti’ à plusieurs voix. Il se déroule même sur plusieurs plans, et cela malgré une typographie qui tente d’imposer une lecture qui ordonne un débit pour le moins vertical. Quoiqu’il en soit, Loakira remonte ici sa pente, taille, hurle ; descend au plus intime de lui-même pour capter à leur source les instants qui le pressent. Il sait que l’émigrant du silence n’atteindra jamais la patrie promise. Et il prend sur lui de dépasser la poésie close pour arrimer son être à ce haut lieu, théâtralisé à souhait, mais qui dit l’effort désespérée de faire taire de précieuses blessures. Puis il y a cette parole impérieuse dont il ne peut se déprendre, sans se trahir quelque peu. Cette puissance n’a pas changé depuis les débuts prometteurs du poète, car il y a dans l’inspiration de Loikira une opiniâtre unité. Guetté par le néant, il le brise, cerné par le doute, il lui oppose un tempérament farouche. Et il ne joue pas sur des analogies entre le passé et le présent, sur des échos qui remontent vers nous des profondeurs de sa mémoire. Aucune leçon non plus à tirer de l’histoire. Le poète ne dit que l’affect d’une situation confuse où l’homme se trouve confronté aussi bien à son destin qu’à sa caducité. Pour lui, il ne s’agit pas de retrouver cette « ville-arche » qui déploie à une profondeur infinie l’entassement de ses pièges. Miné par une nostalgie qui le hante, il crie bien fort son besoin de repolir les vérités avant de les inclure dans une morale de l’existence. Et la grandeur du poète est de faire justement la trace du cheminement terrestre sans jamais oublier les emplacements des sources. Au bout du compte, ce poète-là est un sujet irréconcilié. Sa hantise du souvenir et l’inaptitude de la mémoire à l’abolir ou à tout le moins le domestiquer, marque toute sa poésie. L’art ici fait tout. La magie des évocations retient. L’acuité de la vue brouille encore les pistes de sa lumière glacée qui n’en est pas moins celle de la lucidité. Tout en faisant tourner ce kaléidoscope, Loakira se définit jusqu’au malaise, entre la gravité et la gaieté, la colère et le rire moqueur, la sensibilité et l’ironie. Mais les choses ne sont pas si simples pour lui, car il a choisi d’emblée une poésie de l’éthopée pour retrouver les fièvres d’une aventure sans cesse renouvelée. Et qu’importe si c’est sur ce canevas que s’incrustent les sentiments qui se brouillent, se décharnent ou se déchirent ; s’inscrit une chronique où s’accumulent les complots, les révoltes, et toutes sortes de délires allant jusqu’à la transe. S’y dégage néanmoins un certain sens perceptible du temps et de la durée : immobilité, stagnation, retour du passé, mouvement, bonds dans le futur… Une âme se recueille-là, flotte à l’orée d’un désert taillé pour elle, le temps de l’attente.
Placée en une telle perspective de retrait, cette attente favorise le recul nécessaire à toute réflexion. L’important c’est de savoir que le désert existe et qu’il est bon parfois d’y pénétrer afin de retrouver le sens de sa propre vie. Car l’essentiel est dans la tranquillité du cœur pacifié ; lieu privilégié pour que puisse irradier la lumière intérieure. Et c’est ce qui se joue ici sur fond de silence. Or pour rendre toute son énergie à cette lumière supposée perdue, Loakira use de toute une stratégie du détour. Chez lui, la lumière éclaire une histoire, mais dit aussi la finitude d’une certaine manière. Elle porte en elle des traces de nuits blanches et d’aubes vacantes, des rets divagants et des tracés aventureux. Quoiqu’il en soit, le poète surcharge, détourne, exalte, fait que la lumière commande dans sa frénésie la percée d’un nouveau départ. Mais ce n’est pas tout : surmontant l’avanie et le doute, le poète gage sur les signes d’une montée d’espoir futur si près de transfigurer les ténèbres pour faire surgir leur signification première. Ainsi force-t-il quelques seuils, exprimant dans un chant grave cette fraternité des âmes toute tournée vers le pardon et l’espérance vive. Constater cette troublante vérité ne dispense pas de mesurer l’importance de cette note d’espoir capable de régénérer l’humanité et la purger de son agonie entropique :
« Gloire à toi patience mise au vert
Pourquoi tant de vicissitudes et de désarroi
Tant de positions réfractaires
Pourquoi tant et tant de paroles oiseuses
De soucis
D’alarmes aux résonances grossières
Le monde s’éveille à peine
Avec foi
Et compte tenu attendu Vu
Notre vivacité
Bien qu’elle soit réfractaire
Nous accomplirons des miracles jamais réalisés
Advienne que pourra. » (p.64)
Ce passage dévoile une attitude inexorable. Déjà on sent pointer ici une remise en cause de la fatalité. Le poète se ressaisit, avive sa sensibilité, et c’est vers une idée de l’homme et de son rêve réconcilié qu’il se fraye un chemin où se dégèle un éclair de joyeuse malice.
Au-delà et à un niveau très simple, on assiste à un développement inattendu qui nous permet un aperçu essentiel : le dynamise du poète. Or, c’est là précisément ce qui donne son sens au serment fait « d’accomplir des miracles, advienne que pourra. » Et ce n’est plus métaphoriquement que Loakira entend parler alors de ce thème que la patience épuise. Le cheminement est long. Chaque grain de sable résonne de paroles fortes, chaque parcelle de l’être reste le témoignage édifiant d’un triomphe sur l’histoire irréductible. Voilà pourquoi le poète veut se dépasser en se pensant, en s’expliquant, en agissant, en construisant. Il sait qu’il n’existe pas d’autres sillages pour y arriver. Mais conscient de la précarité des choses en ce monde, il lutte pour que son Moi ne se résorbe, ne se fane, soulevé par un grand sentiment sur lequel il ne peut rien et qui remplit sa vie. Cette conscience donne d’ailleurs tout son tragique à cette aventure qui le porte.
Loakira a beau osciller entre le divertissement et la sentence sombre, il ne fait que soutirer à l’histoire des indignations désolantes. Passons sur l’ironie ! Passons sur quelques figures qui se répètent ! Passons sur quelques images qui reviennent ! Il n’en est pas moins vrai qu’il montre avec quel soin il exerce son art. Dans Grain de nul désert, toutes les limites sont franchies. Le poète procède par un travail de sape pour traiter son sujet. Et ce n’est pas hasard si son poème pose le problème de l’homme jusque dans ses profondeurs insoupçonnées, met en valeur son inhumanité cruelle se fourvoyant dans des nostalgies insatisfaites. Loakira subordonne tout : son lexique, sa syntaxe, la qualité de ses assonances et un réseau d’images entretenant entre elles des rapports ramifiés. Les plus insolites confèrent au texte un impact spécifiquement poétique. Ainsi il y va de ces expressions : « tel le palmier dos à la lumière »,
« l’ombre de sa survie » (p.28)
« la craie n’a pas de mémoire » (p.43)
« les promesses usent le crédule » (p.46)
« le piège c’est le mi-chemin » (p.54)
« chauler les falaises et les détroits lointains »
ou encore cette perle :
« l’ivraie fleurit / et la démarche du corbeau/ fait école »(p.67).
Ces sentences adaptées prennent ici valeur de maximes, font par pure allusion de tragiques aveux. Bien que Loakira n’est pas loin du mot d’esprit, il condense ses pensées et garde dans sa voix un ton d’inspiré. Fortement attachées au contenu, ses stances épigrammatiques donnent la sensation d’être en alerte dans un arrière-monde sur le point de se délivrer et de rendre à l’homme une nouvelle cohérence. Car des ruines des cités en dérive, il reste la continuité du souffle de l’esprit et la mémoire qui porte dans ses stries l’histoire de l’humanité.
L’originalité ici est dans cette souffrance poétique à constater que la vie tarde à parvenir à sa résorption. Mais là n’est pas sans doute le plus important. Ce qui retient par contre, c’est que Grain de nul désert est une sorte de contrepoint au thème de la blessure. On serait même tenté d’y lire un chant de félicité n’était-ce la clôture tourmentée du poème : « le nœud est là ».
Loakira, pour quelque raison, devait tenir à cette clôture qui résume assez bien le mouvement de retrait qui donne une présence fragile à sa mouvance. Or, à bien des égards, ce dernier vers qui s’achève sur une profession de scepticisme absolu semble donner la clé pour ce qui reste à apprécier ou à expliquer. Il suffit simplement de ne pas l’exploiter avec indécence
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(1) Éd. Al Ittissal, 1994. 84 p. (Prix Grand Atlas. 1995).
• Texte paru dans La Revue Al Assas, n° 123. p.39 à 41

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