État de culture et d’histoire, une hypothèse très classique l’associe à la tour de Babel, détruite en raison de l’orgueil de l’homme. On n’ignore plus sur ce mythe à la blessure essentielle et dramatique. À cela, Georges Steiner n’apporte, à vrai dire, aucune révélation majeure, tout au plus précise-t-il qu’un certain mal a été « infligé au langage » par « la barbarie des institutions politiques. » (1) L’hypothèse que Walter Benjamin avait naguère formulée, se trouve dans ce constat : « Il n’est aucun document de culture qui ne soit document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte aussi bien le processus de leur transmission de main en main. » (2) Nous voilà obligé de considérer le langage du côté des profondeurs, là où l’oscillation perpétuelle s’y manifeste entre l’élan et la retenue, entre la confiance et le doute. Compris à cette profondeur, une voie salutaire serait de réduire cette barbarie versée dans la langue et transmise par l’écriture (3). Présente et puissante, celle-ci a sa stratégie. Elle traduit, nie et/ou dénie. Partir de là, c’est poser le problème du rapport qu’entretiennent les écrivains à l’écriture. Se placer dans cette perspective, c’est être tenté de n’exclure aucune donnée. Si l’on veut bien reprendre pour mieux poser et préciser certains faits ; des voix et des choix peuvent en éclairer d’autres en les interrogeant. S’il appartient à l’expérience de chaque écrivain de justifier tel ou tel acte (Régence-allégeance/Désenchantement-silence), comment alors peut se révéler à l’intérieur du deuxième axe la conversion ? Il semble qu’en profondeur se juxtaposent deux pôles : réconciliation et altérité. L’écrivain qui nourrit l’étrange ambition de maîtriser son langage, voit cette ambition le décevoir puisqu’il apparaît que c’est ce dernier qui lui impose ses règles et sa marque. Triompher de son langage, c’est taire les compromissions. Tenter de lui échapper par une écriture blanche qui aurait le pouvoir d’effacer derrière elle ses traces, c’est aller vers un recommencement. Jeune Homme Hogan de J.M.G. Le Clézio du Livre des Fuites (4) a du moins le mérite de l’affirmer : « Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie. »
Cette revanche inattendue ressemble fort à une autocritique qui tient compte d’une certaine détermination. Par ailleurs, il y a lieu de se demander comment par exemple cette écriture blanche saurait prendre en charge un discours réaliste. Sans trop forcer les choses, il semble que la littérature dans son désir de représenter le réel, met le langage dans une situation illusoire dans la mesure où elle place une barrière entre ce qui est signe et ce qui est objet. Que peut-on garder des ‘blancs’ de Flaubert le scrupuleux ? Devons-nous déprécier tout son labeur, toutes ses heures passées sur un mot, des semaines sur une phrase ? Tout cet effroyable travail n’avait pas suffi, il n’a abouti qu’à raboter l’aspérité et étouffer lamentablement la vibration du mot. Et Joyce et ses débordements à la recherche d’un ton, d’un rythme ? Que peut-on comprendre de ce work in Progress en dépit de l’obscurité du sens ? Comment nous situer par rapport à l’obscène et le philosophique ? Nous pouvons dès lors faire succéder quelques jugements -sans portée quelquefois- concernant le propos en question, et banaliser en même temps le doute de Kafka et l’incertitude de Beckett. Ceux-là avaient prononcé clairement leurs diagnostics. Mais ils ne sont pas les seuls à souligner l’inadaptation entre le mot et la chose, à porter sur le verbe comme instrument de communication inefficace, un regard d’interrogation. Ionesco, Adamov, Gueldérode et Arrabal révèlent eux aussi le drame de la communication dans un théâtre-laboratoire où ils ont voulu tester les limites du langage. Et à travers ce théâtre -précisément avec Beckett-, c’est le destin de l’homme qu’on met à nu, si tragique dans son attente d’une vertu indivise. Le théâtre de l’absurde est finalement un retour au tragique. Quant au Nouveau Roman, il poursuivit l’effort hors de ‘l’ère de soupçon’. Ce sont là des tentatives, et qui se veulent telles. Ces points de repère, pour éclectiques qu’ils soient n’entendent pas fournir des réponses. Aussi, notre investigation pour acquérir sa vraie portée doit s’étendre à la fonction poétique. Ce qui comptera, ce n’est pas d’en souligner les compromis ou le prix à payer pour que la conversion se réalise au meilleur des cas, mais de mettre en évidence, selon le mot de Valéry, ‘un langage dans le langage’. C’est ici que l’entreprise de Rimbaud a été une immense aventure liée à l’être ; Rimbaud dont les cris cherchaient un havre de paix où Dieu n’avait pas encore plongé ses griffes ; un lieu désert où le poète peut accoucher d’un verbe aussi puissant que le réel. On pourrait faire des remarques analogues à propos de Baudelaire, Hölderlin, Nerval, Artaud ou Mallarmé et une mise au point expliquera les divergences. Certes on peut comprendre la singulière attitude de Michaux comme une aventure dont l’enjeu est cette négociation au prix de laquelle il a essayé de manifester ce qu’il est à travers l’écriture et ce qu’il pourrait être dans ses aquarelles sous l’effet de la mescaline. Cette attitude permet de concevoir la conversion comme un art du possible. Qu’importe si Valéry, dans le tumulte du surréalisme, refusait les ‘chefs d’oeuvre’ sous l’emprise de la drogue! Si Bousquet grabataire arrachait aux mots la simple chose d’être là, Ponge polissait le langage pour rendre accessible et si limpide sa poésie. Leiris quant à lui le dénudait pour le rendre sobre. Personne n’est hors cause, car en définitive, on peut penser que ce qui est demandé aux hommes, c’est de prendre conscience de ce don du langage qui leur est fait, et accepter en retour l’idée et la pensée qu’ils ne sont les maîtres dépositaires légitimes. Si certains ont choisi l’écriture, d’autres ont préféré le silence.
Il est donc certain qu’il existe un problème qui tient du langage comme tel par rapport à l’écriture tout court. C’est de cette perspective que nous partirons pour tenter, à partir de l’acte d’adhésion, analyser l’acte d’exclusion. Passion d’un côté, folie de l’autre. Mais d’abord, nous devons nécessairement exclure toute prétention exhaustive en souhaitant qu’on nous pardonne ce ‘bricolage ‘qui vient du risque de se tromper. Il est évident que notre démarche demeurera sujette à caution aussi longtemps que cette contribution ne sera pas fixée nettement quant à son objet et à ses méthodes; la faculté essentielle tient ici au fait que l’allégeance et le silence ne sont pas des notions codifiées d’avance. Partant de là, nous ne pouvons que dériver et nous perdre.
Or donc les perspectives qui seront prises ici susciteront des réactions diverses. Aussi, notre souci est de limiter notre champ d’investigation. Il est même prudent, pour ne pas battre en retraite de ne pas faire disparaître les seules traces tangibles que nous ayons. L’écriture est bien évidemment une entreprise démentielle, et la cécité n’épargne aucun manieur de mots. Certains parent aux risques, d’autres s’aventurent et ils sont légion à attendre le Livre à venir en regrettant même de ne pas beaucoup écrire. Mais aussi prolixes qu’ils paraissent, l’aliénation les guette. N’oublions pas que les meilleurs talents quelquefois sont les plus aliénés, les plus asservis à leurs outils! Tourgueniev n’enjamba-t-il pas la Volga pour sauver sa plume en Occident? Bien plus, comment comprendre Beckett qui prend superbement ses distances envers l’Irlande et assène sans ambages: « nommer, non rien n’est nommable, dire, non rien n’est dicible » ? Et la paire, Breton/Soupault qui explorèrent à deux mains Les Champs magnétiques armés d’une herse automatique? Il y a plus. L’impératif de la transgression nécessaire chez Dada, voire Burroughs qui conçoit la subversion comme une pratique qui dénature à dessein « l’écriture policière ». Les montages de Brion Gysin lui ont certes permis d’aller de Nacked Lunch à Soft Machine sélectionnant les mots et les images à faire valoir. Si le ‘Cut up’ et le ‘Fold in’ ont fait explosé le ticket, ils n’ont pas dépassé la frontière. Burroughs lui-même s’en détourna pour tenter une autre expérience partant du procédé rencontré dans maints écrits sur le psychisme et qui consiste selon lui en « un exercice de visualisation de figures géométriques ». The Wild boys écrit entre Marrakech, Tanger et Londres a pour sous-titre: « un livre de morts ». Est-ce nous signifier le découragement, l’impuissance, les limites qui annoncent la défaite, et donc la fin? Cependant l’écrivaIn sent bon , même quand il recourt à l’alcool ou à la drogue pour se débarrasser de cet écran de fumée qui se dresse entre lui et le réel. Telle est en tout cas la problématique à laquelle fait face tout écrivain hanté par la page blanche.
Il est vrai que quelque chose d’essentiel manquera à cette étude car les quelques notes qui vont suivre ne sont pas motivées par une volonté de faire le point. Il nous a semblé tout simplement que l’écriture et le langage soulevaient certaines interrogations auxquelles il importait de s’arrêter.
I/ Affrontement et castration.
Après avoir présenté un faisceau d’indices qui prêtent à discussion, nous aimerions nous pencher sur des aspects très divers du rapport des écrivains au langage et à l’écriture. Nous avons tenté dès l’introduction de signaler quelques cas que nous estimons représentatifs et qui peuvent nous aider à comprendre la nature du problème. Sans doute nous faudra-t-il reprendre certaines hypothèses et les préciser. Et d’abord. Celle-ci: si l’on définit le réalisme comme un discours assurant au texte littéraire un maximum de réalité, il y a lieu de se demander avec Mathieu Bénézet si la tentative de la littérature « dans sa volonté de réalisme, n’a pas mis le langage dans une distance extrême révélant cette distance et ce silence épais entre les signes et les objets. » (5). La part de cette distance extrême n’est évidemment pas absente de la production de Flaubert. Et on peut se demander si cette distance n’établit pas une sorte de frein un peu trop appuyé entre l’auteur et son texte.(6) Génie ou névrosé, Flaubert ne pouvait concevoir son expression que juste et efficace. L’appréhension des phrases mal construites « qui oppressent la poitrine (et) mènent les battements du coeur »(7) sont cette menace que seule l’expression fixée dans un cristal peut soulager. Cela renforce la conviction que Flaubert cherchait dès l’oeuvre de jeunesse une perfection qu’il fallait arracher aux blancs, aux silences dans ses textes. Ces constatations nous font penser à la gestation de Joyce dont le procédé repose tantôt sur un jet dévorant qui se présente dynamique et vivace, avec une démesure extraordinaire de sens. Ne voit-on pas dans Ulysse la phrase débouler « sans préparation, s ans liaison avec le contexte », souligne John Updilke dans Picked-up pièces ?(8) Qu’est-ce que cette logorrhée de cinquante pages qui termine justement Ulysse? En quoi correspond-t-elle au réel? Ne peut-on pas dire dès lors que, sans explorer le sens exact des mots, Joyce met depuis la) périphérie l’écriture à l’épreuve tout en la poussant au dialogue, à la communication, voire à être pour lui pure médication. Cette démesure fait se multiplier, s’éclater les effets. E
Ces interprétations de l’écriture (« littéraire ou pas, intransitifs ou utilitaires ») qu’ a données Debray montrent l’insoluble ambiguïté des rapports et le destin irréductible de l’homme face à la langue. Cette vérité a stoppé net plus d’un audacieux. S’il est bon ton de dire avec Ponge que le poète doit « relever le défi des choses en langage », la tentative de Ludwig Wittgenstein se propose plutôt, et avec une certaine pudeur, de « ramener (ce) langage de son usage philosophique à son usage ordinaire. « Quoi de plus prudent à cet égard que de « ne rien dire sinon ce qui peut se dire »(13). Mais obstiné, le poète aime « sentir et dire juste » (Char).
Kafka voulait formuler au-delà de la tribu des mots l’informulable. La chair affreuse (‘Ungeziefer’ qu’est-ce sinon un cri disant sur laquelle souffrance la métamorphose s’est faite. À quelques nuances près, l’autre variante de la problématique traverse l’a pratique de Beckett. Le doute a tout naturellement conduit ce dernier à assister avec une tendre absurdité à c cette ruine plombée dont Molly démon er les mystifications: « Dire c’est inventer. Faux comme de juste » (14) L’impuissance du langage à saisir son objet comme dit G. Picon ou à traduire ce qui le dépasse est dans ce constat lancé comme une boutade quand le désespoir et l’insatisfaction résonnent d’un même écho. Cela!i qui veut témoigner, la double nature du langage -signe/chose- et sa logique ne lui permettent pas. >Elles lui font même comprendre la vanité de son geste. Or donc, il faut bien se servir du langage et de l’écriture pour dire désespérément l’échec aussi. À la vérité, même « soumise au refoulement ou à la dénégation, (l’écriture) fait retour de partout et conquiert le rôle de médium indispensable pour l’exposition des thèses qui la nient (15).
L’aveu force le silence, tente de lui faire dire plus qu’il ne dit ou éclate à travers ion faisceau de substitution c comme une arme contre le désespoir du néant. L’échec de Kafka est dans le doute de chaque mot (16). S »’il semble désemparé, s’il semble livré au désert de ses mots (17), s’il semble piégé par ses trois impossibilités:
-impossibilité de ne pas écrire,
-impossibilité d’écrire en allemand,
-impossibilité d’écrire autrement.
Kafka a toujours, jusqu’à la limite de ses forces, cherché à travers quelques lignes de fuit une déterritorialsation (18). Tenter cette sortie, c’est aller v ers l’instant de grâce dont le siège de stabilité serait sans aucun doute le judaïsme pour ce dernier. Mais encore faut-il « remplacer l’oeuvre et le sien ce de Kafka dans le contexte de la sensibilité juive et les langues et littératures européennes »(19) Notons qu’avec Kafka et Beckett s’accomplie une jonction. Pour les deux, le langage est suspect. Mensonger pour l’un, impuissant à traduire pour l’autre. Partant de là, leurs phrases ne peuvent que se disloquer et se hacher d’incidences. L’histoire d’automobile de Kafka, lue par Max Bord dans le salon de Baum est considérée para l’auteur lui-même comme un patchwork d’(éléments décousus: « J’écris séparé de tout le monde et, en face de mon histoire, j’avais le menton littéralement enfoncé dans la poitrine. Les phrases désordonnées de ce récit, où il y a des trous dans lesquels on pourrait mettre les deux poings; telle phrase se frotte contre k’autre comme la langue sur une dent creuse ou fausse. » (20)
De tout cela, résulte pour Kafka une vague sensation de malaise. Peut être cette suspicion fameuse est-elle combinée avec celle non point fameuse d’une existence altérée et insidieuse qui exigeait de lui « l’aveuglement ou le compromis » comme le dit sans détours Marthe Robert dans sa Préface au Journal. Le déchirement ne peut venir que du refus des deux. Au lieu de construire une tour, Kafka creusa un immense terrier; préféra ainsi le secret de sa propre souffrance en dépit d’un pessimisme mordant; mais garda l’âme rôdant autour d’une vérité.
À ce compte, nous pourrions répéter ici l’impasse où se trouvait tout juif de Prague écrivant en allemand. L’accès à la langue majeure n’est pas évident. Or écrire avec la réaction qui s’esquisse contre cette domination, c’est inscrire au coeur sa syntaxe le signe inévitable d’une distorsion. Écrire l’éloge ou le reproche. Écrire avec tous ces doutes ou alors se taire. L’on peut même penser que se manifeste à partir de là une lente destruction que Steiner raffine quelque peu et qu’il situe dans « l’érosion de la parole ». Pour dire cette hypothèse, il démontre certains faits sur lesquels elle s’appuie:
« Deux voies s’ouvrent à l’écrivain qui sent que la condition de son instrument est mis en question, que la vocation de celui-ci se dégrade: ou bien s’efforcer de transposer cette crise généralisée dans sa syntaxe personnelle, en expliquant, avec son aide, les traits précaires et vulnérables de la communication; ou bien choisir ce live de suicide littéraire, le silence. » (21)
Malgré sa valeur de constat, il faut reconnaître que cette « réduction » n’est pas à rejeter. Elle se révèle solide dans le domaine de son application. Il est à constater qu’elle conduit directement à deux errances de portée fatale: le traumatisme quand ce n’est pas la folie. 3Le fou est la victime de la rébellion des mots » lançait un jour Edmond Jabès.
À l’appui de la thèse de Steiner, nous voudrions apporter d’autres éléments. Traduire la crise, c’est relancer l’acceptation. Mais c’est dire aussi la dérive tel « l’étudiant d’idiomes dément » de Louis Wolfson (22) qui se déterritorialise dans les langues étrangères afin de fuir la tyrannie de sa langue maternelle. Par contre, les incursions d’un langage parlé, populaire et dialectal dans la composition de César Pavese devait lui épargner une brutale sécheresse. Or tout compte fait, c’était déboucher sur cette incertitude fondamentale aussi, voire une défaillance que Pavese résume dans cette phrase lapidaire et saccadée: « Tout cela me dégoûte. Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirais plus. « Est-il meilleure expression de l’échec? Pavese dut l’éprouver pour l’avoir écrit, dix jours avant son suicide.
La déficience du langage risque en fin de compte d’ condamner à la stérilité s’il n’y a ni évasion ni libération possibles. Bien sûr, tout cela s’accomplit une fois la rupture consommée. Mais sisal peut en être autrement. Cette rupture engendre néanmoins son propre système dans les conditions même de l’échec. Si Beckett nie toute communication, c’est « parce qu’il n’ existe pas (selon ses propres termes) de moyens de communication »(23) Il creuse encore le fossé pour nous arracher à l’illusion de croire qu’il peut en être autrement. Du coup,, on se retrouve rejeté dans une étrangeté radicale, dans un rigoureux isolement dont les lacis conduisent vers une absence qui peut basculer et se transformer ben une présence revalorisée. Sans vouloir établir un parallèle entre Beckett et Kafka, il faut tout de même reconnaître que des facteurs analogues les ont ébranlé
. Venons-en. Aux deux niveaux esquissés par Steiner comme à l’affrontement le plus tranché: dire ou se taire. Dire pour révéler le langage dans sa résonance authentique ou chuchoter à la manière de Saint-John Perse dans ‘Neiges’ « ce pur délice sans graphie ou court l’antique phrase humaine. » Chercher à même « les plus vieilles couches du langage, parmi les hautes tranches phonétiques », c’est dire que la passion de l’origine n’est donc pas en régression. La quête de la langue originelle à l’extrême cette demeure heideggérienne où le lot est rendu à sa signification première.On comprend que la confiance revienne. Pour retrouver cette pureté, il faut remonter, croyons-nous, avec Jean-Pierre Brisset et d’autres ‘pèlerins’ au-delà de l’histoire de Babel. Chose remarquable, le langage avant le péché originel semble lavé de tout soupçon. Mais en même temps qu’on voit se dessiner cette quête de l’origine, on observe une interférence de révolte et d’insatisfaction. De subtiles analyses conduisent Steiner à introduire une double possibilité (refuser/accepter) digne d’intérêt entre le doute et la jouissance qu’on à manipuler le langage. Ce lien ne cesse de postuler qu’il y a une sorte de perfidie. Même quand il assigne que détachement et distance, qu’adieu et renoncement, le langage comme le soutient Brice Parain « admet que nous refusions son emprise et que nous formions même, le dessein de le détruire. Mais il ne nous laisse pas néanmoins lui désobéir impunément, faisant de nous les premières victimes de notre révolte, qui nous précipite dans le désordre et l’insatisfaction. » (24) Ce paradoxe n’existe que parce que le langage est imperfection. Il n’existe que pvrcequ’il est contradiction. On passe de l’un à l’autre, souvent sans faire de différence; silence et absence, voire épreuve et formation. Il en découle une apparente période d’arrêt, une sorte de traversée du désert où l’excès de la perte ramène vers un ‘Moi’ revitalisé. Au statique répond le linéament. Virginia Woolf qui a toujours cherché une consolation en dépit de sa mélancolie coutumière, attendait de l’écriture une conscience; celle de son existence. Elle confie dans Journal d’un écrivain: « rien en moi, n dit-elle, ne forme un tout, à moins que je n’écrive .» Donc à la défaillance du langage répond « le triomphe de l’écriture » (Karatson) nonobstant l’affirmation de Woolf: « travailler, lire, écrire ne sont que des déguisements. » C’est à ce point de vue que la contradiction de Karatson est intéressante. (25) Mais précarité de toute manière, car « comment dire ce que je sais / Avec des mots dont la signification / Est multiple? » s’interroge Jabès. Le terrain est miné; et Karatson dans la justesse de sa formulation l’explique ainsi: « Le travail de l’écriture s’effectue en circuit fermé, sur un terrain piégé où la vérité risque à chaque moment de se transformer en mensonge, et inversement. » (26)
Des folies d’interprétations peuvent se déchaîner là-dessus. Mais qu’on se refuse à prendre pareilles tentatives pour absurdes. Quand Joyce par exemple se dit ou se pense profanateur, il ne trahit pas sa passion. L’anglais, si riche soit-il ne pouvait lui suffire. Ne voulant pas se taire, il prit le parti de se venger en travaillant à une fermentation de cette langue où il ne se sentait pas ‘at home’. L’exil ajoutait donc à une métamorphose linguistique. Joyce a-t-il fait aboutir son projet? Tout au plus dirons-nous, démolissait-il pour mieux construire. Il y a dans ces frontières au trajet délébile une philanthropie, un enchevêtrement de réel et d’onirisme qui précipite insidieusement l’écrivain dans un leurre absolu. Écrire ou se taire. Se taire ou témoigner quitte à fouler aux pieds les alliances. De toute manière, seule la transcendance sait se faire inexprimable et le travail du langage consiste justement à dé&faire toute transcendance. Le poète qui reterritorialise son langage le sait. Tristesse quand l’aveu est là. Désespoir quand il ne pourra se dire. Paix quand il se dira autrement.
II/ LA RITOURNELLE ET LE CRI.
Si le langage exerce sur l’homme une emprise, l’enthousiasme pour l’écrivain n’est pas moins fascinant. Jack Kerouac par exemple était honoré d’écrire et voulait voir tout le monde autour de lui écrire. Il serait, dans le cadre de ce travail, inutile à notre sens de montrer d’ailleurs ce que l’acte d’adhésion révèle ou apporte. Ce qu’il propose est déjà banalisé. Tout son bienfait pourrait-on dire, réside dans cette ivresse que s’approprie l’écrivain maniant ses mots et traçant ses phrases au cordeau; tout son agencement a pour souci la syntaxe limpide, votre parfaite. Et là où celui-ci sent dans un élan narcissique toute cette joie indicible, un autre à l’opposé est pris d’angoisse, tétanisé par ‘la dalle blanche’. Voilà deux cas qui intéressent notre recherche. Mais sans doute, est-il mieux de s’en tenir au silence qui guette le deuxième.
Dans la perspective choisie ici pour examiner les signes de ce dilemme constant: Écriture / Silence, s’esquisse déjà, par le biais de quelques investissements, l’exigence d’une véritable conversion. La culbute qu’opère cette dernière, prend dans des cas précis un caractère de complémentarité. Conscient que le langage est un labyrinthe, Michaux avoua son impuissance tout en laissant une apostille: « Tâche d’en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre ». S’il l’a écrit « du bout du monde », il l’a fait avec « des mots qui n’appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots (…) dont on pourra se servir soi-même à sa façon. » (27) Michaux invente alors un alphabet imaginaire, une espèce de graphologie pour traduire et symboliser son univers. L’expérience de la mescaline n’est pas un accident ou une fuite vers « le paradis artificiel ». Il importe, pour mieux comprendre, de poser cette exaltation comme une nécessaire complémentarité. Michaux, constate Octavio Paz « commença à peindre lorsqu’il s’aperçut que ce moyen nouveau lui permettait de dire ce que sa poésie ne pouvait dire. » (28) Cette dimension à laquelle il accède n’est conquise qu’à travers cet état de grâce dont parle Baudelaire dans ses « Paradis artificiels ». La complémentarité est là puisque pas un mot ne saura rendre la fluidité des tons pastels ou l’angoisse des « personnages en mouvements » des gouaches de Michaux. Pas une couleur, fut-elle extraite d’une palette de grand maître, ne peut fixer les mots qu’utilise Michaux. Ainsi, de la glossolalie à la graphologie, c’est déjà une conversion heureuse. Mais lourde est la rançon. Jean Starobinski a raison de parler de cette descente aux enfers comme « un malaise vécu(…) qui va au tréfonds de la vie psychique. » (29) Ainsi, de la lettre à l’image, il n’y a que le geste à accomplir. Et si l’on est tenté de repérer là signe de schizophrénie, mieux se ranger du côté de Paul Klee qui affirmait que « écrire et dessiner sont identiques en leur fond », et plaçons la ritournelle dans une superbe ‘machine à gazouiller’.
Non suffisante souvent, incapable de traduire l’autre pôle, la conversion va vers l’irréversible quand elle ne continue pas la tâche inachevée autrement. Raymond Roussel dont le procédé d’écriture partait du mot pour construire le récit, diluait par cette expérience quelque peu ses fantasmes. Pris dans les mailles d’un délire paranoïaque; il n’a voulu retenir que les six mois d’exaltation qu’il a vécues pendant la rédaction de La Doublure se sentant l’égal de Dante et de Shakespeare. Cette puissance jaculatoire de la création l’a placé dans une monomanie systématisée. Nostalgie oblige! Il sombras dans l’alcoolisme et la toxicomanie. Cette compensation n’était en fait qu’une lettre d’autodestruction qui déboucha sur un suicide en réserve.
Utiliser le langage ou faire la langue ne relève pas de l’arbitraire. En tout état de cause, l’écrivain qui a choisi d’écrire doit à travers l’ambiguïté du langage trouver ses mots, son dialecte; « trouver une langue » disait Rimbaud. « Devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue » reprennent Deleuze et Guattari.(30) Le cas de Kafka est intéressant. Il « ne s’oriente pas vers une reterritorialisation par le tchèque. Ni vers un usage hyperculturel de l’allemand, avec surenchères oniriques, symboliques et mythiques même hébraïsantes (…) Ni vers un yiddish oral et populaire; mais , cette voie que montre le yiddish, il la prend d’une tout autre façon pour la convertir à une écriture unique et solitaire. Puisque l’allemand de Prague est déterritorialisé à plusieurs titres, on ira toujours plus loin, en intensité, mais dans le sens d’une nouvelle sobriété, d’une nouvelle correction inouïe, d’une rectification impitoyable, redresser la tête »(Id. pp.47-48) et trouver sa jouissance. Écrire pour vivre autrement. Écrire ou mourir, « prendre en charge l’impossibilité d’écrire » (Blanchot). Comme le langage a été corrompu par un mauvais usage, le silence serait même une vertu. » (31) Obéir à cette vérité, c’est conserver assez de sagesse et de raison pour ne pas écrire.
À dix-huit ans, sans feindre la hâte incontrôlée, Rimbaud donna Une Saison en enfer, vive et brûlante; et « puis il ne fit plus rien que de voyager terriblement et mourir très jeune » résume excellemment Verlaine. (32) L’essentiel paraît être dans cette rupture, dans cet assaut de l’Abyssine. Mais il faut convenir tout de même, si Rimbaud inventa la couleur des voyelles, régla la forme et le mouvement de chaque consonne, c’est qu’il était en chemin pour l’expression qui sera sienne: « inventer un verbe poétique accessible (…) à tous les sens » (Délires 11. Alchimie du verbe). En s’arrachant aux rets qui le tenaient prisonnier, Rimbaud découvre le mystère qui rend le monde transparent. Non seulement Yves Bonnefoy dépiste dans cette fuite des « marais de l’Occident » une passerelle qui surplombe les abîmes, mais voit dans l’établissement au Harrar l’inévitable prolongement.(33) Le Harrar serait selon le mot d’Alain Borer « la recherche fondamentale en littérature, l’épistèmé. » (34) Tel est bien le sens qu’il faut accorder au silence de ce poète qui « accepte sa mort spirituelle, se tait devant le monde qu’il a lui-même fait voler en éclats. » (35) Ce silence combien trompeur, livre un message prometteur (36). Et tel se montre Rimbaud à qui entreprend sa lecture sous la conduite de Julien Gracq (37). Il est certes prétentieux d’entrer dans les détails de l’analyse sur un problème aussi insaisissable. Il semble cependant qu’une conversion se dégage à laquelle la recherche de la liberté originelle n’a rien à objecter. Elle est dans cette quête absolue, dans cette errance qui a fait jeter Hölderlin dans la démence parce que la contrainte s’était imposée crûment. Pour comprendre cette articulation, il faut se tourner vers Jacques Derrida: « … La sagesse du poète accomplit donc sa liberté dans cette passion: traduire en autonomie l’obéissance à la foi du mot. Sans quoi, et si la passion devient sujétion, c’est la folie. »(38).
Les faits d’abord. Ils se révèlent à des niveaux de profondeur, différents. Â bien des égards, il peut paraître qu’Höderlin ne fut pas un poète ordinaire. Que cherchait-il au-delà des mots, lui qui a contribué à raffiner, à assouplir, et, pour ainsi dire, à spiritualiser la langue allemande? Et il semble en effet avoir été remarquablement doué sur ce point. Soudain Hölderlin parla d’autre chose. L’ordre du langage auquel il donna fraîcheur et grâce nouvelles se trouva du coup compromis, bousculé, bouleversé. Sa longue saison de démence n’était pas tout simplement la saison où ne soufflait que la perte de « Diotima ». Après l’étincelle, le désenchantement prit Heinrich Von Kleist, Novalis, Caroline Von Güderode et Wackenroder qui s’enfoncèrent comme Hölderlin dans une altière solitude, après avoir laissé un sillage d’intérêt passionné.
Toutes disproportions gardées, ils semble aussi que quelque chose d’approchant se soit produit à propos de Nerval qui pêcha d’idolâtrie vis-à-vis d’Aurélia. Le poète à la main enchantée finit par se livrer à une grille dégoût. Quelle signification donner à cet acte? Tout au plus offre-t-il l’exemple du drame de la totale incompréhension. C’est bien entre deux crises mentales qu’il faut peut-être situer l’illumination de Nerval où sa présence sans repos l’avait engagé dans un impitoyable dédoublement. Cette illumination l’a aussi obligé à descendre dans le tréfonds de lui-même, connaissant d’avance le sort réservé à son récit: un récit qui colle à la peau du personnage. Nous n’entrerons pas ici, après Jean-Pierre Richard dans l’explication de ce glissement qui prend le caractère d’une nécessaire substitution (39). Mais retenons cette interrogation que Nerval lui-même livre: « Comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisent peu à peu? » (40). Un trouble douloureux s’exprime dans ces lignes. Tout Nerval d’ailleurs est là; dans cette crise de désespoir, de rechute profonde, dans cette défiance qui se fait littérature et le rapport à celle-ci devient un traitement clinique (41). Écrire sa folie dans un bref abattement causé par l’échec de la communication tout en gardant une confiance opiniâtre malgré le manque de clarté, de logique (ellipses, omissions, transitions non contrôlées) relève de la gageure. Ces classes sur lesquelles on a spéculé à l’infini sont liées dans les « Lettres à Aurélia » à un procédé qui tend vers une « guérison narrative », tributaire du « rétablissement de la communication » (42) Une marge est cependant laissée au lecteur initié de rétablir lui-même la syntaxe. Cette affirmation est peut-être excessive, mais nous sommes tentés, après Ross Chambers, de lui accorder crédit. D’une manière générale, on a peine à imaginer combien Nerval put souffrir de ‘rapports étranges’ comme il aimait dire. Le souffle de la confusion et la crise de sens dont il n’était pas maître lui tenaient la dragée haute. Dès la première strophe d’El Desdichado, le poète place le thème du feu au centre de son séisme. Mais c’est plutôt un feu éteint et bien refroidi que Prométhée remue avec dépit:
« Ma seule étoile est morte,
- et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie. »
Si ce feu éteint le bouleverse, il le désire ardemment dans l’évocation d’une Eurydice toute splendide. Tel Orphée, il entreprend une descente aux Enfers et revient avec la bile du constat:
« Je suis le Ténébreux, -le Veuf - l’inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie…
……………………………………………
J’ai deux fois vainqueur traversé l’Acheron:
Moulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Ainsi, la conquête sensible du poète avorte d’une aveu significatif devant l’épreuve de la Tour démolie. Le poète revient avec un heaume pour ses tourments. La leçon du poème pourrait-on dire, vient du son de cette lyre miraculeuse qui a le secret des affres. Après avoir douté, oscillé entre la promesse et le désespoir, Nerval a cherché dans sa folie un support: la recherche d’Isis en Orient en était un. Il s’en est allé vers l’abîme « insensé sublime », « Icare oublié », « Phaëton perdu sous la foudre des dieux ».
Contrairement à Hölderlin et Nerval, Artaud, pénétré par le terrible à Dublin, connaît l’agression avant l’internement en septembre 1937. Il a écrit pour dire son état d’âme, pour libérer sa pensée et se délivrer de la peur. Il se détourna du peyotl de l’ardent Mexique pour s’exorciser par le théâtre. C’est peut-être là sa revanche. Revanche sur le délire chronique qui l’y avait saisi. La schize est pourtant dans « ce mode de repérage » (Deleuze et Guattari). Pour Elisabeth Roudinesco, « ni Van Gogh, ni Nerval, ni d’autres n’ont gpu parler la schize de l’être ailleurs que dans leur écriture proprement dire, détachée de leur corps. Ils sont mort de démence, pleins de cris et de râles, la tête chargée d’un siècle de prophéties. Les derniers textes d’Artaud, continue-t-elle, sont une revanche: ils réalisent cette articulation jusque-là impossible entre une écriture poétique et une parole explicite et corporelle de la folie. » (43) Mais il y a ce vide où le corps retrouve une paix mesurée, un espace où le mot s’étend comme un rhizome qui remet tout en cause sans jamais éclaircir quoique ce soit. La rage et la panique ne cèdent que devant l’impatience permanente du poète. Les mots s’épuisent devant le vide, s’annulent mais luttent pour se libérer même des intentions d’Artaud le Mômo:
« Dans l’humus de la trame à roues,
dans l’humus soufflant de la trame,
de ce vide
entre dur et mou
Noir et violet
raide
pleutre
et c’est tout.
Ce qui veut dire qu’il y a un os,
où
dieu
s’est mis sur le poète
pour lui saccager l’ingestion
de ses vers,
tels des pots de tête
qu’il lui soutire par le con » (Le retour d’Artaud le Mômo)
De ce vide va jaillir le nouveau langage, et à Artaud de bénir « ce silence bien planté ». Peut-on dire que la recherche d’un langage adéquat a probablement, sinon nécessairement conduit Artaud à transgresser les lois divines ou bien doit-on penser avec Jean-Paul Dollé que c’est aussi bien « le signe et la preuve d’un comportement psychotique que de vouloir se situer pour ainsi dire à l’origine du langage, créant de son propre chef un nouveau sens par la mise en place de nouveaux réseaux de signification à la fois l’ordre des mots et des choses. » ?(44)
Il est vrai que le destin de ‘l’homo Artaudus’ dépend essentiellement de sa poésie et se confond en une trame unique. Dans ses Lettres de Rodez, il dit explicitement:
« J’ai besoin de poésie pour vivre, et je veux en voir autour de moi. Et je n’admets pas que le poète
que je suis ait été enfermé dans un asile d’aliénés par ces qu’il voulait réaliser, au naturel, sa poésie. »
N’en déplaise à Bataille (45), osera-t-on parler de rupture ou de folie? N’est-ce pas là signe de l’ardente conscience fortement éprouvée? Il y a pour Artaud un besoin de l’expression qui ne vacille pas sournoisement pour se dérober. Ce besoin trouve sa signification en se réalisant pleinement dans l’expression littéraire. C’est par cette réalisation qu’il veut endiguer le mal qui le triture. S’il enténèbre, il émerveille aussi. L’inspiration qu’il cherche éclate comme une illumination. Il la fait sourdre des terreuses racines et l’éparpille en d’étranges feuilles volantes, soutenues par des mots si sincères « que la papier se riderait et flamberait à chaque touche de la plume de feu .» (Baudelaire) G. Picon conduit un peu loin ce besoin vital quand il le lie à un mal probablement de l’expression:
« Artaud, dit-il, cherche, logiquement dans la littérature l’épreuve décisive, l’issue. Mais le besoin de l’expression, de l’expérience de mots volés, du langage retiré, on voit le cercle: la littérature ne pourra être qu’un aveu, l’histoire de cette impossibilité tragique. Le langage ne peut guérir un mal qui est essentiellement mal du langage. »(46)
Nous voici Nolens Volens au coeur d’un problème existentiel. Une vie intense éclate en cette affaire, liée à une poésie qui cherche la vérité profonde. Il nous est permis à partir de là d’avancer qu’Artaud est allé jusqu’à la transe intellectuelle pour échapper au labyrinthe du mystérieux alphabet, mastiqué par une énorme bouche » (Héliogabale), lui substituant « une langue dans la langue » (47), celle de Rodez. Cette formulation prend tout sens chez Michel Pierssens dans La Tour de Babil: « langue d’un côté, future lalangue de l’autre. » Il nous semble que la recherche d’une lalangue si séduisante soit-elle et capable de conquérir notre complicité, ne nous laisse pas moins l’impression qu’elle couve un conflit. Mallarmé dont le mal vient de l’impureté de ce qui est (« le réel est vil »), ne se trouve-t-il pas dans cette condition d’affrontement qui le fait accoucher d’une manière qui nous affecte. La rage est vaine et le recours à l’absence est imminent. Tout se passe comme si tel était l’inéluctable projet: la perte de soi dans ses propres oeuvres. Mais il n’y a pas nécessairement que cela, Mallarmé déclenche avec lui un système. Et ceci nous paraît de nouveau être une remarque importante car il désire aussi imposer cette absence à son poème et formule le voeu que celui-ci puisse s’abolir en se créant. (48) Le rêve s’est effrité et le poète n’a plus parlé que de stérilité, de spleen et d’impuissance: « Je pleure quand je me sens vide et ne puis jeter un mot sur mon papier implacablement blanc. » (Correspondances)
Ce phénomène est inhérent à l’écriture, et l’angoisse face à ‘la dalle blanche’ fait partie du rituel. Cette blancheur est le vide absolu. Quand l’encre du poète l’oblitère, c’est toute cette bile de la nuit qui s’y déverse. Nous pouvons ici nous poser une question: quel sens donner à l’hymne de la stérilité d’Hérodiade quand elle dit:
« Oui, c’est, pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte!
…………………………………………………………
Ô charme dernier, oui! Je le sens, je suis seule. » (49)
Il faut bien admettre que cette solitude, ce rien à dire chez ‘le singulier, le compliqué, l’exquis Stéphane Mallarmé’ (50), la parole lui donne quand même un sens. Par ailleurs, il y a une bonne métaphore qui confère un surplus au drame du poète en ce ‘spasme de la glotte’ qui lui retire l’usage de la parole. Pierssens livre cette observation:
« Le mal qui lui (Mallarmé) retire la parole et paralyse sa main ne fait après tout rien d’autre que de se saisir ainsi des instruments qui le suscitent. » (51)
C’est. Là dira-t-n, une poésie méditative qui jette des ponts entre le visible et l’invisible. Un tel sentiment ne nous aide pas bien sûr à comprendre Mallarmé, mais il nous indique le propre de son génie, inachevé soit-il. C’est Anatole France qui eut cette pensée pour ce poète qui recevait chez lui tous les mardis: « J’admire ce poète; je l’aime chèrement, dans les plus rapides clartés, dans les plus brèves illuminations qu’il nous envoie. Je l’aime épars et dispersé (…) M. Mallarmé me plaît inachevé. »(52)
Essayons maintenant de voir ce qui fait la singularité du poète en général qui subit une manducation, écorche, achoppe, piétine quand il est dans cette situation insolite où il cherche ses mots. La triviale expression; ‘je l’ai sur le bout de la langue’ requiert ici une signification cardinale et le problème n’est pas du tout celui du choix des mots. Joe Bousquet le méridional dont le langage dépendait d’une gestation qu’il appela la ‘danse des mains’, usait d’un clavier spatial. Sans doute bénissait-il son étoile de l’avoir épargné d’une paralysie totale. Ainsi, dépossédé du corps physique, il s’est fait écriture pour se refaire un destin. Et encore fallait-il tirer du refus des mots une sève pour épancher sa soif mystérieuse:
« Tout ce que j’écris, je me vois obligé de me l’arracher: pas une de mes phrases qui ne se ressente
de ma violence… et qui se vit comme tordue dans ma chair. » (Noir, p.13).
Cette volonté d’aller au-delà du chagrin et de l’oubli fait que le mal se mue en dégagement. Écrire pour Bousquet est acte. Écrire est cet engagement qui a le souci net d’une séparation de la vie et de l’être. L’inquiétude du poète est pourtant là, dans certaines pages du Journal dont ne peut se faire que malaisément une idée: « Ce qui domine cette fin d’année, c’est la conviction écrasante que je n’entends rien à mon art. Je ne sais pas écrire. »(53)
Quant à Mallarmé, il désigne lui aussi ce point limite où le niveau d’accrochage cesse de chanceler devant la hantise du gouffre. Cédera-t-il au vertige qu’il verra planter devant lui l’autre versant du langage. Toute volonté d’union engage son art vers un hermétisme consenti. Trituré par un ennui métaphysique, il avoua à Louis le Cardonnel que son art est impasse. Voulant alléger les poèmes de la douleur logique du langage, il sombra dans un elliptique intégral. L’archet se brisa et le cygne mallarméen replia son aile ivre, étouffa, excédé sous le givre. Passant oute les modes et les mouvements, le écoles et les chapelles tel poète découvre quelques rythmes, tel autre des signes musicaux. L’alchimie poétique, il faut en convenir a cet avantage de susciter l’illusions qu’un mystère prodigieux va révéler ses secrets. Mais souvent, la parole stérile rejoint ses quartiers. Y’a-t-il réellement impasse? À quelques années de là, Roland Barthes publia son Degré zéro de l’écriture. Les trois pages qu’il réserve à ce qu’il appelle ‘l’utopie du langage’ n’étaient qu’une confession liée à une pratique de l’écriture, voire dur témoignage quand il asséna:
« Chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la littérature, mais s’il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la littérature emploie à le reconquérir; il a beau créer un langage libre, non le lui renvoie fabriqué, car le luxe n’est jamais innocent, et c’est ce langage rassis et clos par l »’immense poussée de tous les hommes qui ne le parlent pas, qu’il lui faut continuer d’user. Il y a donc une impasse de l’écriture, et c’est l’impasse de la société même. » (54)
Écrire pour les yeux, écrie pour l’oreille. Écrire dans une langue affranchie de vieilles règles et ignorant les scrupules de la grammaire ou écrire dans une langue raffinée qui rassemble toutes les ciselures de style. Déroutant et qui plus, n’est point innocent. Et il n’y a aura jamais que des cas: le cas qui s’érige contre la règle faisant fi du cas; le cas qui se fait principe pour coincer la règle qui s’inscrit précepte inflexible et absolu devant n’importe quel cas. C’est bien là, pensons-nous qu’il faut placer le choix quand ce n’est pas ce dernier qui s’impose impérativement de lui-même. L’acte d’écrire saisi par une alliance » ou soutenu par une allégeance confère une excellence humaine en conduisant à la paix. Le labeur du poète devient ainsi un chant retentissant. Pour si peu qu’il soit téméraire parce que l’inextricable désert des mots plante ses chevaux de frise, le poète est condamné à l’ascèse ou à l’inhibition. Et au lieu que la page blanche soit cet inestimable asile, elle devient source d’angoisse; lieu d’où jaillit le cri. Partant de là, on comprend Flaubert quand il disait: « se mettre aux fers ».
Concluons! Notre dernier mouvement devant ce propos sur le langage est de constater que parler et à plus forte raison écrire, même pour ne rien dire, c’est encore exprimer quelque chose. ’Tout a un sens ou rien n’en a’ disait Barthes. La nécessité de brouiller les sens pour sortir du langage est encore une machine de désir qui pousse à produire. Les écrivains qui recourent à l’effacement des sens savent créer le vide à l’intérieur des mots. Les blancs, le retrait sont des signes qui justifient une esthétique du murmure. Certains, pour arriver au Poème choisissent le fiel rhétorique à l’instar de Lautréamont, utilisent un pouvoir purement physique de la langue tel Artaud ou saturent la page d’images comme Saint-John Perse qui, malgré le délire verbal contrôlé, est demeuré insatisfait. Atteindre à l’expression, c’est se situer sur ce qui la dépasse. La cohérence échappe, violence liée à une expérience de la terreur. C’est plus de Laurent Jenny que de Walter Benjamin ou George Steiner qu’il faut maintenant rapprocher cette terreur des signes: « car une fois le doute jeté sur l’autorité et le pouvoir du langage, on entre dans une certaine folie de l’expression. Plus rien n’est de force à maintenir une entente rhétorique. Après le Babel des langues, c’est le Babel des discours. Chacun croit pouvoir transfigurer pour toutes les conditions de l’expression, par l’intervention « d’une rhétorique singulière » (55) C’est dans la modernité tranchante que se sont manifestés dans un itinéraire d’égarement le chant et le cri. De toute évidence, c’est là une limite qui engage le silence et la folie. Mais s’il est vrai que la folie d’Artaud à arracher aux mots leur croute, cette folie ne pouvait être que mantique pure. Michel Foucault nous fournit l’occasion de le vérifier autrement:
« Peut-être un jour, on ne saura plus bien ce qu’a pu être la folie… Artaud appartiendra au sol de notre langage, et non à sa rupture; les névroses aux formes constitutives de notre société. »(56) Sans doute ces considérations concluent-elles à la désillusion car la poésie ne dépasse jamais rien. Une telle déception n’est-elle pas déjà tout entière dans cette phrase du poète Jean-Claude Renard: « La poésie ne donne que des mots. » Le drame est peut-être dans ces tentatives répétées de vouloir forcer les mots, forcer les choses. La création n’est-elle pas d’abord « une violence faite au langage dont le premier acte est de déraciner les mots » (57) On pourra dire qu’ému ou troublé, le poète a toujours cherché en philosophe à réfréner son langage ou le laisser exprimer. Robert Desnos le perturbateur ne martyrisait-il pas sa syntaxe, couvert par une certaine audace? Michel Leiris qui voulait « écrire des poèmes, être poète », ne s’était-il pas dépouillé dans Haut Mal jusqu’à remplir ses phrases d’un silence complice? À preuve, ce poème intitulé ’Avare’ qui prend là le plus discret des sens:
M’alléger
me dépouiller
réduire mon bagage à l’essentiel »(58)
Et puis en marge, ne voit-on pas Louis Wolfson se protéger des mots, Edmond Jabès bâtir une demeure imprenable, et Francis Ponge ‘l’a-poète’ décaper ce langage même? D’autres encore marcheront « en lisière de la zone blanche » (Ollier) ou rendus plus sereins par un trop plein d’espoir, se contenteront de souhaiter plutôt « le compagnonnage positif du langage. »(59) Faire confiance au langage, c’est retenir aussi que « la poésie ne conclut jamais » (Char) Si donc, sans aucune déviation accepter le postulat que « la première attitude de l’homme devant le langage dur la confiance: le signe et l’objet représentés étaient une même chose »(61), c’est d’abord et avant tout solenniser dans le calme essentiel de perpétuelles noces où l’éclat magnifique de l’usage se garderait comme le feu. Tamisons alors pour servir la forme et scotomisons tout vertige tel l’ingénu Monsieur Jourdain! Célébrons allègrement pour mieux apprécier en conservant jusque dans l’expression spontanée une pudeur délicate et évitons, environs les déliquescentes où d’autres se sont enlisés dans la fadeur ou transgressons dans une géniale originalité pour arracher aux mots et aux choses une esthétique nouvelle. Qu’importe si l’échec passe par l’excès. Qu’importe encore s’il s’explique par l’humilité. Le mieux est peut-être d’avancer dans ce dédale conscients de nos limites et de dire avec le Wittgenstein du Tractacus: « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. »
Au terme de ce parcours, nous reste à constater que l’épreuve du silence comme expérience de déterritorialisatioin sur laquelle insiste ce travail devrait laisser une place aux autres ‘déficiences’ pour permettre un jugement encore plus objectif. Quels que soient les mérites de l’adhésion par rapport à la contrainte du refus, il est symptomatique que la vérité de ce refus fait de doute n’ait pu être élargie. Nous eûmes aimé des perspectives plus vastes au terme d’une analyse qui a perdu involontairement ses marges pour aller jusqu’à l’arbitraire.
NOTES
(1) Langage et silence, Seuil/ Pierres Vives, Seuil, 1969.
(2) Poésie et Révolution, Denoël/Les Lettres Nouvelles, 1971, p.281.
(3) ’S’approprier l’écriture équivaut à incarner, au sens strict du mot, le langage’. Cf. Julia Kristeva in Le Langage cet inconnu, Seuil/Points, 1981, p.103
(4) Gallimard.NRF. Coll. Le Chemin, 1969.
(5) Le Roman de la langue , U.G.E/10/18, 1977, p.101.
(6) On raconte que Flaubert était long « à accoucher ». Il lui arrivait même de conter l’histoire de ses affres de style et de sa lente gestation.
(7) Cité par Jean-Pierre Richard in Littérature et sensation (Stendhal et Flaubert), Seuil/Points, 1970,p.248.
(8) Trad. De J. Matignon, Éditions Gallimard, 1979 (sous le titre : La Vie littéraire.) (9) Le Roman de la langue, Op.cit., p.102.
(10) Cf. Kafka. Pour une littérature mineure, Ed. De Minuit, Col. Critique, 1975, p.35.
(11) Le Roman de la langue. Id.
(12) Le Scribe. Genèse du politique, Grasset, 1980, p.54.
(13) Cité par Michel de Certeau, « Un lieu commun: le langage ordinaire » in L’Invention du quotidien. I/ Arts de faire, U.G.E/10/18, 1980, p.46.
(14) Molloy, 10/18, 1963, p.40
(15) Michel de Pierssens, La Tour de Babil, Minuit/Critique, 1976, p.104.
(16) Cf. Journal, Trad. De Marthe Robert, Grasset 1954. Nous utilisons Le Livre de Poche-Biblio dans la même édition. Rééd en 1982. Le 1à décembre 1910.
Kafka consigne: « Mes doutes font cercle autour de chaque mot, je les vois avant le mot, allons donc! Le moi, je ne le vois pas du tout, je l’invente » (p.17)
(17) Il écrit encore « Pas un mot -ou presque- écrit par moi ne s’Accorde à l’autre, j’entends des consonnes grincer les unes contre les autres avec un. Bruit de ferraille et les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d’exposition » (Id).
(18) G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Op. Cit, p.29 et sq
(19) G. Steiner, Langage et silence, Op.Cit, p.132.
(20) Journal, Op.Cit, 5nov. 1911. Voir page 122.
(21) Langage et silence. Op.Cit, p.74.
(22) Le Schizo et les langues. Préf. de G. Deleuze, Gallimard/ Bibliothèque Connaissance de l’Inconscient, 1970.
(23) Proust, 1931. Réimp. 1970 chez Calders&Boyards, London, p.34.
(24) Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard/Idées, 1942, p.232.
(25) « Essai sur le déracinement dans la prose narrative européenne » In Déracinement et Littérature, Op.Cit., p.13 à 82.
(26) Ibid, pp.38-39.
(27) Cf. « De quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence », texte publié en 1958.
(28) Courant alternatif, Gallimard/Les Essais, 1972, p.103.
(29) ‘Gong et Ouate’ in Henri Michaux, Magazine littéraire n° 220, juin 1985, p.17.
(30) Kafka. Pour une littérature mineure, Op.Ci, p.35.
(31) G. Steiner propose le silence comme ultime solution pour ceux qui sont victimes de la perversion des mots. Voir Langage et silence, Op.Cit, p74.
(32) ’Nouvelles notes sur Rimbaud’, La Plume, 15 nov.1895.
(33) Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Seuil/Essais, 1984, p.38.
(34) Id.
(35) Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Denoël/Gonthier/Médiations, 1976, p.87.
(36) Cf. Lettre envoyée à Paul Demeny (Charleville, 15/5/1871) dite Lettre du Voyant.
(37) Cf. Les admirables pages réservées à Rimbaud dans André Breton, José Corti, 1982, p.118 sq
(38) L’Écriture et la différence, Seuil/Points, 1967, p.101.
(39) Cf. Poésie et profondeur, Seuil/Pierres vives, 1955, p.58.
(40) Oeuvres Complètes, tome I, La Pléiade, 1966, p.382.
(41) Une telle étude a été faire par Shoshana Ferldman mettant l’accent sur la relation Littérature/ Folie in La Folie et la chose littéraire, Seuil, 1978.
Voir aussi dans la même perspective Michel Jeannet, La Lettre perdue : Écriture et folie dans l’oeuvre de Nerval, Flammarion, 1978. Il s’en était tenu plutôt à la relation Écriture/folie.
(42) Cf. Ross Chambers, ‘Récits d’aliénés, récits aliénés’ in Écriture et Altérité, Poétique n°53, Seuil, Février 1983, p.81.
(43) La Psychanalyse mère et chienne, en collaboration avec Henri Deluy, U.G.E/10/18, 1979.
(44) ‘L’horrible travailleur’ in Antonin Artaud, Magazine littéraire n°206, avril 1984, p.41.
(45) Cf. ‘Antonin Artaud’ in Le Surréalisme au jour le jour. Oeuvres Complètes, Tomme VIII. Gallimard/NRF, 1979, p.180.
Nous pouvons lire: « la lettre (d’Artaud) était plus que moitié folle: il y était question de la canne et du manuscrit de Saint Patrick. »
(46) « Sur Antonin Artaud » in L’Usage de la lecture, Mercure de France, 1979, p.449.
(47) Cf. G. Deleuze, « Du schizophrène et de la petite fille » in Logique du sens, Éd. de Minuit, 1969, p.101.
(48) Georges-Emmanuel Clancier, De Rimbaud au surréalisme, Panorama critique, Seghers, 1959, p.97.
(49) Poésies, Gallimard/NRF, 1945, pp. 55-56-57. (50) La formule est de François Copée.
(51) La Tour de Babil, Op.Cit., p.25.
(52) La Vie littéraire (5ème série), Calmann-Lévy Ed. 1949, p.275.
(53) Traduit du silence, Gallimard, p.13.
(54) Seuil, 1953, p.64. C’est nous qui soulignons.
(55) La terreur et les signes. Poétique de rupture, Gallimard/ Les Essais, 1982, p.12.
(56) Rapporté par Paul Thévenin dans une interview accordée au Nouvel Observateur sous le titre: « Artaud sans légende », parue le 19 avril 1971, p.51.
(57) Octavio Paz, L’Arc et la lyre, Gallimard/Les Essais, 1956, p.44.
(58) Poésies/ Gallimard, 1969, p.106.
(59) Dans Introduction à la poétique de Léopold Sédar Senghor, Ed. Afrique-Orient, 1986, Mohamed Boughali envisage l’oeuvre de ce dernier à partir de cet axe essentiel par où la poésie se donne et progresse.
(60) Salah Stétié, Les Porteurs de feu et autres essais, Gallimard/Les Essais, 1972, p.24.
(61) Octavio Paz, L’Arc et la lyre, Op.Cit., p.31.
L’ÉCRITURE ENTRE LE CHANT, LE SILENCE ET LE CRI. « Il n’y avait que l’acte d’écrire pour me donner ce que j’ai demandé en vain à la vie et à l’amour. » Joe Bousquet. Le problème du langage est à lui seul assez riche pour permettre des voies d’approche diverses. Sa courbe nous conduit à un fait frappant et significatif, introduit comme un risque dans sa résolution de nous placer devant une pratique dont l’ordre et l’équilibre sont souvent ébranlés. Le langage met l’homme à l’épreuve. Si le scribe peut se permettre l’ordonnance la plus rigoureuse dans une langue savamment inventée, il peut aussi aller vers un minimalisme qui n’exclut ni l’émotion ni la sensibilité. S’il loue le langage, il peut aussi bien le décrier : adhésion d’un côté et dénégation de l’autre. Le logophone apaisé garde l’écho d’un assemblage affuté, accompli. Le logophobe vit une dissonance, pliant devant le doute, devant la déficience du langage et à son incapacité à le traduire. S’il ne peut s’assumer dans un silence le confinant dans une tour d’ivoire, il lui reste le bégaiement qui lui vaudra la hantise d’une situation d’une autre vérité. Magnifier le langage ou le nier, c’est le situer. Le réduire ou le subodorer c’est encore le situer. Dans ce labeur d’ailleurs, soit qu’il dit beaucoup trop soit pas assez. Et quand on croit le cerner, il se dérobe. Ces affirmations d’apparence banale introduisent un rapport conflictuel dans l’utilisation du langage qui est la plus précieuse de l’homme et aussi la plus fragile pour ne pas dire la plus menacée. Comme abandonner le langage est une impossibilité socio-historique, comment alors pallier le manque ou lui substituer dans la rage d’autres expressions ? D’où vient en fait ce traître soupçon qui plane sur le langage qui unit les hommes et pourtant les sépare à travers mille formes selon l’usage de chacun ? Son évidence est d’être saisissable, mais le mystère a comme une satisfaction maline de le dériver devant la mise en mots, l’astreignant à des lapsus linguaes, se jouant de lui dans des dysphasies, des palilalies et d’autres troubles encore. État de culture et d’histoire, une hypothèse très classique l’associe à la tour de Babel, détruite en raison de l’orgueil de l’homme. Mythe à la blessure essentielle et dramatique. Par delà, Georges Steiner n’apporte, à vrai dire, aucune révélation majeure, tout au plus précise-t-il qu’un certain mal a été « infligé au langage » par « la barbarie des institutions politiques. » (1) L’hypothèse que Walter Benjamin avait naguère formulée, se trouve dans ce constat : « Il n’est aucun document de culture qui ne soit document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte aussi bien le processus de leur transmission de main en main. » (2) Nous voilà obligé de considérer le langage du côté des profondeurs, là où l’oscillation perpétuelle s’y manifeste entre l’élan et la retenue, entre la confiance et le doute. Compris à cette profondeur, une voie salutaire serait de réduire cette barbarie versée dans la langue et transmise par l’écriture (3). Présente et puissante, celle-ci a sa stratégie. Elle traduit, nie et/ou dénie. Partir de là, c’est poser le problème du rapport qu’entretiennent les écrivains à l’écriture. Se placer dans cette perspective, c’est être tenté de n’exclure aucune donnée. Si l’on veut bien reprendre pour mieux poser et préciser certains faits ; des voix et des choix peuvent en éclairer d’autres en les interrogeant. S’il appartient à l’expérience de chaque écrivain de justifier tel ou tel acte (Régence-allégeance/Désenchantement-silence), comment alors peut se révéler à l’intérieur du deuxième axe la conversion ? Il semble qu’en profondeur se juxtaposent deux pôles : réconciliation et altérité. L’écrivain qui nourrit l’étrange ambition de maîtriser son langage, voit cette ambition le décevoir puisqu’il apparaît que c’est ce dernier qui lui impose ses règles et sa marque. Triompher de son langage, c’est taire les compromissions. Tenter de lui échapper par une écriture blanche qui aurait le pouvoir d’effacer derrière elle ses traces, c’est aller vers un recommencement. Jeune Homme Hogan de J.M.G. Le Clézio du Livre des Fuites (4) a du moins le mérite de l’affirmer : « Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie. » Cette revanche inattendue ressemble fort à une autocritique qui tient compte d’une certaine détermination. Par ailleurs, il y a lieu de se demander comment par exemple cette écriture blanche saurait prendre en charge un discours réaliste. Sans trop forcer les choses, il semble que la littérature dans son désir de représenter le réel, met le langage dans une situation illusoire dans la mesure où elle place une barrière entre ce qui est signe et ce qui est objet. Que peut-on garder des ‘blancs’ de Flaubert le scrupuleux ? Devons-nous déprécier tout son labeur, toutes ses heures passées sur un mot, des semaines sur une phrase ? Tout cet effroyable travail n’avait pas suffi, il n’a abouti qu’à raboter l’aspérité et étouffer lamentablement la vibration du mot. Et Joyce et ses débordements à la recherche d’un ton, d’un rythme ? Que peut-on comprendre de ce work in Progress en dépit de l’obscurité du sens ? Comment nous situer par rapport à l’obscène et le philosophique ? Nous pouvons dès lors faire succéder quelques jugements -sans portée quelquefois- concernant le propos en question, et banaliser en même temps le doute de Kafka et l’incertitude de Beckett. Ceux-là avaient prononcé clairement leurs diagnostics. Mais ils ne sont pas les seuls à souligner l’inadaptation entre le mot et la chose, à porter sur le verbe comme instrument de communication inefficace, un regard d’interrogation. Ionesco, Adamov, Gueldérode et Arrabal révèlent eux aussi le drame de la communication dans un théâtre-laboratoire où ils ont voulu tester les limites du langage. Et à travers ce théâtre -précisément avec Beckett-, c’est le destin de l’homme qu’on met à nu, si tragique dans son attente d’une vertu indivise. Le théâtre de l’absurde est finalement un retour au tragique. Quant au Nouveau Roman, il poursuivit l’effort hors de ‘l’ère de soupçon’. Ce sont là des tentatives, et qui se veulent telles. Ces points de repère, pour éclectiques qu’ils soient n’entendent pas fournir des réponses. Aussi, notre investigation pour acquérir sa vraie portée doit s’étendre à la fonction poétique. Ce qui comptera, ce n’est pas d’en souligner les compromis ou le prix à payer pour que la conversion se réalise au meilleur des cas, mais de mettre en évidence, selon le mot de Valéry, ‘un langage dans le langage’. C’est ici que l’entreprise de Rimbaud a été une immense aventure liée à l’être ; Rimbaud dont les cris cherchaient un havre de paix où Dieu n’avait pas encore plongé ses griffes ; un lieu désert où le poète peut accoucher d’un verbe aussi puissant que le réel. On pourrait faire des remarques analogues à propos de Baudelaire, Hölderlin, Nerval, Artaud ou Mallarmé et une mise au point expliquera les divergences. Certes on peut comprendre la singulière attitude de Michaux comme une aventure dont l’enjeu est cette négociation au prix de laquelle il a essayé de manifester ce qu’il est à travers l’écriture et ce qu’il pourrait être dans ses aquarelles sous l’effet de la mescaline. Cette attitude permet de concevoir la conversion comme un art du possible. Qu’importe si Valéry, dans le tumulte du surréalisme, refusait les ‘chefs d’oeuvre’ sous l’emprise de la drogue! Si Bousquet grabataire arrachait aux mots la simple chose d’être là, Ponge polissait le langage pour rendre accessible et si limpide sa poésie. Leiris quant à lui le dénudait pour le rendre sobre. Personne n’est hors cause, car en définitive, on peut penser que ce qui est demandé aux hommes, c’est de prendre conscience de ce don du langage qui leur est fait, et accepter en retour l’idée et la pensée qu’ils ne sont que les maîtres dépositaires légitimes. Si certains ont choisi l’écriture, d’autres ont préféré le silence. Il est donc certain qu’il existe un problème qui tient du langage comme tel par rapport à l’écriture tout court. C’est de cette perspective que nous partirons pour tenter, à partir de l’acte d’adhésion, analyser l’acte d’exclusion. Passion d’un côté, folie de l’autre. Mais d’abord, nous devons nécessairement exclure toute prétention exhaustive en souhaitant qu’on nous pardonne ce ‘bricolage ‘qui vient du risque de se tromper. Il est évident que notre démarche demeurera sujette à caution aussi longtemps que cette contribution ne sera pas fixée nettement quant à son objet et à ses méthodes; la faculté essentielle tient ici au fait que l’allégeance et le silence ne sont pas des notions codifiées d’avance. Partant de là, nous ne pouvons que dériver et nous perdre. Or donc les perspectives qui seront prises ici susciteront des réactions diverses. Aussi, notre souci est de limiter notre champ d’investigation. Il est même prudent, pour ne pas battre en retraite de ne pas faire disparaître les seules traces tangibles que nous ayons. L’écriture est bien évidemment une entreprise démentielle, et la cécité n’épargne aucun manieur de mots. Certains parent aux risques, d’autres s’aventurent et ils sont légion à attendre le Livre à venir en regrettant même de ne pas beaucoup écrire. Mais aussi prolixes qu’ils soient, l’aliénation les guette. N’oublions pas que les meilleurs talents quelquefois sont les plus aliénés, les plus asservis à leurs outils! Tourgueniev n’enjamba-t-il pas la Volga pour sauver sa plume en Occident? Bien plus, comment comprendre Beckett qui prend superbement ses distances envers l’Irlande et assène sans ambages: « nommer, non rien n’est nommable, dire, non rien n’est dicible » ? Et la paire, Breton/Soupault qui explorèrent à deux mains Les Champs magnétiques armés d’une herse automatique? Il y a plus. L’impératif de la transgression nécessaire chez Dada, voire Burroughs qui conçoit la subversion comme une pratique qui dénature à dessein « l’écriture policière ». Les montages de Brion Gysin lui ont certes permis d’aller de Nacked Lunch à Soft Machine sélectionnant les mots et les images à faire valoir. Si le ‘Cut up’ et le ‘Fold in’ ont fait explosé le ticket, ils n’ont pas dépassé la frontière. Burroughs lui-même s’en détourna pour tenter une autre expérience partant du procédé rencontré dans maints écrits sur le psychisme et qui consiste selon lui en « un exercice de visualisation de figures géométriques ». The Wild boys écrit entre Marrakech, Tanger et Londres a pour sous-titre: « un livre de morts ». Est-ce nous signifier le découragement, l’impuissance, les limites qui annoncent la défaite, et donc la fin? Cependant l’écrivaIn sent bon , même quand il recourt à l’alcool ou à la drogue pour se débarrasser de cet écran de fumée qui se dresse entre lui et le réel. Telle est en tout cas la problématique à laquelle fait face tout écrivain hanté par la page blanche. Il est vrai que quelque chose d’essentiel manquera à cette étude car les quelques notes qui vont suivre ne sont pas motivées par une volonté de faire le point. Il nous a semblé tout simplement que l’écriture et le langage soulevaient certaines interrogations auxquelles il importait de s’arrêter. I/ Affrontement et castration. Après avoir présenté un faisceau d’indices qui prêtent à discussion, nous aimerions nous pencher sur des aspects très divers du rapport des écrivains au langage et à l’écriture. Nous avons tenté dès l’introduction de signaler quelques cas que nous estimons représentatifs et qui peuvent nous aider à comprendre la nature du problème. Sans doute nous faudra-t-il reprendre certaines hypothèses et les préciser. Et d’abord. Celle-ci: si l’on définit le réalisme comme un discours assurant au texte littéraire un maximum de réalité, il y a lieu de se demander avec Mathieu Bénézet si la tentative de la littérature « dans sa volonté de réalisme, n’a pas mis le langage dans une distance extrême révélant cette distance et ce silence épais entre les signes et les objets. » (5). La part de cette distance extrême n’est évidemment pas absente de la production de Flaubert. Et on peut se demander si cette distance n’établit pas une sorte de frein un peu trop appuyé entre l’auteur et son texte.(6) Génie ou névrosé, Flaubert ne pouvait concevoir son expression que juste et efficace. L’appréhension des phrases mal construites « qui oppressent la poitrine (et) mènent les battements du coeur »(7) sont cette menace que seule l’expression fixée dans un cristal peut soulager. Cela renforce la conviction que Flaubert cherchait dès l’oeuvre de jeunesse une perfection qu’il fallait arracher aux blancs, aux silences dans ses textes. Ces constatations nous font penser à la gestation de Joyce dont le procédé repose tantôt sur un jet dévorant qui se présente dynamique et vivace, avec une démesure extraordinaire de sens. Ne voit-on pas dans Ulysse la phrase débouler « sans préparation, sans liaison avec le contexte », souligne John Updilke dans Picked-up pièces ?(8) Qu’est-ce que cette logorrhée de cinquante pages qui termine justement Ulysse? En quoi correspond-t-elle au réel? Ne peut-on pas dire dès lors que, sans explorer le sens exact des mots, Joyce met depuis la périphérie l’écriture à l’épreuve tout en la poussant au dialogue, à la communication, voire à être pour lui pure médication. Cette démesure fait se multiplier, s’éclater les effets. Elle démolit avec sûreté pour reconstruire ce que l’on croyait clarté pure. La langue émoussée, l’écriture desséchée se révèlent être des balises pour le grand silence qui tournoie. La frénésie de Joyce se bat contre ce silence en le débordant. Elle défait ses pièges et même ses cartes. Joyce ouvrira des trajets et ses projets explorent une hypothèse qui serait selon Bénézet « la conséquence d’un vol insupportable: le vol de la lettre. »(9). Deleuze et Guatari rappellent que « Kafka dit: voler l’enfant au berceau, danser sur la corde raide. » (10) Témoin invisible, le langage va travailler par force ou se dérober. Bénézet a raison d’écrire: « Le dérobement du langage, le soupçon sur la langue désormais constitueraient l’acte inaugural du romanesque. À quoi répond le roman, soit par une folie narrative (où le ressassent est la marque d’un défaut, d’une hésitation de langue) soit par une passion du narratif, une chasse in-finie du narratif, une façon, de troquer, de piéger l’acte narratif: tressant un réseau de signes dans quoi on espère skier (et lire) » (11) Il serait aisé, par l’analyse de ces éléments, de reconstituer à partir de ce soupçon, un canevas essentiel. Pour s’être cabré devant le langage, pour avoir étreint le doute, l’écrivain s’enhardit à le dépasser. De cet état, nul en définitive ne peut mieux parler que l’écrivain lui-même livrant les feux de son expérience avec une marge d’assentiment et de silence. Bien sûr, nous retrouvons ici, admirablement captés deux versants: la confiance faite au langage ou le désaccord fondamental avec lui. Il est loin d’être exclu que semblable angoisse ait été celle de tous les scribes. Cette vérité s’ordonne autour de cette assertion de Régis Debray qu’elle vérifie sans cesse: « L’écriture est toujours peu ou prou liturgie. Qui veut dire à la fois service public et service de culte. En parlant sa langue, voire en l’améliorant par son travail, le pire des mécréants rend un culte à son prince. » (12). Ces interprétations de l’écriture (« littéraire ou pas, intransitifs ou utilitaires ») qu’a données Debray montrent l’insoluble ambiguïté des rapports et le destin irréductible de l’homme face à la langue. Cette vérité a stoppé net plus d’un audacieux. S’il est bon ton de dire avec Ponge que le poète doit « relever le défi des choses en langage », la tentative de Ludwig Wittgenstein se propose plutôt, et avec une certaine pudeur, de « ramener (ce) langage de son usage philosophique à son usage ordinaire. « Quoi de plus prudent à cet égard que de « ne rien dire sinon ce qui peut se dire » (13). Mais obstiné, le poète aime « sentir et dire juste » (Char). Kafka voulait formuler au-delà de la tribu des mots l’informulable. La chair affreuse (‘Ungeziefer’ qu’est-ce sinon un cri disant sur laquelle souffrance la métamorphose s’est faite. À quelques nuances près, l’autre variante de la problématique traverse l’a pratique de Beckett. Le doute a tout naturellement conduit ce dernier à assister avec une tendre absurdité à cette ruine plombée dont Molly dénonce les mystifications: « Dire c’est inventer. Faux comme de juste » (14) L’impuissance du langage à saisir son objet comme dit G. Picon ou à traduire ce qui le dépasse est dans ce constat lancé comme une boutade quand le désespoir et l’insatisfaction résonnent d’un même écho. Celui qui veut témoigner, la double nature du langage -signe/chose- et sa logique ne lui permettent pas. Elles lui font même comprendre la vanité de son geste. Or donc, il faut bien se servir du langage et de l’écriture pour dire désespérément l’échec aussi. À la vérité, même « soumise au refoulement ou à la dénégation, (l’écriture) fait retour de partout et conquiert le rôle de médium indispensable pour l’exposition des thèses qui la nient (15). L’aveu force le silence, tente de lui faire dire plus qu’il ne dit ou éclate à travers ion faisceau de substitutions comme une arme contre le désespoir du néant. L’échec de Kafka est dans le doute de chaque mot (16). S’il semble désemparé, s’il semble livré au désert de ses mots (17), s’il semble piégé par ses trois impossibilités: -impossibilité de ne pas écrire, -impossibilité d’écrire en allemand, -impossibilité d’écrire autrement. Kafka a toujours, jusqu’à la limite de ses forces cherché à travers quelques lignes de fuite une déterritorialsation (18). Tenter cette sortie, c’est aller vers l’instant de grâce dont le siège de stabilité serait sans aucun doute le judaïsme pour ce dernier. Mais encore faut-il « remplacer l’oeuvre et le silence de Kafka dans le contexte de la sensibilité juive et les langues et littératures européennes »(19) Notons qu’avec Kafka et Beckett s’accomplie une jonction. Pour les deux, le langage est suspect. Mensonger pour l’un, impuissant à traduire pour l’autre. Partant de là, leurs phrases ne peuvent que se disloquer et se hacher d’incidences. L’histoire d’automobile de Kafka, lue par Max Bord dans le salon de Baum est considérée para l’auteur lui-même comme un patchwork d’éléments décousus: « J’écris séparé de tout le monde et, en face de mon histoire, j’avais le menton littéralement enfoncé dans la poitrine. Les phrases désordonnées de ce récit, où il y a des trous dans lesquels on pourrait mettre les deux poings; telle phrase se frotte contre l’autre comme la langue sur une dent creuse ou fausse. » (20) De tout cela, résulte pour Kafka une vague sensation de malaise. Peut être cette suspicion fameuse est-elle combinée avec celle non point fameuse d’une existence altérée et insidieuse qui exigeait de lui « l’aveuglement ou le compromis » comme le dit sans détours Marthe Robert dans sa Préface au Journal. Le déchirement ne peut venir que du refus des deux. Au lieu de construire une tour, Kafka creusa un immense terrier; préféra ainsi le secret de sa propre souffrance en dépit d’un pessimisme mordant; mais garda l’âme rôdant autour d’une vérité. À ce compte, nous pourrions répéter ici l’impasse où se trouvait tout juif de Prague écrivant en allemand. L’accès à la langue majeure n’est pas évident. Or écrire avec la réaction qui s’esquisse contre cette domination, c’est inscrire au coeur de sa syntaxe le signe inévitable d’une distorsion. Écrire l’éloge ou le reproche. Écrire avec tous ces doutes ou alors se taire. L’on peut même penser que se manifeste à partir de là une lente destruction que Steiner raffine quelque peu et qu’il situe dans « l’érosion de la parole ». Pour dire cette hypothèse, il démontre certains faits sur lesquels elle s’appuie: « Deux voies s’ouvrent à l’écrivain qui sent que la condition de son instrument est mis en question, que la vocation de celui-ci se dégrade: ou bien s’efforcer de transposer cette crise généralisée dans sa syntaxe personnelle, en expliquant, avec son aide, les traits précaires et vulnérables de la communication; ou bien choisir ce mode de suicide littéraire, le silence. » (21) Malgré sa valeur de constat, il faut reconnaître que cette « réduction » n’est pas à rejeter. Elle se révèle solide dans le domaine de son application. Il est à constater qu’elle conduit directement à deux errances de portée fatale: le traumatisme quand ce n’est pas la folie. « Le fou est la victime de la rébellion des mots » lançait un jour Edmond Jabès. À l’appui de la thèse de Steiner, nous voudrions apporter d’autres éléments. Traduire la crise, c’est relancer l’acceptation. Mais c’est dire aussi la dérive tel « l’étudiant d’idiomes dément » de Louis Wolfson (22) qui se déterritorialise dans les langues étrangères afin de fuir la tyrannie de sa langue maternelle. Par contre, les incursions d’un langage parlé, populaire et dialectal dans la composition de César Pavese devait lui épargner une brutale sécheresse. Or tout compte fait, c’était déboucher sur cette incertitude fondamentale aussi, voire une défaillance que Pavese résume dans cette phrase lapidaire et saccadée: « Tout cela me dégoûte. Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirais plus. « Est-il meilleure expression de l’échec? Pavese dut l’éprouver pour l’avoir écrit, dix jours avant son suicide. La déficience du langage risque en fin de compte de condamner à la stérilité s’il n’y a ni évasion ni libération possibles. Bien sûr, tout cela s’accomplit une fois la rupture consommée. Mais il peut en être autrement. Cette rupture engendre néanmoins son propre système dans les conditions même de l’échec. Si Beckett nie toute communication, c’est « parce qu’il n’existe pas (selon ses propres termes) de moyens de communication » (23) Il creuse encore le fossé pour nous arracher à l’illusion de croire qu’il peut en être autrement. Du coup, on se retrouve rejeté dans une étrangeté radicale, dans un rigoureux isolement dont les lacis conduisent vers une absence qui peut basculer et se transformer en une présence revalorisée. Sans vouloir établir un parallèle entre Beckett et Kafka, il faut tout de même reconnaître que des facteurs analogues les ont ébranlé. Venons-en aux deux niveaux esquissés par Steiner comme à l’affrontement le plus tranché: dire ou se taire. Dire pour révéler le langage dans sa résonance authentique ou chuchoter à la manière de Saint-John Perse « ce pur délice sans graphie ou court l’antique phrase humaine. » (Neiges). Chercher à même « les plus vieilles couches du langage, parmi les hautes tranches phonétiques », c’est dire que la passion de l’origine n’est donc pas en régression. La quête de la langue originelle illustre à l’extrême cette demeure heideggerienne où le lot est rendu à sa signification première. On comprend que la confiance revienne. Pour retrouver cette pureté, il faut remonter, croyons-nous, avec Jean-Pierre Brisset et d’autres ‘pèlerins’ au-delà de l’histoire de Babel. Chose remarquable, le langage avant le péché originel semble lavé de tout soupçon. Mais en même temps qu’on voit se dessiner cette quête de l’origine, on observe une interférence de révolte et d’insatisfaction. De subtiles analyses conduisent Steiner à introduire une double possibilité (refuser/accepter) digne d’intérêt entre le doute et la jouissance qu’on a à manipuler le langage. Ce lien ne cesse de postuler qu’il y a une sorte de perfidie. Même quand il assigne que détachement et distance, qu’adieu et renoncement, le langage comme le soutient Brice Parain « admet que nous refusions son emprise et que nous formions même, le dessein de le détruire. Mais il ne nous laisse pas néanmoins lui désobéir impunément, faisant de nous les premières victimes de notre révolte, qui nous précipite dans le désordre et l’insatisfaction. » (24) Ce paradoxe n’existe que parce que le langage est imperfection. Il n’existe que pvrcequ’il est contradiction. On passe de l’un à l’autre, souvent sans faire de différence; silence et absence, voire épreuve et formation. Il en découle une apparente période d’arrêt, une sorte de traversée du désert où l’excès de la perte ramène vers un ‘Moi’ revitalisé. Au statique répond le linéament. Virginia Woolf qui a toujours cherché une consolation en dépit de sa mélancolie coutumière, attendait de l’écriture une conscience; celle de son existence. Elle confie dans Journal d’un écrivain: « rien en moi, dit-elle, ne forme un tout, à moins que je n’écrive .» Donc à la défaillance du langage répond « le triomphe de l’écriture » (Karatson), nonobstant l’affirmation de Woolf: « travailler, lire, écrire ne sont que des déguisements. » C’est à ce point de vue que la contradiction de Karatson est intéressante. (25) Mais précarité de toute manière, car « comment dire ce que je sais / Avec des mots dont la signification / est multiple? » s’interroge Jabès. Le terrain est miné; et Karatson dans la justesse de sa formulation l’explique ainsi: « Le travail de l’écriture s’effectue en circuit fermé, sur un terrain piégé où la vérité risque à chaque moment de se transformer en mensonge, et inversement. » (26) Des folies d’interprétations peuvent se déchaîner là-dessus. Mais qu’on se refuse à prendre pareilles tentatives pour absurdes. Quand Joyce par exemple se dit ou se pense profanateur, il ne trahit pas sa passion. L’anglais, si riche soit-il ne pouvait lui suffire. Ne voulant pas se taire, il prit le parti de se venger en travaillant à une fermentation de cette langue où il ne se sentait pas ‘at home’. L’exil ajoutait donc à une métamorphose linguistique. Joyce a-t-il fait aboutir son projet? Tout au plus dirons-nous, démolissait-il pour mieux construire. Il y a dans ces frontières au trajet délébile une philanthropie, un enchevêtrement de réel et d’onirisme qui précipite insidieusement l’écrivain dans un leurre absolu. Écrire ou se taire. Se taire ou témoigner quitte à fouler aux pieds les alliances. De toute manière, seule la transcendance sait se faire inexprimable et le travail du langage consiste justement à défaire toute transcendance. Le poète qui reterritorialise son langage le sait. Tristesse quand l’aveu est là. Désespoir quand il ne pourra se dire. Paix quand il se dira autrement. II/ LA RITOURNELLE ET LE CRI. Si le langage exerce sur l’homme une emprise, l’enthousiasme pour l’écrivain n’est pas moins fascinant. Jack Kerouac par exemple était honoré d’écrire et voulait voir tout le monde autour de lui écrire. Il serait, dans le cadre de ce travail, inutile à notre sens de montrer d’ailleurs ce que l’acte d’adhésion révèle ou apporte. Ce qu’il propose est déjà banalisé. Tout son bienfait pourrait-on dire, réside dans cette ivresse que s’approprie l’écrivain maniant ses mots et traçant ses phrases au cordeau; tout son agencement a pour souci la syntaxe limpide, votre parfaite. Et là où celui-ci sent dans un élan narcissique toute cette joie indicible, un autre à l’opposé est pris d’angoisse, tétanisé par ‘la dalle blanche’. Voilà deux cas qui intéressent notre recherche. Mais sans doute, est-il mieux de s’en tenir au silence qui guette le deuxième. Dans la perspective choisie ici pour examiner les signes de ce dilemme constant: Écriture / Silence, s’esquisse déjà, par le biais de quelques investissements, l’exigence d’une véritable conversion. La culbute qu’opère cette dernière, prend dans des cas précis un caractère de complémentarité. Conscient que le langage est un labyrinthe, Michaux avoua son impuissance tout en laissant une apostille: « Tâche d’en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre ». S’il l’a écrit « du bout du monde », il l’a fait avec « des mots qui n’appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots (…) dont on pourra se servir soi-même à sa façon. » (27) Michaux invente alors un alphabet imaginaire, une espèce de graphologie pour traduire et symboliser son univers. L’expérience de la mescaline n’est pas un accident ou une fuite vers « le paradis artificiel ». Il importe, pour mieux comprendre, de poser cette exaltation comme une nécessaire complémentarité. Michaux, constate Octavio Paz « commença à peindre lorsqu’il s’aperçut que ce moyen nouveau lui permettait de dire ce que sa poésie ne pouvait dire. » (28) Cette dimension à laquelle il accède n’est conquise qu’à travers cet état de grâce dont parle Baudelaire dans ses « Paradis artificiels ». La complémentarité est là puisque pas un mot ne saura rendre la fluidité des tons pastels ou l’angoisse des « personnages en mouvements » des gouaches de Michaux. Pas une couleur, fut-elle extraite d’une palette de grand maître, ne peut fixer les mots qu’utilise Michaux. Ainsi, de la glossolalie à la graphologie, c’est déjà une conversion heureuse. Mais lourde est la rançon. Jean Starobinski a raison de parler de cette descente aux enfers comme « un malaise vécu(…) qui va au tréfonds de la vie psychique. » (29) Ainsi, de la lettre à l’image, il n’y a que le geste à accomplir. Et si l’on est tenté de repérer là signe de schizophrénie, mieux se ranger du côté de Paul Klee qui affirmait que « écrire et dessiner sont identiques en leur fond », et plaçons la ritournelle dans une superbe ‘machine à gazouiller’. Non suffisante souvent, incapable de traduire l’autre pôle, la conversion va vers l’irréversible quand elle ne continue pas la tâche inachevée autrement. Raymond Roussel dont le procédé d’écriture partait du mot pour construire le récit, diluait par cette expérience quelque peu ses fantasmes. Pris dans les mailles d’un délire paranoïaque; il n’a voulu retenir que les six mois d’exaltation qu’il a vécues pendant la rédaction de La Doublure se sentant l’égal de Dante et de Shakespeare. Cette puissance jaculatoire de la création l’a placé dans une monomanie systématisée. Nostalgie oblige! Il sombra dans l’alcoolisme et la toxicomanie. Cette compensation n’était en fait qu’une lettre d’autodestruction qui déboucha sur un suicide en réserve. Utiliser le langage ou faire la langue ne relève pas de l’arbitraire. En tout état de cause, l’écrivain qui a choisi d’écrire doit à travers l’ambiguïté du langage trouver ses mots, son dialecte; « trouver une langue » disait Rimbaud. « Devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue » reprennent Deleuze et Guattari.(30) Le cas de Kafka est intéressant. Il « ne s’oriente pas vers une reterritorialisation par le tchèque. Ni vers un usage hyperculturel de l’allemand, avec surenchères oniriques, symboliques et mythiques même hébraïsantes (…) Ni vers un yiddish oral et populaire; mais , cette voie que montre le yiddish, il la prend d’une tout autre façon pour la convertir à une écriture unique et solitaire. Puisque l’allemand de Prague est déterritorialisé à plusieurs titres, on ira toujours plus loin, en intensité, mais dans le sens d’une nouvelle sobriété, d’une nouvelle correction inouïe, d’une rectification impitoyable, redresser la tête » (Id. pp.47-48) et trouver sa jouissance. Écrire pour vivre autrement. Écrire ou mourir, « prendre en charge l’impossibilité d’écrire » (Blanchot). Comme le langage a été corrompu par un mauvais usage, le silence serait même une vertu. » (31) Obéir à cette vérité, c’est conserver assez de sagesse et de raison pour ne pas écrire. À dix-huit ans, sans feindre la hâte incontrôlée, Rimbaud donna Une Saison en enfer, vive et brûlante; et « puis il ne fit plus rien que de voyager terriblement et mourir très jeune » résume excellemment Verlaine. (32) L’essentiel paraît être dans cette rupture, dans cet assaut de l’Abyssinie. Mais il faut convenir tout de même, si Rimbaud inventa la couleur des voyelles, régla la forme et le mouvement de chaque consonne, c’est qu’il était en chemin pour l’expression qui sera sienne: « inventer un verbe poétique accessible (…) à tous les sens » (Délires 11. Alchimie du verbe). En s’arrachant aux rets qui le tenaient prisonnier, Rimbaud découvre le mystère qui rend le monde transparent. Non seulement Yves Bonnefoy dépiste dans cette fuite des « marais de l’Occident » une passerelle qui surplombe les abîmes, mais voit dans l’établissement au Harrar l’inévitable prolongement.(33) Le Harrar serait selon le mot d’Alain Borer « la recherche fondamentale en littérature, l’épistèmé. » (34) Tel est bien le sens qu’il faut accorder au silence de ce poète qui « accepte sa mort spirituelle, se tait devant le monde qu’il a lui-même fait voler en éclats. » (35) Ce silence combien trompeur, livre un message prometteur (36). Et tel se montre Rimbaud à qui entreprend sa lecture sous la conduite de Julien Gracq (37). Il est certes prétentieux d’entrer dans les détails de l’analyse sur un problème aussi insaisissable. Il semble cependant qu’une conversion se dégage à laquelle la recherche de la liberté originelle n’a rien à objecter. Elle est dans cette quête absolue, dans cette errance qui a fait jeter Hölderlin dans la démence parce que la contrainte s’était imposée crûment. Pour comprendre cette articulation, il faut se tourner vers Jacques Derrida: « … La sagesse du poète accomplit donc sa liberté dans cette passion: traduire en autonomie l’obéissance à la foi du mot. Sans quoi, et si la passion devient sujétion, c’est la folie. »(38). Les faits d’abord. Ils se révèlent à des niveaux de profondeur, différents. Â bien des égards, il peut paraître qu’Höderlin ne fut pas un poète ordinaire. Que cherchait-il au-delà des mots, lui qui a contribué à raffiner, à assouplir, et, pour ainsi dire, à spiritualiser la langue allemande? Et il semble en effet avoir été remarquablement doué sur ce point. Soudain Hölderlin parla d’autre chose. L’ordre du langage auquel il donna fraîcheur et grâce nouvelles se trouva du coup compromis, bousculé, bouleversé. Sa longue saison de démence n’était pas tout simplement la saison où ne soufflait que la perte de « Diotima ». Après l’étincelle, le désenchantement prit Heinrich Von Kleist, Novalis, Caroline Von Güderode et Wackenroder qui s’enfoncèrent comme Hölderlin dans une altière solitude, après avoir laissé un sillage d’intérêt passionné. Toutes disproportions gardées, ils semble aussi que quelque chose d’approchant se soit produit à propos de Nerval qui pêcha d’idolâtrie vis-à-vis d’Aurélia. Le poète à la main enchantée finit par se livrer à une grille dégoût. Quelle signification donner à cet acte? Tout au plus offre-t-il l’exemple du drame de la totale incompréhension. C’est bien entre deux crises mentales qu’il faut peut-être situer l’illumination de Nerval où sa présence sans repos l’avait engagé dans un impitoyable dédoublement. Cette illumination l’a aussi obligé à descendre dans le tréfonds de lui-même, connaissant d’avance le sort réservé à son récit: un récit qui colle à la peau du personnage. Nous n’entrerons pas ici, après Jean-Pierre Richard dans l’explication de ce glissement qui prend le caractère d’une nécessaire substitution (39). Mais retenons cette interrogation que Nerval lui-même livre: « Comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisent peu à peu? » (40). Un trouble douloureux s’exprime dans ces lignes. Tout Nerval d’ailleurs est là; dans cette crise de désespoir, de rechute profonde, dans cette défiance qui se fait littérature et le rapport à celle-ci devient un traitement clinique (41). Écrire sa folie dans un bref abattement causé par l’échec de la communication tout en gardant une confiance opiniâtre malgré le manque de clarté, de logique (ellipses, omissions, transitions non contrôlées) relève de la gageure. Ces classes sur lesquelles on a spéculé à l’infini sont liées dans les « Lettres à Aurélia » à un procédé qui tend vers une « guérison narrative », tributaire du « rétablissement de la communication » (42) Une marge est cependant laissée au lecteur initié de rétablir lui-même la syntaxe. Cette affirmation est peut-être excessive, mais nous sommes tentés, après Ross Chambers, de lui accorder crédit. D’une manière générale, on a peine à imaginer combien Nerval put souffrir de ‘rapports étranges’ comme il aimait dire. Le souffle de la confusion et la crise de sens dont il n’était pas maître lui tenaient la dragée haute. Dès la première strophe d’El Desdichado, le poète place le thème du feu au centre de son séisme. Mais c’est plutôt un feu éteint et bien refroidi que Prométhée remue avec dépit: « Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé Porte le soleil noir de la mélancolie. » Si ce feu éteint le bouleverse, il le désire ardemment dans l’évocation d’une Eurydice toute splendide. Tel Orphée, il entreprend une descente aux Enfers et revient avec la bile du constat: « Je suis le Ténébreux, -le Veuf - l’inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie… …………………………………………… J’ai deux fois vainqueur traversé l’Acheron: Moulant tour à tour sur la lyre d’Orphée Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. Ainsi, la conquête sensible du poète avorte d’une aveu significatif devant l’épreuve de la Tour démolie. Le poète revient avec un heaume pour ses tourments. La leçon du poème pourrait-on dire, vient du son de cette lyre miraculeuse qui a le secret des affres. Après avoir douté, oscillé entre la promesse et le désespoir, Nerval a cherché dans sa folie un support: la recherche d’Isis en Orient en était un. Il s’en est allé vers l’abîme « insensé sublime », « Icare oublié », « Phaëton perdu sous la foudre des dieux ». Contrairement à Hölderlin et Nerval, Artaud, pénétré par le terrible à Dublin, connaît l’agression avant l’internement en septembre 1937. Il a écrit pour dire son état d’âme, pour libérer sa pensée et se délivrer de la peur. Il se détourna du peyotl de l’ardent Mexique pour s’exorciser par le théâtre. C’est peut-être là sa revanche. Revanche sur le délire chronique qui l’y avait saisi. La schize est pourtant dans « ce mode de repérage » (Deleuze et Guattari). Pour Elisabeth Roudinesco, « ni Van Gogh, ni Nerval, ni d’autres n’ont gpu parler la schize de l’être ailleurs que dans leur écriture proprement dite, détachée de leur corps. Ils sont mort de démence, pleins de cris et de râles, la tête chargée d’un siècle de prophéties. Les derniers textes d’Artaud, continue-t-elle, sont une revanche: ils réalisent cette articulation jusque-là impossible entre une écriture poétique et une parole explicite et corporelle de la folie. » (43) Mais il y a ce vide où le corps retrouve une paix mesurée, un espace où le mot s’étend comme un rhizome qui remet tout en cause sans jamais éclaircir quoique ce soit. La rage et la panique ne cèdent que devant l’impatience permanente du poète. Les mots s’épuisent devant le vide, s’annulent mais luttent pour se libérer même des intentions d’Artaud le Mômo: « Dans l’humus de la trame à roues, dans l’humus soufflant de la trame, de ce vide entre dur et mou Noir et violet raide pleutre et c’est tout. Ce qui veut dire qu’il y a un os, où dieu s’est mis sur le poète pour lui saccager l’ingestion de ses vers, tels des pots de tête qu’il lui soutire par le con » (Le retour d’Artaud le Mômo) De ce vide va jaillir le nouveau langage, et à Artaud de bénir « ce silence bien planté ». Peut-on dire que la recherche d’un langage adéquat a probablement, sinon nécessairement conduit Artaud à transgresser les lois divines ou bien doit-on penser avec Jean-Paul Dollé que c’est aussi bien « le signe et la preuve d’un comportement psychotique que de vouloir se situer pour ainsi dire à l’origine du langage, créant de son propre chef un nouveau sens par la mise en place de nouveaux réseaux de signification à la fois l’ordre des mots et des choses. » ?(44) Il est vrai que le destin de ‘l’homo Artaudus’ dépend essentiellement de sa poésie et se confond en une trame unique. Dans ses Lettres de Rodez, il dit explicitement: « J’ai besoin de poésie pour vivre, et je veux en voir autour de moi. Et je n’admets pas que le poète que je suis ait été enfermé dans un asile d’aliénés parce qu’il voulait réaliser, au naturel, sa poésie. » N’en déplaise à Bataille (45), osera-t-on parler de rupture ou de folie? N’est-ce pas là signe de l’ardente conscience fortement éprouvée? Il y a pour Artaud un besoin de l’expression qui ne vacille pas sournoisement pour se dérober. Ce besoin trouve sa signification en se réalisant pleinement dans l’expression littéraire. C’est par cette réalisation qu’il veut endiguer le mal qui le triture. S’il enténèbre, il émerveille aussi. L’inspiration qu’il cherche éclate comme une illumination. Il la fait sourdre des terreuses racines et l’éparpille en d’étranges feuilles volantes, soutenues par des mots si sincères « que la papier se riderait et flamberait à chaque touche de la plume de feu .» (Baudelaire) G. Picon conduit un peu loin ce besoin vital quand il le lie à un mal probablement de l’expression: « Artaud, dit-il, cherche, logiquement dans la littérature l’épreuve décisive, l’issue. Mais le besoin de l’expression, de l’expérience de mots volés, du langage retiré, on voit le cercle: la littérature ne pourra être qu’un aveu, l’histoire de cette impossibilité tragique. Le langage ne peut guérir un mal qui est essentiellement mal du langage. »(46) Nous voici Nolens Volens au coeur d’un problème existentiel. Une vie intense éclate en cette affaire, liée à une poésie qui cherche la vérité profonde. Il nous est permis à partir de là d’avancer qu’Artaud est allé jusqu’à la transe intellectuelle pour échapper au labyrinthe du mystérieux alphabet, mastiqué par une énorme bouche » (Héliogabale), lui substituant « une langue dans la langue » (47), celle de Rodez. Cette formulation prend tout sens chez Michel Pierssens dans La Tour de Babil: « langue d’un côté, future lalangue de l’autre. » Il nous semble que la recherche d’une lalangue si séduisante soit-elle et capable de conquérir notre complicité, ne nous laisse pas moins l’impression qu’elle couve un conflit. Mallarmé dont le mal vient de l’impureté de ce qui est (« le réel est vil »), ne se trouve-t-il pas dans cette condition d’affrontement qui le fait accoucher d’une manière qui nous affecte. La rage est vaine et le recours à l’absence est imminent. Tout se passe comme si tel était l’inéluctable projet: la perte de soi dans ses propres oeuvres. Mais il n’y a pas nécessairement que cela, Mallarmé déclenche avec lui un système. Et ceci nous paraît de nouveau être une remarque importante car il désire aussi imposer cette absence à son poème et formule le voeu que celui-ci puisse s’abolir en se créant. (48) Le rêve s’est effrité et le poète n’a plus parlé que de stérilité, de spleen et d’impuissance: « Je pleure quand je me sens vide et ne puis jeter un mot sur mon papier implacablement blanc. » (Correspondances) Ce phénomène est inhérent à l’écriture, et l’angoisse face à ‘la dalle blanche’ fait partie du rituel. Cette blancheur est le vide absolu. Quand l’encre du poète l’oblitère, c’est toute cette bile de la nuit qui s’y déverse. Nous pouvons ici nous poser une question: quel sens donner à l’hymne de la stérilité d’Hérodiade quand elle dit: « Oui, c’est, pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte! ………………………………………………………… Ô charme dernier, oui! Je le sens, je suis seule. » ? (49) Il faut bien admettre que cette solitude, ce rien à dire chez ‘le singulier, le compliqué, l’exquis Stéphane Mallarmé’ (50), la parole lui donne quand même un sens. Par ailleurs, il y a une bonne métaphore qui confère un surplus au drame du poète en ce ‘spasme de la glotte’ qui lui retire l’usage de la parole. Pierssens livre cette observation: « Le mal qui lui (Mallarmé) retire la parole et paralyse sa main ne fait après tout rien d’autre que de se saisir ainsi des instruments qui le suscitent. » (51) C’est là dira-t-n, une poésie méditative qui jette des ponts entre le visible et l’invisible. Un tel sentiment ne nous aide pas bien sûr à comprendre Mallarmé, mais il nous indique le propre de son génie, inachevé soit-il. C’est Anatole France qui eut cette pensée pour ce poète qui recevait chez lui tous les mardis: « J’admire ce poète; je l’aime chèrement, dans les plus rapides clartés, dans les plus brèves illuminations qu’il nous envoie. Je l’aime épars et dispersé (…) M. Mallarmé me plaît inachevé. » (52) Essayons maintenant de voir ce qui fait la singularité du poète en général qui subit une manducation, écorche, achoppe, piétine quand il est dans cette situation insolite où il cherche ses mots. La triviale expression; ‘je l’ai sur le bout de la langue’ requiert ici une signification cardinale et le problème n’est pas du tout celui du choix des mots. Joe Bousquet le méridional dont le langage dépendait d’une gestation qu’il appela la ‘danse des mains’, usait d’un clavier spatial. Sans doute bénissait-il son étoile de l’avoir épargné d’une paralysie totale. Ainsi, dépossédé du corps physique, il s’est fait écriture pour se refaire un destin. Et encore fallait-il tirer du refus des mots une sève pour épancher sa soif mystérieuse: « Tout ce que j’écris, je me vois obligé de me l’arracher: pas une de mes phrases qui ne se ressente de ma violence… et qui se vit comme tordue dans ma chair. » (Noir, p.13). Cette volonté d’aller au-delà du chagrin et de l’oubli fait que le mal se mue en dégagement. Écrire pour Bousquet est acte. Écrire est cet engagement qui a le souci net d’une séparation de la vie et de l’être. L’inquiétude du poète est pourtant là, dans certaines pages du Journal dont ne peut se faire que malaisément une idée: « Ce qui domine cette fin d’année, c’est la conviction écrasante que je n’entends rien à mon art. Je ne sais pas écrire. »(53) Quant à Mallarmé, il désigne lui aussi ce point limite où le niveau d’accrochage cesse de chanceler devant la hantise du gouffre. Cédera-t-il au vertige qu’il verra planter devant lui l’autre versant du langage. Toute volonté d’union engage son art vers un hermétisme consenti. Trituré par un ennui métaphysique, il avoua à Louis le Cardonnel que son art est impasse. Voulant alléger les poèmes de la douleur logique du langage, il sombra dans un elliptique intégral. L’archet se brisa et le cygne mallarméen replia son aile ivre, étouffa, excédé sous le givre. Passant outre les modes et les mouvements, le écoles et les chapelles tel poète découvre quelques rythmes, tel autre des signes musicaux. L’alchimie poétique, il faut en convenir a cet avantage de susciter l’illusions qu’un mystère prodigieux va révéler ses secrets. Mais souvent, la parole stérile rejoint ses quartiers. Y’a-t-il réellement impasse? À quelques années de là, Roland Barthes publia son Degré zéro de l’écriture. Les trois pages qu’il réserve à ce qu’il appelle ‘l’utopie du langage’ n’étaient qu’une confession liée à une pratique de l’écriture, voire dur témoignage quand il asséna: « Chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la littérature, mais s’il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la littérature emploie à le reconquérir; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n’est jamais innocent, et c’est ce langage rassis et clos par l’immense poussée de tous les hommes qui ne le parlent pas, qu’il lui faut continuer d’user. Il y a donc une impasse de l’écriture, et c’est l’impasse de la société même. » (54) Écrire pour les yeux, écrire pour l’oreille. Écrire dans une langue affranchie de vieilles règles et ignorant les scrupules de la grammaire ou écrire dans une langue raffinée qui rassemble toutes les ciselures de style. Déroutant et qui plus, n’est point innocent. Et il n’y a aura jamais que des cas: le cas qui s’érige contre la règle faisant fi du cas; le cas qui se fait principe pour coincer la règle qui s’inscrit précepte inflexible et absolu devant n’importe quel cas. C’est bien là, pensons-nous qu’il faut placer le choix quand ce n’est pas ce dernier qui s’impose impérativement de lui-même. L’acte d’écrire saisi par une alliance ou soutenu par une allégeance confère une excellence humaine en conduisant à la paix. Le labeur du poète devient ainsi un chant retentissant. Pour si peu qu’il soit téméraire parce que l’inextricable désert des mots plante ses chevaux de frise, le poète est condamné à l’ascèse ou à l’inhibition. Et au lieu que la page blanche soit cet inestimable asile, elle devient source d’angoisse; lieu d’où jaillit le cri. Partant de là, on comprend Flaubert quand il disait: « se mettre aux fers ». Concluons! Le langage: attente et/ou entente Parler et à plus forte raison écrire, même pour ne rien dire, c’est encore exprimer quelque chose. « Tout a un sens ou rien n’en a », dit Barthes. De ce fait, « il est impossible de ne pas communiquer » (Palo Alto). La métacommunication est déjà dans la relation. La nécessité de brouiller les sens pour sortir du langage est encore une machine de désir qui pousse à produire. Les écrivains qui recourent à l’effacement des sens savent créer le vide à l’intérieur des mots. Les blancs, l'ellipse, le retrait, les ratures sont des signes qui justifient une esthétique du murmure. Certains, pour arriver à l'instant suprême du poème choisissent le fiel rhétorique à l’instar de Lautréamont, utilisent un pouvoir purement physique de la langue tel Artaud ou saturent la page d’images comme Saint-John Perse qui, malgré le délire verbal magistralement contrôlé, est demeuré insatisfait. « Moi j’ai pris charge de l’écrit, j’honorerai l’écrit. Comme à la fondation d’une grande œuvre votive, celui qui s’est offert à rédiger le texte et la notice » (Amers) : le poète proclame en toute souveraineté son voeu d’écrire une oeuvre qui célébrerait l’univers, une oeuvre qui serait un pur acte de dévotion. Atteindre à l’expression, c’est se situer sur ce qui la dépasse. La cohérence échappe, violence liée à une expérience de la terreur. C’est plus de Laurent Jenny que de Walter Benjamin ou George Steiner qu’il faut rapprocher cette terreur des signes: « car une fois le doute jeté sur l’autorité et le pouvoir du langage, on entre dans une certaine folie de l’expression. Plus rien n’est de force à maintenir une entente rhétorique. Après le Babel des langues, c’est le Babel des discours. Chacun croit pouvoir transfigurer pour toutes les conditions de l’expression, par l’intervention « d’une rhétorique singulière » C’est dans la modernité tranchante que se sont manifestés dans un itinéraire d’égarement le chant et le cri. De toute évidence, c’est là une limite qui engage le silence et la folie. Mais s’il est vrai que la folie d’Artaud à arracher aux mots leur croute, cette folie ne pouvait être que mantique pure. Michel Foucault nous fournit l’occasion de le vérifier autrement: « Peut-être un jour, on ne saura plus bien ce qu’a pu être la folie… Artaud appartiendra au sol de notre langage, et non à sa rupture; les névroses aux formes constitutives de notre société. » Sans doute ces considérations nous renvoient à la désillusion car la poésie ne dépasse jamais rien. Une telle déception n’est-elle pas déjà tout entière dans cette phrase du poète Jean-Claude Renard: « La poésie ne donne que des mots. » Le drame est peut-être dans ces tentatives répétées de vouloir forcer les mots, forcer les choses. La création n’est-elle pas d’abord « une violence faite au langage dont le premier acte est de déraciner les mots » On pourra dire qu’ému ou troublé, le poète a toujours cherché en philosophe à réfréner son langage ou le laisser se couvrir d’arborescences. Robert Desnos le perturbateur ne martyrisait-il pas sa syntaxe, couvert par une certaine audace? Michel Leiris qui voulait « écrire des poèmes, être poète », ne s’était-il pas dépouillé dans Haut Mal jusqu’à remplir ses phrases d’un silence complice? À preuve, ce poème intitulé ’Avare’ qui prend là le plus discret des sens: M’alléger me dépouiller réduire mon bagage à l’essentiel »(58) Et puis en marge, ne voit-on pas Louis Wolfson se protéger des mots, Edmond Jabès bâtir une demeure imprenable, et Francis Ponge ‘l’a-poète’ dans sa rage de l’expression chosifier son univers, décaper au final ce langage même? D’autres encore marcheront « en lisière de la zone blanche » (Ollier) ou rendus plus sereins par un trop plein d’espoir, se contenteront de souhaiter plutôt « le compagnonnage positif du langage. » Faire confiance au langage, c’est retenir aussi que « la poésie ne conclut jamais » (Char) Si donc, sans aucune déviation accepter le postulat que « la première attitude de l’homme devant le langage fut la confiance: le signe et l’objet représentés étaient une même chose »(O.Paz), c’est d’abord et avant tout solenniser dans le calme essentiel de perpétuelles noces où l’éclat magnifique de l’usage se garderait comme le feu. Tamisons alors pour servir la forme et scotomisons tout vertige tel l’ingénu Monsieur Jourdain! Célébrons allègrement pour mieux apprécier en conservant jusque dans l’expression spontanée une pudeur délicate et évitons, évitons les déliquescentes où d’autres se sont enlisés dans la fadeur ou transgressons dans une géniale originalité pour arracher aux mots et aux choses une esthétique nouvelle. Qu’importe si l’échec passe par l’excès. Qu’importe encore s’il s’explique par l’humilité. Le mieux est peut-être d’avancer dans ce dédale conscients de nos limites et de dire avec le Wittgenstein du Tractacus: « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. » Nous reste à constater que l’épreuve du silence comme expérience de déterritorialisation sur laquelle nous pouvons insister devrait laisser une place aux autres ‘déficiences’ pour permettre un jugement encore plus objectif. Quels que soient les mérites de l’adhésion par rapport à la contrainte du refus, il est symptomatique que la vérité de ce refus fait de doute mérite de creuser encore plus profondément les causes et les soubassements. Nous eûmes aimé des perspectives plus vastes au terme d’une analyse qui a perdu involontairement ses marges pour aller jusqu’à l’arbitraire. _________________________ NOTES (1) Langage et silence, Seuil/ Pierres Vives, Seuil, 1969. (2) Poésie et Révolution, Denoël/Les Lettres Nouvelles, 1971, p.281. (3) ’S’approprier l’écriture équivaut à incarner, au sens strict du mot, le langage’. Cf. Julia Kristeva in Le Langage cet inconnu, Seuil/Points, 1981, p.103 (4) Gallimard.NRF. Coll. Le Chemin, 1969. (5) Le Roman de la langue , U.G.E/10/18, 1977, p.101. (6) On raconte que Flaubert était long « à accoucher ». Il lui arrivait même de conter l’histoire de ses affres de style et de sa lente gestation. (7) Cité par Jean-Pierre Richard in Littérature et sensation (Stendhal et Flaubert), Seuil/Points, 1970,p.248. (8) Trad. De J. Matignon, Éditions Gallimard, 1979 (sous le titre : La Vie littéraire.) (9) Le Roman de la langue, Op.cit., p.102. (10) Cf. Kafka. Pour une littérature mineure, Ed. De Minuit, Col. Critique, 1975, p.35. (11) Le Roman de la langue. Id. (12) Le Scribe. Genèse du politique, Grasset, 1980, p.54. (13) Cité par Michel de Certeau, « Un lieu commun: le langage ordinaire » in L’Invention du quotidien. I/ Arts de faire, U.G.E/10/18, 1980, p.46. (14) Molloy, 10/18, 1963, p.40 (15) Michel de Pierssens, La Tour de Babil, Minuit/Critique, 1976, p.104. (16) Cf. Journal, Trad. De Marthe Robert, Grasset 1954. Nous utilisons Le Livre de Poche-Biblio dans la même édition. Rééd en 1982. Le 1à décembre 1910. Kafka consigne: « Mes doutes font cercle autour de chaque mot, je les vois avant le mot, allons donc! Le moi, je ne le vois pas du tout, je l’invente » (p.17) (17) Il écrit encore « Pas un mot -ou presque- écrit par moi ne s’Accorde à l’autre, j’entends des consonnes grincer les unes contre les autres avec un. Bruit de ferraille et les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d’exposition » (Id). (18) G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Op. Cit, p.29 et sq (19) G. Steiner, Langage et silence, Op.Cit, p.132. (20) Journal, Op.Cit, 5nov. 1911. Voir page 122. (21) Langa ge et silence. Op.Cit, p.74. (22) Le Schizo et les langues. Préf. de G. Deleuze, Gallimard/ Bibliothèque Connaissance de l’Inconscient, 1970. (23) Proust, 1931. Réimp. 1970 chez Calders&Boyards, London, p.34. (24) Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard/Idées, 1942, p.232. (25) « Essai sur le déracinement dans la prose narrative européenne » In Déracinement et Littérature, Op.Cit., p.13 à 82. (26) Ibid, pp.38-39. (27) Cf. « De quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence », texte publié en 1958. (28) Courant alternatif, Gallimard/Les Essais, 1972, .103. (29) ‘Gong et Ouate’ in Henri Michaux, Magazine littéraire n° 220, juin 1985, p.17. (30) Kafka. Pour une littérature mineure, Op.Ci, p.35. (31) G. Steiner propose le silence comme ultime solution pour ceux qui sont victimes de la perversion des mots. Voir Langage et silence, Op.Cit, p74. (32) ’Nouvelles notes sur Rimbaud’, La Plume, 15 nov.1895. (33) Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Seuil/Essais, 1984, p.38. (34) Id. (35) Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Denoël/Gonthier/Médiations, 1976, p.87. (36) Cf. Lettre envoyée à Paul Demeny (Charleville, 15/5/1871) dite Lettre du Voyant. (37) Cf. Les admirables pages réservées à Rimbaud dans André Breton, José Corti, 1982, p.118 sq (38) L’Écriture et la différence, Seuil/Points, 1967, p.101. (39) Cf. Poésie et profondeur, Seuil/Pierres vives, 1955, p.58. (40) Oeuvres Complètes, tome I, La Pléiade, 1966, p.382. (41) Une telle étude a été faire par Shoshana Ferldman mettant l’accent sur la relation Littérature/ Folie in La Folie et la chose littéraire, Seuil, 1978. Voir aussi dans la même perspective Michel Jeannet, La Lettre perdue : Écriture et folie dans l’oeuvre de Nerval, Flammarion, 1978. Il s’en était tenu plutôt à la relation Écriture/folie. (42) Cf. Ross Chambers, ‘Récits d’aliénés, récits aliénés’ in Écriture et Altérité, Poétique n°53, Seuil, Février 1983, p.81. (43) La Psychanalyse mère et chienne, en collaboration avec Henri Deluy, U.G.E/10/18, 1979. (44) ‘L’horrible travailleur’ in Antonin Artaud, Magazine littéraire n°206, avril 1984, p.41. (45) Cf. ‘Antonin Artaud’ in Le Surréalisme au jour le jour. Oeuvres Complètes, Tomme VIII. Gallimard/NRF, 1979, p.180. Nous pouvons lire: « la lettre (d’Artaud) était plus que moitié folle: il y était question de la canne et du manuscrit de Saint Patrick. » (46) « Sur Antonin Artaud » in L’Usage de la lecture, Mercure de France, 1979, p.449. (47) Cf. G. Deleuze, « Du schizophrène et de la petite fille » in Logique du sens, Éd. de Minuit, 1969, p.101. (48) Georges-Emmanuel Clancier, De Rimbaud au surréalisme, Panorama critique, Seghers, 1959, p.97. (49) Poésies, Gallimard/NRF, 1945, pp. 55-56-57. (50) La formule est de François Cotée. (51) La Tour de Babil, Op.Cit., p.25. (52) La Vie littéraire (5ème série), Calmann-Lévy Ed. 1949, p.275. (53) Traduit du silence, Gallimard, p.13. (54) Seuil, 1953, p.64. C’est nous qui soulignons. (55) La terreur et les signes. Poétique de rupture, Gallimard/ Les Essais, 1982, p.12. (56) Rapporté par Paul Thévenin dans une interview accordée au Nouvel Observateur sous le titre: « Artaud sans légende », parue le 19 avril 1971, p.51. (57) Octavio Paz, L’Arc et la lyre, Gallimard/Les Essais, 1956, p.44. (58) Poésies/ Gallimard, 1969, p.106. (59) Dans Introduction à la poétique de Léopold Sédar Senghor, Ed. Afrique-Orient, 1986, Mohamed Boughali envisage l’oeuvre de ce dernier à partir de cet axe essentiel par où la poésie se donne et progresse. (60) Salah Stétié, Les Porteurs de feu et autres essais, Gallimard/Les Essais, 1972, p.24. (61) Octavio Paz, L’Arc et la lyre, Op.Cit., p.31. L’ÉCRITURE ENTRE LE CHANT, LE SILENCE ET LE CRI. « Il n’y avait que l’acte d’écrire pour me donner ce que j’ai demandé en vain à la vie et à l’amour. » Joe Bousquet. Le problème du langage est à lui seul assez riche pour permettre des voies d’approche diverses. Sa courbe nous conduit à un fait frappant et significatif, introduit comme un risque dans sa résolution de nous placer devant une pratique dont l’ordre et l’équilibre sont souvent ébranlés. Le langage met l’homme à l’épreuve. Si le scribe peut se permettre l’ordonnance la plus rigoureuse dans une langue savamment inventée, il peut aussi aller vers un minimalisme qui n’exclut ni l’émotion ni la sensibilité. S’il loue le langage, il peut aussi bien le décrier : adhésion d’un côté et dénégation de l’autre. Le logophone apaisé garde l’écho d’un assemblage affuté, accompli. Le logophobe vit une dissonance, pliant devant le doute, devant la déficience du langage et à son incapacité à le traduire. S’il ne peut s’assumer dans un silence le confinant dans une tour d’ivoire, il lui reste le bégaiement qui lui vaudra la hantise d’une situation d’une autre vérité. Magnifier le langage ou le nier, c’est le situer. Le réduire ou le subodorer c’est encore le situer. Dans ce labeur d’ailleurs, soit qu’il dit beaucoup trop soit pas assez. Et quand on croit le cerner, il se dérobe. Ces affirmations d’apparence banale introduisent un rapport conflictuel dans l’utilisation du langage qui est la plus précieuse de l’homme et aussi la plus fragile pour ne pas dire la plus menacée. Comme abandonner le langage est une impossibilité socio-historique, comment alors pallier le manque ou lui substituer dans la rage d’autres expressions ? D’où vient en fait ce traître soupçon qui plane sur le langage qui unit les hommes et pourtant les sépare à travers mille formes selon l’usage de chacun ? Son évidence est d’être saisissable, mais le mystère a comme une satisfaction maline de le dériver devant la mise en mots, l’astreignant à des lapsus linguaes, se jouant de lui dans des dysphasies, des palilalies et d’autres troubles encore. État de culture et d’histoire, une hypothèse très classique l’associe à la tour de Babel, détruite en raison de l’orgueil de l’homme. Mythe à la blessure essentielle et dramatique. Par delà, Georges Steiner n’apporte, à vrai dire, aucune révélation majeure, tout au plus précise-t-il qu’un certain mal a été « infligé au langage » par « la barbarie des institutions politiques. » (1) L’hypothèse que Walter Benjamin avait naguère formulée, se trouve dans ce constat : « Il n’est aucun document de culture qui ne soit document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte aussi bien le processus de leur transmission de main en main. » (2) Nous voilà obligé de considérer le langage du côté des profondeurs, là où l’oscillation perpétuelle s’y manifeste entre l’élan et la retenue, entre la confiance et le doute. Compris à cette profondeur, une voie salutaire serait de réduire cette barbarie versée dans la langue et transmise par l’écriture (3). Présente et puissante, celle-ci a sa stratégie. Elle traduit, nie et/ou dénie. Partir de là, c’est poser le problème du rapport qu’entretiennent les écrivains à l’écriture. Se placer dans cette perspective, c’est être tenté de n’exclure aucune donnée. Si l’on veut bien reprendre pour mieux poser et préciser certains faits ; des voix et des choix peuvent en éclairer d’autres en les interrogeant. S’il appartient à l’expérience de chaque écrivain de justifier tel ou tel acte (Régence-allégeance/Désenchantement-silence), comment alors peut se révéler à l’intérieur du deuxième axe la conversion ? Il semble qu’en profondeur se juxtaposent deux pôles : réconciliation et altérité. L’écrivain qui nourrit l’étrange ambition de maîtriser son langage, voit cette ambition le décevoir puisqu’il apparaît que c’est ce dernier qui lui impose ses règles et sa marque. Triompher de son langage, c’est taire les compromissions. Tenter de lui échapper par une écriture blanche qui aurait le pouvoir d’effacer derrière elle ses traces, c’est aller vers un recommencement. Jeune Homme Hogan de J.M.G. Le Clézio du Livre des Fuites (4) a du moins le mérite de l’affirmer : « Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie. » Cette revanche inattendue ressemble fort à une autocritique qui tient compte d’une certaine détermination. Par ailleurs, il y a lieu de se demander comment par exemple cette écriture blanche saurait prendre en charge un discours réaliste. Sans trop forcer les choses, il semble que la littérature dans son désir de représenter le réel, met le langage dans une situation illusoire dans la mesure où elle place une barrière entre ce qui est signe et ce qui est objet. Que peut-on garder des ‘blancs’ de Flaubert le scrupuleux ? Devons-nous déprécier tout son labeur, toutes ses heures passées sur un mot, des semaines sur une phrase ? Tout cet effroyable travail n’avait pas suffi, il n’a abouti qu’à raboter l’aspérité et étouffer lamentablement la vibration du mot. Et Joyce et ses débordements à la recherche d’un ton, d’un rythme ? Que peut-on comprendre de ce work in Progress en dépit de l’obscurité du sens ? Comment nous situer par rapport à l’obscène et le philosophique ? Nous pouvons dès lors faire succéder quelques jugements -sans portée quelquefois- concernant le propos en question, et banaliser en même temps le doute de Kafka et l’incertitude de Beckett. Ceux-là avaient prononcé clairement leurs diagnostics. Mais ils ne sont pas les seuls à souligner l’inadaptation entre le mot et la chose, à porter sur le verbe comme instrument de communication inefficace, un regard d’interrogation. Ionesco, Adamov, Gueldérode et Arrabal révèlent eux aussi le drame de la communication dans un théâtre-laboratoire où ils ont voulu tester les limites du langage. Et à travers ce théâtre -précisément avec Beckett-, c’est le destin de l’homme qu’on met à nu, si tragique dans son attente d’une vertu indivise. Le théâtre de l’absurde est finalement un retour au tragique. Quant au Nouveau Roman, il poursuivit l’effort hors de ‘l’ère de soupçon’. Ce sont là des tentatives, et qui se veulent telles. Ces points de repère, pour éclectiques qu’ils soient n’entendent pas fournir des réponses. Aussi, notre investigation pour acquérir sa vraie portée doit s’étendre à la fonction poétique. Ce qui comptera, ce n’est pas d’en souligner les compromis ou le prix à payer pour que la conversion se réalise au meilleur des cas, mais de mettre en évidence, selon le mot de Valéry, ‘un langage dans le langage’. C’est ici que l’entreprise de Rimbaud a été une immense aventure liée à l’être ; Rimbaud dont les cris cherchaient un havre de paix où Dieu n’avait pas encore plongé ses griffes ; un lieu désert où le poète peut accoucher d’un verbe aussi puissant que le réel. On pourrait faire des remarques analogues à propos de Baudelaire, Hölderlin, Nerval, Artaud ou Mallarmé et une mise au point expliquera les divergences. Certes on peut comprendre la singulière attitude de Michaux comme une aventure dont l’enjeu est cette négociation au prix de laquelle il a essayé de manifester ce qu’il est à travers l’écriture et ce qu’il pourrait être dans ses aquarelles sous l’effet de la mescaline. Cette attitude permet de concevoir la conversion comme un art du possible. Qu’importe si Valéry, dans le tumulte du surréalisme, refusait les ‘chefs d’oeuvre’ sous l’emprise de la drogue! Si Bousquet grabataire arrachait aux mots la simple chose d’être là, Ponge polissait le langage pour rendre accessible et si limpide sa poésie. Leiris quant à lui le dénudait pour le rendre sobre. Personne n’est hors cause, car en définitive, on peut penser que ce qui est demandé aux hommes, c’est de prendre conscience de ce don du langage qui leur est fait, et accepter en retour l’idée et la pensée qu’ils ne sont que les maîtres dépositaires légitimes. Si certains ont choisi l’écriture, d’autres ont préféré le silence. Il est donc certain qu’il existe un problème qui tient du langage comme tel par rapport à l’écriture tout court. C’est de cette perspective que nous partirons pour tenter, à partir de l’acte d’adhésion, analyser l’acte d’exclusion. Passion d’un côté, folie de l’autre. Mais d’abord, nous devons nécessairement exclure toute prétention exhaustive en souhaitant qu’on nous pardonne ce ‘bricolage ‘qui vient du risque de se tromper. Il est évident que notre démarche demeurera sujette à caution aussi longtemps que cette contribution ne sera pas fixée nettement quant à son objet et à ses méthodes; la faculté essentielle tient ici au fait que l’allégeance et le silence ne sont pas des notions codifiées d’avance. Partant de là, nous ne pouvons que dériver et nous perdre. Or donc les perspectives qui seront prises ici susciteront des réactions diverses. Aussi, notre souci est de limiter notre champ d’investigation. Il est même prudent, pour ne pas battre en retraite de ne pas faire disparaître les seules traces tangibles que nous ayons. L’écriture est bien évidemment une entreprise démentielle, et la cécité n’épargne aucun manieur de mots. Certains parent aux risques, d’autres s’aventurent et ils sont légion à attendre le Livre à venir en regrettant même de ne pas beaucoup écrire. Mais aussi prolixes qu’ils soient, l’aliénation les guette. N’oublions pas que les meilleurs talents quelquefois sont les plus aliénés, les plus asservis à leurs outils! Tourgueniev n’enjamba-t-il pas la Volga pour sauver sa plume en Occident? Bien plus, comment comprendre Beckett qui prend superbement ses distances envers l’Irlande et assène sans ambages: « nommer, non rien n’est nommable, dire, non rien n’est dicible » ? Et la paire, Breton/Soupault qui explorèrent à deux mains Les Champs magnétiques armés d’une herse automatique? Il y a plus. L’impératif de la transgression nécessaire chez Dada, voire Burroughs qui conçoit la subversion comme une pratique qui dénature à dessein « l’écriture policière ». Les montages de Brion Gysin lui ont certes permis d’aller de Nacked Lunch à Soft Machine sélectionnant les mots et les images à faire valoir. Si le ‘Cut up’ et le ‘Fold in’ ont fait explosé le ticket, ils n’ont pas dépassé la frontière. Burroughs lui-même s’en détourna pour tenter une autre expérience partant du procédé rencontré dans maints écrits sur le psychisme et qui consiste selon lui en « un exercice de visualisation de figures géométriques ». The Wild boys écrit entre Marrakech, Tanger et Londres a pour sous-titre: « un livre de morts ». Est-ce nous signifier le découragement, l’impuissance, les limites qui annoncent la défaite, et donc la fin? Cependant l’écrivaIn sent bon , même quand il recourt à l’alcool ou à la drogue pour se débarrasser de cet écran de fumée qui se dresse entre lui et le réel. Telle est en tout cas la problématique à laquelle fait face tout écrivain hanté par la page blanche. Il est vrai que quelque chose d’essentiel manquera à cette étude car les quelques notes qui vont suivre ne sont pas motivées par une volonté de faire le point. Il nous a semblé tout simplement que l’écriture et le langage soulevaient certaines interrogations auxquelles il importait de s’arrêter. I/ Affrontement et castration. Après avoir présenté un faisceau d’indices qui prêtent à discussion, nous aimerions nous pencher sur des aspects très divers du rapport des écrivains au langage et à l’écriture. Nous avons tenté dès l’introduction de signaler quelques cas que nous estimons représentatifs et qui peuvent nous aider à comprendre la nature du problème. Sans doute nous faudra-t-il reprendre certaines hypothèses et les préciser. Et d’abord. Celle-ci: si l’on définit le réalisme comme un discours assurant au texte littéraire un maximum de réalité, il y a lieu de se demander avec Mathieu Bénézet si la tentative de la littérature « dans sa volonté de réalisme, n’a pas mis le langage dans une distance extrême révélant cette distance et ce silence épais entre les signes et les objets. » (5). La part de cette distance extrême n’est évidemment pas absente de la production de Flaubert. Et on peut se demander si cette distance n’établit pas une sorte de frein un peu trop appuyé entre l’auteur et son texte.(6) Génie ou névrosé, Flaubert ne pouvait concevoir son expression que juste et efficace. L’appréhension des phrases mal construites « qui oppressent la poitrine (et) mènent les battements du coeur »(7) sont cette menace que seule l’expression fixée dans un cristal peut soulager. Cela renforce la conviction que Flaubert cherchait dès l’oeuvre de jeunesse une perfection qu’il fallait arracher aux blancs, aux silences dans ses textes. Ces constatations nous font penser à la gestation de Joyce dont le procédé repose tantôt sur un jet dévorant qui se présente dynamique et vivace, avec une démesure extraordinaire de sens. Ne voit-on pas dans Ulysse la phrase débouler « sans préparation, sans liaison avec le contexte », souligne John Updilke dans Picked-up pièces ?(8) Qu’est-ce que cette logorrhée de cinquante pages qui termine justement Ulysse? En quoi correspond-t-elle au réel? Ne peut-on pas dire dès lors que, sans explorer le sens exact des mots, Joyce met depuis la périphérie l’écriture à l’épreuve tout en la poussant au dialogue, à la communication, voire à être pour lui pure médication. Cette démesure fait se multiplier, s’éclater les effets. Elle démolit avec sûreté pour reconstruire ce que l’on croyait clarté pure. La langue émoussée, l’écriture desséchée se révèlent être des balises pour le grand silence qui tournoie. La frénésie de Joyce se bat contre ce silence en le débordant. Elle défait ses pièges et même ses cartes. Joyce ouvrira des trajets et ses projets explorent une hypothèse qui serait selon Bénézet « la conséquence d’un vol insupportable: le vol de la lettre. »(9). Deleuze et Guatari rappellent que « Kafka dit: voler l’enfant au berceau, danser sur la corde raide. » (10) Témoin invisible, le langage va travailler par force ou se dérober. Bénézet a raison d’écrire: « Le dérobement du langage, le soupçon sur la langue désormais constitueraient l’acte inaugural du romanesque. À quoi répond le roman, soit par une folie narrative (où le ressassent est la marque d’un défaut, d’une hésitation de langue) soit par une passion du narratif, une chasse in-finie du narratif, une façon, de troquer, de piéger l’acte narratif: tressant un réseau de signes dans quoi on espère skier (et lire) » (11) Il serait aisé, par l’analyse de ces éléments, de reconstituer à partir de ce soupçon, un canevas essentiel. Pour s’être cabré devant le langage, pour avoir étreint le doute, l’écrivain s’enhardit à le dépasser. De cet état, nul en définitive ne peut mieux parler que l’écrivain lui-même livrant les feux de son expérience avec une marge d’assentiment et de silence. Bien sûr, nous retrouvons ici, admirablement captés deux versants: la confiance faite au langage ou le désaccord fondamental avec lui. Il est loin d’être exclu que semblable angoisse ait été celle de tous les scribes. Cette vérité s’ordonne autour de cette assertion de Régis Debray qu’elle vérifie sans cesse: « L’écriture est toujours peu ou prou liturgie. Qui veut dire à la fois service public et service de culte. En parlant sa langue, voire en l’améliorant par son travail, le pire des mécréants rend un culte à son prince. » (12). Ces interprétations de l’écriture (« littéraire ou pas, intransitifs ou utilitaires ») qu’a données Debray montrent l’insoluble ambiguïté des rapports et le destin irréductible de l’homme face à la langue. Cette vérité a stoppé net plus d’un audacieux. S’il est bon ton de dire avec Ponge que le poète doit « relever le défi des choses en langage », la tentative de Ludwig Wittgenstein se propose plutôt, et avec une certaine pudeur, de « ramener (ce) langage de son usage philosophique à son usage ordinaire. « Quoi de plus prudent à cet égard que de « ne rien dire sinon ce qui peut se dire » (13). Mais obstiné, le poète aime « sentir et dire juste » (Char). Kafka voulait formuler au-delà de la tribu des mots l’informulable. La chair affreuse (‘Ungeziefer’ qu’est-ce sinon un cri disant sur laquelle souffrance la métamorphose s’est faite. À quelques nuances près, l’autre variante de la problématique traverse l’a pratique de Beckett. Le doute a tout naturellement conduit ce dernier à assister avec une tendre absurdité à cette ruine plombée dont Molly dénonce les mystifications: « Dire c’est inventer. Faux comme de juste » (14) L’impuissance du langage à saisir son objet comme dit G. Picon ou à traduire ce qui le dépasse est dans ce constat lancé comme une boutade quand le désespoir et l’insatisfaction résonnent d’un même écho. Celui qui veut témoigner, la double nature du langage -signe/chose- et sa logique ne lui permettent pas. Elles lui font même comprendre la vanité de son geste. Or donc, il faut bien se servir du langage et de l’écriture pour dire désespérément l’échec aussi. À la vérité, même « soumise au refoulement ou à la dénégation, (l’écriture) fait retour de partout et conquiert le rôle de médium indispensable pour l’exposition des thèses qui la nient (15). L’aveu force le silence, tente de lui faire dire plus qu’il ne dit ou éclate à travers ion faisceau de substitutions comme une arme contre le désespoir du néant. L’échec de Kafka est dans le doute de chaque mot (16). S’il semble désemparé, s’il semble livré au désert de ses mots (17), s’il semble piégé par ses trois impossibilités: -impossibilité de ne pas écrire, -impossibilité d’écrire en allemand, -impossibilité d’écrire autrement. Kafka a toujours, jusqu’à la limite de ses forces cherché à travers quelques lignes de fuite une déterritorialsation (18). Tenter cette sortie, c’est aller vers l’instant de grâce dont le siège de stabilité serait sans aucun doute le judaïsme pour ce dernier. Mais encore faut-il « remplacer l’oeuvre et le silence de Kafka dans le contexte de la sensibilité juive et les langues et littératures européennes »(19) Notons qu’avec Kafka et Beckett s’accomplie une jonction. Pour les deux, le langage est suspect. Mensonger pour l’un, impuissant à traduire pour l’autre. Partant de là, leurs phrases ne peuvent que se disloquer et se hacher d’incidences. L’histoire d’automobile de Kafka, lue par Max Bord dans le salon de Baum est considérée para l’auteur lui-même comme un patchwork d’éléments décousus: « J’écris séparé de tout le monde et, en face de mon histoire, j’avais le menton littéralement enfoncé dans la poitrine. Les phrases désordonnées de ce récit, où il y a des trous dans lesquels on pourrait mettre les deux poings; telle phrase se frotte contre l’autre comme la langue sur une dent creuse ou fausse. » (20) De tout cela, résulte pour Kafka une vague sensation de malaise. Peut être cette suspicion fameuse est-elle combinée avec celle non point fameuse d’une existence altérée et insidieuse qui exigeait de lui « l’aveuglement ou le compromis » comme le dit sans détours Marthe Robert dans sa Préface au Journal. Le déchirement ne peut venir que du refus des deux. Au lieu de construire une tour, Kafka creusa un immense terrier; préféra ainsi le secret de sa propre souffrance en dépit d’un pessimisme mordant; mais garda l’âme rôdant autour d’une vérité. À ce compte, nous pourrions répéter ici l’impasse où se trouvait tout juif de Prague écrivant en allemand. L’accès à la langue majeure n’est pas évident. Or écrire avec la réaction qui s’esquisse contre cette domination, c’est inscrire au coeur de sa syntaxe le signe inévitable d’une distorsion. Écrire l’éloge ou le reproche. Écrire avec tous ces doutes ou alors se taire. L’on peut même penser que se manifeste à partir de là une lente destruction que Steiner raffine quelque peu et qu’il situe dans « l’érosion de la parole ». Pour dire cette hypothèse, il démontre certains faits sur lesquels elle s’appuie: « Deux voies s’ouvrent à l’écrivain qui sent que la condition de son instrument est mis en question, que la vocation de celui-ci se dégrade: ou bien s’efforcer de transposer cette crise généralisée dans sa syntaxe personnelle, en expliquant, avec son aide, les traits précaires et vulnérables de la communication; ou bien choisir ce mode de suicide littéraire, le silence. » (21) Malgré sa valeur de constat, il faut reconnaître que cette « réduction » n’est pas à rejeter. Elle se révèle solide dans le domaine de son application. Il est à constater qu’elle conduit directement à deux errances de portée fatale: le traumatisme quand ce n’est pas la folie. « Le fou est la victime de la rébellion des mots » lançait un jour Edmond Jabès. À l’appui de la thèse de Steiner, nous voudrions apporter d’autres éléments. Traduire la crise, c’est relancer l’acceptation. Mais c’est dire aussi la dérive tel « l’étudiant d’idiomes dément » de Louis Wolfson (22) qui se déterritorialise dans les langues étrangères afin de fuir la tyrannie de sa langue maternelle. Par contre, les incursions d’un langage parlé, populaire et dialectal dans la composition de César Pavese devait lui épargner une brutale sécheresse. Or tout compte fait, c’était déboucher sur cette incertitude fondamentale aussi, voire une défaillance que Pavese résume dans cette phrase lapidaire et saccadée: « Tout cela me dégoûte. Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirais plus. « Est-il meilleure expression de l’échec? Pavese dut l’éprouver pour l’avoir écrit, dix jours avant son suicide. La déficience du langage risque en fin de compte de condamner à la stérilité s’il n’y a ni évasion ni libération possibles. Bien sûr, tout cela s’accomplit une fois la rupture consommée. Mais il peut en être autrement. Cette rupture engendre néanmoins son propre système dans les conditions même de l’échec. Si Beckett nie toute communication, c’est « parce qu’il n’existe pas (selon ses propres termes) de moyens de communication » (23) Il creuse encore le fossé pour nous arracher à l’illusion de croire qu’il peut en être autrement. Du coup, on se retrouve rejeté dans une étrangeté radicale, dans un rigoureux isolement dont les lacis conduisent vers une absence qui peut basculer et se transformer en une présence revalorisée. Sans vouloir établir un parallèle entre Beckett et Kafka, il faut tout de même reconnaître que des facteurs analogues les ont ébranlé. Venons-en aux deux niveaux esquissés par Steiner comme à l’affrontement le plus tranché: dire ou se taire. Dire pour révéler le langage dans sa résonance authentique ou chuchoter à la manière de Saint-John Perse « ce pur délice sans graphie ou court l’antique phrase humaine. » (Neiges). Chercher à même « les plus vieilles couches du langage, parmi les hautes tranches phonétiques », c’est dire que la passion de l’origine n’est donc pas en régression. La quête de la langue originelle illustre à l’extrême cette demeure heideggerienne où le lot est rendu à sa signification première. On comprend que la confiance revienne. Pour retrouver cette pureté, il faut remonter, croyons-nous, avec Jean-Pierre Brisset et d’autres ‘pèlerins’ au-delà de l’histoire de Babel. Chose remarquable, le langage avant le péché originel semble lavé de tout soupçon. Mais en même temps qu’on voit se dessiner cette quête de l’origine, on observe une interférence de révolte et d’insatisfaction. De subtiles analyses conduisent Steiner à introduire une double possibilité (refuser/accepter) digne d’intérêt entre le doute et la jouissance qu’on a à manipuler le langage. Ce lien ne cesse de postuler qu’il y a une sorte de perfidie. Même quand il assigne que détachement et distance, qu’adieu et renoncement, le langage comme le soutient Brice Parain « admet que nous refusions son emprise et que nous formions même, le dessein de le détruire. Mais il ne nous laisse pas néanmoins lui désobéir impunément, faisant de nous les premières victimes de notre révolte, qui nous précipite dans le désordre et l’insatisfaction. » (24) Ce paradoxe n’existe que parce que le langage est imperfection. Il n’existe que pvrcequ’il est contradiction. On passe de l’un à l’autre, souvent sans faire de différence; silence et absence, voire épreuve et formation. Il en découle une apparente période d’arrêt, une sorte de traversée du désert où l’excès de la perte ramène vers un ‘Moi’ revitalisé. Au statique répond le linéament. Virginia Woolf qui a toujours cherché une consolation en dépit de sa mélancolie coutumière, attendait de l’écriture une conscience; celle de son existence. Elle confie dans Journal d’un écrivain: « rien en moi, dit-elle, ne forme un tout, à moins que je n’écrive .» Donc à la défaillance du langage répond « le triomphe de l’écriture » (Karatson), nonobstant l’affirmation de Woolf: « travailler, lire, écrire ne sont que des déguisements. » C’est à ce point de vue que la contradiction de Karatson est intéressante. (25) Mais précarité de toute manière, car « comment dire ce que je sais / Avec des mots dont la signification / est multiple? » s’interroge Jabès. Le terrain est miné; et Karatson dans la justesse de sa formulation l’explique ainsi: « Le travail de l’écriture s’effectue en circuit fermé, sur un terrain piégé où la vérité risque à chaque moment de se transformer en mensonge, et inversement. » (26) Des folies d’interprétations peuvent se déchaîner là-dessus. Mais qu’on se refuse à prendre pareilles tentatives pour absurdes. Quand Joyce par exemple se dit ou se pense profanateur, il ne trahit pas sa passion. L’anglais, si riche soit-il ne pouvait lui suffire. Ne voulant pas se taire, il prit le parti de se venger en travaillant à une fermentation de cette langue où il ne se sentait pas ‘at home’. L’exil ajoutait donc à une métamorphose linguistique. Joyce a-t-il fait aboutir son projet? Tout au plus dirons-nous, démolissait-il pour mieux construire. Il y a dans ces frontières au trajet délébile une philanthropie, un enchevêtrement de réel et d’onirisme qui précipite insidieusement l’écrivain dans un leurre absolu. Écrire ou se taire. Se taire ou témoigner quitte à fouler aux pieds les alliances. De toute manière, seule la transcendance sait se faire inexprimable et le travail du langage consiste justement à défaire toute transcendance. Le poète qui reterritorialise son langage le sait. Tristesse quand l’aveu est là. Désespoir quand il ne pourra se dire. Paix quand il se dira autrement. II/ LA RITOURNELLE ET LE CRI. Si le langage exerce sur l’homme une emprise, l’enthousiasme pour l’écrivain n’est pas moins fascinant. Jack Kerouac par exemple était honoré d’écrire et voulait voir tout le monde autour de lui écrire. Il serait, dans le cadre de ce travail, inutile à notre sens de montrer d’ailleurs ce que l’acte d’adhésion révèle ou apporte. Ce qu’il propose est déjà banalisé. Tout son bienfait pourrait-on dire, réside dans cette ivresse que s’approprie l’écrivain maniant ses mots et traçant ses phrases au cordeau; tout son agencement a pour souci la syntaxe limpide, votre parfaite. Et là où celui-ci sent dans un élan narcissique toute cette joie indicible, un autre à l’opposé est pris d’angoisse, tétanisé par ‘la dalle blanche’. Voilà deux cas qui intéressent notre recherche. Mais sans doute, est-il mieux de s’en tenir au silence qui guette le deuxième. Dans la perspective choisie ici pour examiner les signes de ce dilemme constant: Écriture / Silence, s’esquisse déjà, par le biais de quelques investissements, l’exigence d’une véritable conversion. La culbute qu’opère cette dernière, prend dans des cas précis un caractère de complémentarité. Conscient que le langage est un labyrinthe, Michaux avoua son impuissance tout en laissant une apostille: « Tâche d’en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre ». S’il l’a écrit « du bout du monde », il l’a fait avec « des mots qui n’appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots (…) dont on pourra se servir soi-même à sa façon. » (27) Michaux invente alors un alphabet imaginaire, une espèce de graphologie pour traduire et symboliser son univers. L’expérience de la mescaline n’est pas un accident ou une fuite vers « le paradis artificiel ». Il importe, pour mieux comprendre, de poser cette exaltation comme une nécessaire complémentarité. Michaux, constate Octavio Paz « commença à peindre lorsqu’il s’aperçut que ce moyen nouveau lui permettait de dire ce que sa poésie ne pouvait dire. » (28) Cette dimension à laquelle il accède n’est conquise qu’à travers cet état de grâce dont parle Baudelaire dans ses « Paradis artificiels ». La complémentarité est là puisque pas un mot ne saura rendre la fluidité des tons pastels ou l’angoisse des « personnages en mouvements » des gouaches de Michaux. Pas une couleur, fut-elle extraite d’une palette de grand maître, ne peut fixer les mots qu’utilise Michaux. Ainsi, de la glossolalie à la graphologie, c’est déjà une conversion heureuse. Mais lourde est la rançon. Jean Starobinski a raison de parler de cette descente aux enfers comme « un malaise vécu(…) qui va au tréfonds de la vie psychique. » (29) Ainsi, de la lettre à l’image, il n’y a que le geste à accomplir. Et si l’on est tenté de repérer là signe de schizophrénie, mieux se ranger du côté de Paul Klee qui affirmait que « écrire et dessiner sont identiques en leur fond », et plaçons la ritournelle dans une superbe ‘machine à gazouiller’. Non suffisante souvent, incapable de traduire l’autre pôle, la conversion va vers l’irréversible quand elle ne continue pas la tâche inachevée autrement. Raymond Roussel dont le procédé d’écriture partait du mot pour construire le récit, diluait par cette expérience quelque peu ses fantasmes. Pris dans les mailles d’un délire paranoïaque; il n’a voulu retenir que les six mois d’exaltation qu’il a vécues pendant la rédaction de La Doublure se sentant l’égal de Dante et de Shakespeare. Cette puissance jaculatoire de la création l’a placé dans une monomanie systématisée. Nostalgie oblige! Il sombra dans l’alcoolisme et la toxicomanie. Cette compensation n’était en fait qu’une lettre d’autodestruction qui déboucha sur un suicide en réserve. Utiliser le langage ou faire la langue ne relève pas de l’arbitraire. En tout état de cause, l’écrivain qui a choisi d’écrire doit à travers l’ambiguïté du langage trouver ses mots, son dialecte; « trouver une langue » disait Rimbaud. « Devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue » reprennent Deleuze et Guattari.(30) Le cas de Kafka est intéressant. Il « ne s’oriente pas vers une reterritorialisation par le tchèque. Ni vers un usage hyperculturel de l’allemand, avec surenchères oniriques, symboliques et mythiques même hébraïsantes (…) Ni vers un yiddish oral et populaire; mais , cette voie que montre le yiddish, il la prend d’une tout autre façon pour la convertir à une écriture unique et solitaire. Puisque l’allemand de Prague est déterritorialisé à plusieurs titres, on ira toujours plus loin, en intensité, mais dans le sens d’une nouvelle sobriété, d’une nouvelle correction inouïe, d’une rectification impitoyable, redresser la tête » (Id. pp.47-48) et trouver sa jouissance. Écrire pour vivre autrement. Écrire ou mourir, « prendre en charge l’impossibilité d’écrire » (Blanchot). Comme le langage a été corrompu par un mauvais usage, le silence serait même une vertu. » (31) Obéir à cette vérité, c’est conserver assez de sagesse et de raison pour ne pas écrire. À dix-huit ans, sans feindre la hâte incontrôlée, Rimbaud donna Une Saison en enfer, vive et brûlante; et « puis il ne fit plus rien que de voyager terriblement et mourir très jeune » résume excellemment Verlaine. (32) L’essentiel paraît être dans cette rupture, dans cet assaut de l’Abyssinie. Mais il faut convenir tout de même, si Rimbaud inventa la couleur des voyelles, régla la forme et le mouvement de chaque consonne, c’est qu’il était en chemin pour l’expression qui sera sienne: « inventer un verbe poétique accessible (…) à tous les sens » (Délires 11. Alchimie du verbe). En s’arrachant aux rets qui le tenaient prisonnier, Rimbaud découvre le mystère qui rend le monde transparent. Non seulement Yves Bonnefoy dépiste dans cette fuite des « marais de l’Occident » une passerelle qui surplombe les abîmes, mais voit dans l’établissement au Harrar l’inévitable prolongement.(33) Le Harrar serait selon le mot d’Alain Borer « la recherche fondamentale en littérature, l’épistèmé. » (34) Tel est bien le sens qu’il faut accorder au silence de ce poète qui « accepte sa mort spirituelle, se tait devant le monde qu’il a lui-même fait voler en éclats. » (35) Ce silence combien trompeur, livre un message prometteur (36). Et tel se montre Rimbaud à qui entreprend sa lecture sous la conduite de Julien Gracq (37). Il est certes prétentieux d’entrer dans les détails de l’analyse sur un problème aussi insaisissable. Il semble cependant qu’une conversion se dégage à laquelle la recherche de la liberté originelle n’a rien à objecter. Elle est dans cette quête absolue, dans cette errance qui a fait jeter Hölderlin dans la démence parce que la contrainte s’était imposée crûment. Pour comprendre cette articulation, il faut se tourner vers Jacques Derrida: « … La sagesse du poète accomplit donc sa liberté dans cette passion: traduire en autonomie l’obéissance à la foi du mot. Sans quoi, et si la passion devient sujétion, c’est la folie. »(38). Les faits d’abord. Ils se révèlent à des niveaux de profondeur, différents. Â bien des égards, il peut paraître qu’Höderlin ne fut pas un poète ordinaire. Que cherchait-il au-delà des mots, lui qui a contribué à raffiner, à assouplir, et, pour ainsi dire, à spiritualiser la langue allemande? Et il semble en effet avoir été remarquablement doué sur ce point. Soudain Hölderlin parla d’autre chose. L’ordre du langage auquel il donna fraîcheur et grâce nouvelles se trouva du coup compromis, bousculé, bouleversé. Sa longue saison de démence n’était pas tout simplement la saison où ne soufflait que la perte de « Diotima ». Après l’étincelle, le désenchantement prit Heinrich Von Kleist, Novalis, Caroline Von Güderode et Wackenroder qui s’enfoncèrent comme Hölderlin dans une altière solitude, après avoir laissé un sillage d’intérêt passionné. Toutes disproportions gardées, ils semble aussi que quelque chose d’approchant se soit produit à propos de Nerval qui pêcha d’idolâtrie vis-à-vis d’Aurélia. Le poète à la main enchantée finit par se livrer à une grille dégoût. Quelle signification donner à cet acte? Tout au plus offre-t-il l’exemple du drame de la totale incompréhension. C’est bien entre deux crises mentales qu’il faut peut-être situer l’illumination de Nerval où sa présence sans repos l’avait engagé dans un impitoyable dédoublement. Cette illumination l’a aussi obligé à descendre dans le tréfonds de lui-même, connaissant d’avance le sort réservé à son récit: un récit qui colle à la peau du personnage. Nous n’entrerons pas ici, après Jean-Pierre Richard dans l’explication de ce glissement qui prend le caractère d’une nécessaire substitution (39). Mais retenons cette interrogation que Nerval lui-même livre: « Comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisent peu à peu? » (40). Un trouble douloureux s’exprime dans ces lignes. Tout Nerval d’ailleurs est là; dans cette crise de désespoir, de rechute profonde, dans cette défiance qui se fait littérature et le rapport à celle-ci devient un traitement clinique (41). Écrire sa folie dans un bref abattement causé par l’échec de la communication tout en gardant une confiance opiniâtre malgré le manque de clarté, de logique (ellipses, omissions, transitions non contrôlées) relève de la gageure. Ces classes sur lesquelles on a spéculé à l’infini sont liées dans les « Lettres à Aurélia » à un procédé qui tend vers une « guérison narrative », tributaire du « rétablissement de la communication » (42) Une marge est cependant laissée au lecteur initié de rétablir lui-même la syntaxe. Cette affirmation est peut-être excessive, mais nous sommes tentés, après Ross Chambers, de lui accorder crédit. D’une manière générale, on a peine à imaginer combien Nerval put souffrir de ‘rapports étranges’ comme il aimait dire. Le souffle de la confusion et la crise de sens dont il n’était pas maître lui tenaient la dragée haute. Dès la première strophe d’El Desdichado, le poète place le thème du feu au centre de son séisme. Mais c’est plutôt un feu éteint et bien refroidi que Prométhée remue avec dépit: « Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé Porte le soleil noir de la mélancolie. » Si ce feu éteint le bouleverse, il le désire ardemment dans l’évocation d’une Eurydice toute splendide. Tel Orphée, il entreprend une descente aux Enfers et revient avec la bile du constat: « Je suis le Ténébreux, -le Veuf - l’inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie… …………………………………………… J’ai deux fois vainqueur traversé l’Acheron: Moulant tour à tour sur la lyre d’Orphée Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. Ainsi, la conquête sensible du poète avorte d’une aveu significatif devant l’épreuve de la Tour démolie. Le poète revient avec un heaume pour ses tourments. La leçon du poème pourrait-on dire, vient du son de cette lyre miraculeuse qui a le secret des affres. Après avoir douté, oscillé entre la promesse et le désespoir, Nerval a cherché dans sa folie un support: la recherche d’Isis en Orient en était un. Il s’en est allé vers l’abîme « insensé sublime », « Icare oublié », « Phaëton perdu sous la foudre des dieux ». Contrairement à Hölderlin et Nerval, Artaud, pénétré par le terrible à Dublin, connaît l’agression avant l’internement en septembre 1937. Il a écrit pour dire son état d’âme, pour libérer sa pensée et se délivrer de la peur. Il se détourna du peyotl de l’ardent Mexique pour s’exorciser par le théâtre. C’est peut-être là sa revanche. Revanche sur le délire chronique qui l’y avait saisi. La schize est pourtant dans « ce mode de repérage » (Deleuze et Guattari). Pour Elisabeth Roudinesco, « ni Van Gogh, ni Nerval, ni d’autres n’ont gpu parler la schize de l’être ailleurs que dans leur écriture proprement dite, détachée de leur corps. Ils sont mort de démence, pleins de cris et de râles, la tête chargée d’un siècle de prophéties. Les derniers textes d’Artaud, continue-t-elle, sont une revanche: ils réalisent cette articulation jusque-là impossible entre une écriture poétique et une parole explicite et corporelle de la folie. » (43) Mais il y a ce vide où le corps retrouve une paix mesurée, un espace où le mot s’étend comme un rhizome qui remet tout en cause sans jamais éclaircir quoique ce soit. La rage et la panique ne cèdent que devant l’impatience permanente du poète. Les mots s’épuisent devant le vide, s’annulent mais luttent pour se libérer même des intentions d’Artaud le Mômo: « Dans l’humus de la trame à roues, dans l’humus soufflant de la trame, de ce vide entre dur et mou Noir et violet raide pleutre et c’est tout. Ce qui veut dire qu’il y a un os, où dieu s’est mis sur le poète pour lui saccager l’ingestion de ses vers, tels des pots de tête qu’il lui soutire par le con » (Le retour d’Artaud le Mômo) De ce vide va jaillir le nouveau langage, et à Artaud de bénir « ce silence bien planté ». Peut-on dire que la recherche d’un langage adéquat a probablement, sinon nécessairement conduit Artaud à transgresser les lois divines ou bien doit-on penser avec Jean-Paul Dollé que c’est aussi bien « le signe et la preuve d’un comportement psychotique que de vouloir se situer pour ainsi dire à l’origine du langage, créant de son propre chef un nouveau sens par la mise en place de nouveaux réseaux de signification à la fois l’ordre des mots et des choses. » ?(44) Il est vrai que le destin de ‘l’homo Artaudus’ dépend essentiellement de sa poésie et se confond en une trame unique. Dans ses Lettres de Rodez, il dit explicitement: « J’ai besoin de poésie pour vivre, et je veux en voir autour de moi. Et je n’admets pas que le poète que je suis ait été enfermé dans un asile d’aliénés parce qu’il voulait réaliser, au naturel, sa poésie. » N’en déplaise à Bataille (45), osera-t-on parler de rupture ou de folie? N’est-ce pas là signe de l’ardente conscience fortement éprouvée? Il y a pour Artaud un besoin de l’expression qui ne vacille pas sournoisement pour se dérober. Ce besoin trouve sa signification en se réalisant pleinement dans l’expression littéraire. C’est par cette réalisation qu’il veut endiguer le mal qui le triture. S’il enténèbre, il émerveille aussi. L’inspiration qu’il cherche éclate comme une illumination. Il la fait sourdre des terreuses racines et l’éparpille en d’étranges feuilles volantes, soutenues par des mots si sincères « que la papier se riderait et flamberait à chaque touche de la plume de feu .» (Baudelaire) G. Picon conduit un peu loin ce besoin vital quand il le lie à un mal probablement de l’expression: « Artaud, dit-il, cherche, logiquement dans la littérature l’épreuve décisive, l’issue. Mais le besoin de l’expression, de l’expérience de mots volés, du langage retiré, on voit le cercle: la littérature ne pourra être qu’un aveu, l’histoire de cette impossibilité tragique. Le langage ne peut guérir un mal qui est essentiellement mal du langage. »(46) Nous voici Nolens Volens au coeur d’un problème existentiel. Une vie intense éclate en cette affaire, liée à une poésie qui cherche la vérité profonde. Il nous est permis à partir de là d’avancer qu’Artaud est allé jusqu’à la transe intellectuelle pour échapper au labyrinthe du mystérieux alphabet, mastiqué par une énorme bouche » (Héliogabale), lui substituant « une langue dans la langue » (47), celle de Rodez. Cette formulation prend tout sens chez Michel Pierssens dans La Tour de Babil: « langue d’un côté, future lalangue de l’autre. » Il nous semble que la recherche d’une lalangue si séduisante soit-elle et capable de conquérir notre complicité, ne nous laisse pas moins l’impression qu’elle couve un conflit. Mallarmé dont le mal vient de l’impureté de ce qui est (« le réel est vil »), ne se trouve-t-il pas dans cette condition d’affrontement qui le fait accoucher d’une manière qui nous affecte. La rage est vaine et le recours à l’absence est imminent. Tout se passe comme si tel était l’inéluctable projet: la perte de soi dans ses propres oeuvres. Mais il n’y a pas nécessairement que cela, Mallarmé déclenche avec lui un système. Et ceci nous paraît de nouveau être une remarque importante car il désire aussi imposer cette absence à son poème et formule le voeu que celui-ci puisse s’abolir en se créant. (48) Le rêve s’est effrité et le poète n’a plus parlé que de stérilité, de spleen et d’impuissance: « Je pleure quand je me sens vide et ne puis jeter un mot sur mon papier implacablement blanc. » (Correspondances) Ce phénomène est inhérent à l’écriture, et l’angoisse face à ‘la dalle blanche’ fait partie du rituel. Cette blancheur est le vide absolu. Quand l’encre du poète l’oblitère, c’est toute cette bile de la nuit qui s’y déverse. Nous pouvons ici nous poser une question: quel sens donner à l’hymne de la stérilité d’Hérodiade quand elle dit: « Oui, c’est, pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte! ………………………………………………………… Ô charme dernier, oui! Je le sens, je suis seule. » ? (49) Il faut bien admettre que cette solitude, ce rien à dire chez ‘le singulier, le compliqué, l’exquis Stéphane Mallarmé’ (50), la parole lui donne quand même un sens. Par ailleurs, il y a une bonne métaphore qui confère un surplus au drame du poète en ce ‘spasme de la glotte’ qui lui retire l’usage de la parole. Pierssens livre cette observation: « Le mal qui lui (Mallarmé) retire la parole et paralyse sa main ne fait après tout rien d’autre que de se saisir ainsi des instruments qui le suscitent. » (51) C’est là dira-t-n, une poésie méditative qui jette des ponts entre le visible et l’invisible. Un tel sentiment ne nous aide pas bien sûr à comprendre Mallarmé, mais il nous indique le propre de son génie, inachevé soit-il. C’est Anatole France qui eut cette pensée pour ce poète qui recevait chez lui tous les mardis: « J’admire ce poète; je l’aime chèrement, dans les plus rapides clartés, dans les plus brèves illuminations qu’il nous envoie. Je l’aime épars et dispersé (…) M. Mallarmé me plaît inachevé. » (52) Essayons maintenant de voir ce qui fait la singularité du poète en général qui subit une manducation, écorche, achoppe, piétine quand il est dans cette situation insolite où il cherche ses mots. La triviale expression; ‘je l’ai sur le bout de la langue’ requiert ici une signification cardinale et le problème n’est pas du tout celui du choix des mots. Joe Bousquet le méridional dont le langage dépendait d’une gestation qu’il appela la ‘danse des mains’, usait d’un clavier spatial. Sans doute bénissait-il son étoile de l’avoir épargné d’une paralysie totale. Ainsi, dépossédé du corps physique, il s’est fait écriture pour se refaire un destin. Et encore fallait-il tirer du refus des mots une sève pour épancher sa soif mystérieuse: « Tout ce que j’écris, je me vois obligé de me l’arracher: pas une de mes phrases qui ne se ressente de ma violence… et qui se vit comme tordue dans ma chair. » (Noir, p.13). Cette volonté d’aller au-delà du chagrin et de l’oubli fait que le mal se mue en dégagement. Écrire pour Bousquet est acte. Écrire est cet engagement qui a le souci net d’une séparation de la vie et de l’être. L’inquiétude du poète est pourtant là, dans certaines pages du Journal dont ne peut se faire que malaisément une idée: « Ce qui domine cette fin d’année, c’est la conviction écrasante que je n’entends rien à mon art. Je ne sais pas écrire. »(53) Quant à Mallarmé, il désigne lui aussi ce point limite où le niveau d’accrochage cesse de chanceler devant la hantise du gouffre. Cédera-t-il au vertige qu’il verra planter devant lui l’autre versant du langage. Toute volonté d’union engage son art vers un hermétisme consenti. Trituré par un ennui métaphysique, il avoua à Louis le Cardonnel que son art est impasse. Voulant alléger les poèmes de la douleur logique du langage, il sombra dans un elliptique intégral. L’archet se brisa et le cygne mallarméen replia son aile ivre, étouffa, excédé sous le givre. Passant outre les modes et les mouvements, le écoles et les chapelles tel poète découvre quelques rythmes, tel autre des signes musicaux. L’alchimie poétique, il faut en convenir a cet avantage de susciter l’illusions qu’un mystère prodigieux va révéler ses secrets. Mais souvent, la parole stérile rejoint ses quartiers. Y’a-t-il réellement impasse? À quelques années de là, Roland Barthes publia son Degré zéro de l’écriture. Les trois pages qu’il réserve à ce qu’il appelle ‘l’utopie du langage’ n’étaient qu’une confession liée à une pratique de l’écriture, voire dur témoignage quand il asséna: « Chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la littérature, mais s’il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la littérature emploie à le reconquérir; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n’est jamais innocent, et c’est ce langage rassis et clos par l’immense poussée de tous les hommes qui ne le parlent pas, qu’il lui faut continuer d’user. Il y a donc une impasse de l’écriture, et c’est l’impasse de la société même. » (54) Écrire pour les yeux, écrire pour l’oreille. Écrire dans une langue affranchie de vieilles règles et ignorant les scrupules de la grammaire ou écrire dans une langue raffinée qui rassemble toutes les ciselures de style. Déroutant et qui plus, n’est point innocent. Et il n’y a aura jamais que des cas: le cas qui s’érige contre la règle faisant fi du cas; le cas qui se fait principe pour coincer la règle qui s’inscrit précepte inflexible et absolu devant n’importe quel cas. C’est bien là, pensons-nous qu’il faut placer le choix quand ce n’est pas ce dernier qui s’impose impérativement de lui-même. L’acte d’écrire saisi par une alliance ou soutenu par une allégeance confère une excellence humaine en conduisant à la paix. Le labeur du poète devient ainsi un chant retentissant. Pour si peu qu’il soit téméraire parce que l’inextricable désert des mots plante ses chevaux de frise, le poète est condamné à l’ascèse ou à l’inhibition. Et au lieu que la page blanche soit cet inestimable asile, elle devient source d’angoisse; lieu d’où jaillit le cri. Partant de là, on comprend Flaubert quand il disait: « se mettre aux fers ». Concluons! Le langage: attente et/ou entente Parler et à plus forte raison écrire, même pour ne rien dire, c’est encore exprimer quelque chose. « Tout a un sens ou rien n’en a », dit Barthes. De ce fait, « il est impossible de ne pas communiquer » (Palo Alto). La métacommunication est déjà dans la relation. La nécessité de brouiller les sens pour sortir du langage est encore une machine de désir qui pousse à produire. Les écrivains qui recourent à l’effacement des sens savent créer le vide à l’intérieur des mots. Les blancs, l'ellipse, le retrait, les ratures sont des signes qui justifient une esthétique du murmure. Certains, pour arriver à l'instant suprême du poème choisissent le fiel rhétorique à l’instar de Lautréamont, utilisent un pouvoir purement physique de la langue tel Artaud ou saturent la page d’images comme Saint-John Perse qui, malgré le délire verbal magistralement contrôlé, est demeuré insatisfait. « Moi j’ai pris charge de l’écrit, j’honorerai l’écrit. Comme à la fondation d’une grande œuvre votive, celui qui s’est offert à rédiger le texte et la notice » (Amers) : le poète proclame en toute souveraineté son voeu d’écrire une oeuvre qui célébrerait l’univers, une oeuvre qui serait un pur acte de dévotion. Atteindre à l’expression, c’est se situer sur ce qui la dépasse. La cohérence échappe, violence liée à une expérience de la terreur. C’est plus de Laurent Jenny que de Walter Benjamin ou George Steiner qu’il faut rapprocher cette terreur des signes: « car une fois le doute jeté sur l’autorité et le pouvoir du langage, on entre dans une certaine folie de l’expression. Plus rien n’est de force à maintenir une entente rhétorique. Après le Babel des langues, c’est le Babel des discours. Chacun croit pouvoir transfigurer pour toutes les conditions de l’expression, par l’intervention « d’une rhétorique singulière » C’est dans la modernité tranchante que se sont manifestés dans un itinéraire d’égarement le chant et le cri. De toute évidence, c’est là une limite qui engage le silence et la folie. Mais s’il est vrai que la folie d’Artaud à arracher aux mots leur croute, cette folie ne pouvait être que mantique pure. Michel Foucault nous fournit l’occasion de le vérifier autrement: « Peut-être un jour, on ne saura plus bien ce qu’a pu être la folie… Artaud appartiendra au sol de notre langage, et non à sa rupture; les névroses aux formes constitutives de notre société. » Sans doute ces considérations nous renvoient à la désillusion car la poésie ne dépasse jamais rien. Une telle déception n’est-elle pas déjà tout entière dans cette phrase du poète Jean-Claude Renard: « La poésie ne donne que des mots. » Le drame est peut-être dans ces tentatives répétées de vouloir forcer les mots, forcer les choses. La création n’est-elle pas d’abord « une violence faite au langage dont le premier acte est de déraciner les mots » On pourra dire qu’ému ou troublé, le poète a toujours cherché en philosophe à réfréner son langage ou le laisser se couvrir d’arborescences. Robert Desnos le perturbateur ne martyrisait-il pas sa syntaxe, couvert par une certaine audace? Michel Leiris qui voulait « écrire des poèmes, être poète », ne s’était-il pas dépouillé dans Haut Mal jusqu’à remplir ses phrases d’un silence complice? À preuve, ce poème intitulé ’Avare’ qui prend là le plus discret des sens: M’alléger me dépouiller réduire mon bagage à l’essentiel »(58) Et puis en marge, ne voit-on pas Louis Wolfson se protéger des mots, Edmond Jabès bâtir une demeure imprenable, et Francis Ponge ‘l’a-poète’ dans sa rage de l’expression chosifier son univers, décaper au final ce langage même? D’autres encore marcheront « en lisière de la zone blanche » (Ollier) ou rendus plus sereins par un trop plein d’espoir, se contenteront de souhaiter plutôt « le compagnonnage positif du langage. » Faire confiance au langage, c’est retenir aussi que « la poésie ne conclut jamais » (Char) Si donc, sans aucune déviation accepter le postulat que « la première attitude de l’homme devant le langage fut la confiance: le signe et l’objet représentés étaient une même chose »(O.Paz), c’est d’abord et avant tout solenniser dans le calme essentiel de perpétuelles noces où l’éclat magnifique de l’usage se garderait comme le feu. Tamisons alors pour servir la forme et scotomisons tout vertige tel l’ingénu Monsieur Jourdain! Célébrons allègrement pour mieux apprécier en conservant jusque dans l’expression spontanée une pudeur délicate et évitons, évitons les déliquescentes où d’autres se sont enlisés dans la fadeur ou transgressons dans une géniale originalité pour arracher aux mots et aux choses une esthétique nouvelle. Qu’importe si l’échec passe par l’excès. Qu’importe encore s’il s’explique par l’humilité. Le mieux est peut-être d’avancer dans ce dédale conscients de nos limites et de dire avec le Wittgenstein du Tractacus: « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. » Nous reste à constater que l’épreuve du silence comme expérience de déterritorialisation sur laquelle nous pouvons insister devrait laisser une place aux autres ‘déficiences’ pour permettre un jugement encore plus objectif. Quels que soient les mérites de l’adhésion par rapport à la contrainte du refus, il est symptomatique que la vérité de ce refus fait de doute mérite de creuser encore plus profondément les causes et les soubassements. Nous eûmes aimé des perspectives plus vastes au terme d’une analyse qui a perdu involontairement ses marges pour aller jusqu’à l’arbitraire. _________________________ NOTES (1) Langage et silence, Seuil/ Pierres Vives, Seuil, 1969. (2) Poésie et Révolution, Denoël/Les Lettres Nouvelles, 1971, p.281. (3) ’S’approprier l’écriture équivaut à incarner, au sens strict du mot, le langage’. Cf. Julia Kristeva in Le Langage cet inconnu, Seuil/Points, 1981, p.103 (4) Gallimard.NRF. Coll. Le Chemin, 1969. (5) Le Roman de la langue , U.G.E/10/18, 1977, p.101. (6) On raconte que Flaubert était long « à accoucher ». Il lui arrivait même de conter l’histoire de ses affres de style et de sa lente gestation. (7) Cité par Jean-Pierre Richard in Littérature et sensation (Stendhal et Flaubert), Seuil/Points, 1970,p.248. (8) Trad. De J. Matignon, Éditions Gallimard, 1979 (sous le titre : La Vie littéraire.) (9) Le Roman de la langue, Op.cit., p.102. (10) Cf. Kafka. Pour une littérature mineure, Ed. De Minuit, Col. Critique, 1975, p.35. (11) Le Roman de la langue. Id. (12) Le Scribe. Genèse du politique, Grasset, 1980, p.54. (13) Cité par Michel de Certeau, « Un lieu commun: le langage ordinaire » in L’Invention du quotidien. I/ Arts de faire, U.G.E/10/18, 1980, p.46. (14) Molloy, 10/18, 1963, p.40 (15) Michel de Pierssens, La Tour de Babil, Minuit/Critique, 1976, p.104. (16) Cf. Journal, Trad. De Marthe Robert, Grasset 1954. Nous utilisons Le Livre de Poche-Biblio dans la même édition. Rééd en 1982. Le 1à décembre 1910. Kafka consigne: « Mes doutes font cercle autour de chaque mot, je les vois avant le mot, allons donc! Le moi, je ne le vois pas du tout, je l’invente » (p.17) (17) Il écrit encore « Pas un mot -ou presque- écrit par moi ne s’Accorde à l’autre, j’entends des consonnes grincer les unes contre les autres avec un. Bruit de ferraille et les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d’exposition » (Id). (18) G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Op. Cit, p.29 et sq (19) G. Steiner, Langage et silence, Op.Cit, p.132. (20) Journal, Op.Cit, 5nov. 1911. Voir page 122. (21) Langa ge et silence. Op.Cit, p.74. (22) Le Schizo et les langues. Préf. de G. Deleuze, Gallimard/ Bibliothèque Connaissance de l’Inconscient, 1970. (23) Proust, 1931. Réimp. 1970 chez Calders&Boyards, London, p.34. (24) Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard/Idées, 1942, p.232. (25) « Essai sur le déracinement dans la prose narrative européenne » In Déracinement et Littérature, Op.Cit., p.13 à 82. (26) Ibid, pp.38-39. (27) Cf. « De quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence », texte publié en 1958. (28) Courant alternatif, Gallimard/Les Essais, 1972, .103. (29) ‘Gong et Ouate’ in Henri Michaux, Magazine littéraire n° 220, juin 1985, p.17. (30) Kafka. Pour une littérature mineure, Op.Ci, p.35. (31) G. Steiner propose le silence comme ultime solution pour ceux qui sont victimes de la perversion des mots. Voir Langage et silence, Op.Cit, p74. (32) ’Nouvelles notes sur Rimbaud’, La Plume, 15 nov.1895. (33) Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Seuil/Essais, 1984, p.38. (34) Id. (35) Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Denoël/Gonthier/Médiations, 1976, p.87. (36) Cf. Lettre envoyée à Paul Demeny (Charleville, 15/5/1871) dite Lettre du Voyant. (37) Cf. Les admirables pages réservées à Rimbaud dans André Breton, José Corti, 1982, p.118 sq (38) L’Écriture et la différence, Seuil/Points, 1967, p.101. (39) Cf. Poésie et profondeur, Seuil/Pierres vives, 1955, p.58. (40) Oeuvres Complètes, tome I, La Pléiade, 1966, p.382. (41) Une telle étude a été faire par Shoshana Ferldman mettant l’accent sur la relation Littérature/ Folie in La Folie et la chose littéraire, Seuil, 1978. Voir aussi dans la même perspective Michel Jeannet, La Lettre perdue : Écriture et folie dans l’oeuvre de Nerval, Flammarion, 1978. Il s’en était tenu plutôt à la relation Écriture/folie. (42) Cf. Ross Chambers, ‘Récits d’aliénés, récits aliénés’ in Écriture et Altérité, Poétique n°53, Seuil, Février 1983, p.81. (43) La Psychanalyse mère et chienne, en collaboration avec Henri Deluy, U.G.E/10/18, 1979. (44) ‘L’horrible travailleur’ in Antonin Artaud, Magazine littéraire n°206, avril 1984, p.41. (45) Cf. ‘Antonin Artaud’ in Le Surréalisme au jour le jour. Oeuvres Complètes, Tomme VIII. Gallimard/NRF, 1979, p.180. Nous pouvons lire: « la lettre (d’Artaud) était plus que moitié folle: il y était question de la canne et du manuscrit de Saint Patrick. » (46) « Sur Antonin Artaud » in L’Usage de la lecture, Mercure de France, 1979, p.449. (47) Cf. G. Deleuze, « Du schizophrène et de la petite fille » in Logique du sens, Éd. de Minuit, 1969, p.101. (48) Georges-Emmanuel Clancier, De Rimbaud au surréalisme, Panorama critique, Seghers, 1959, p.97. (49) Poésies, Gallimard/NRF, 1945, pp. 55-56-57. (50) La formule est de François Cotée. (51) La Tour de Babil, Op.Cit., p.25. (52) La Vie littéraire (5ème série), Calmann-Lévy Ed. 1949, p.275. (53) Traduit du silence, Gallimard, p.13. (54) Seuil, 1953, p.64. C’est nous qui soulignons. (55) La terreur et les signes. Poétique de rupture, Gallimard/ Les Essais, 1982, p.12. (56) Rapporté par Paul Thévenin dans une interview accordée au Nouvel Observateur sous le titre: « Artaud sans légende », parue le 19 avril 1971, p.51. (57) Octavio Paz, L’Arc et la lyre, Gallimard/Les Essais, 1956, p.44. (58) Poésies/ Gallimard, 1969, p.106. (59) Dans Introduction à la poétique de Léopold Sédar Senghor, Ed. Afrique-Orient, 1986, Mohamed Boughali envisage l’oeuvre de ce dernier à partir de cet axe essentiel par où la poésie se donne et progresse. (60) Salah Stétié, Les Porteurs de feu et autres essais, Gallimard/Les Essais, 1972, p.24. (61) Octavio Paz, L’Arc et la lyre, Op.Cit., p.31.