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La langue: une préoccupation majeure


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« je parle dans ta langue et c’est dans la mienne que je te comprends » E. Glissant. Nous voudrions envisager sous cet angle, et par lui-même, une réaction à une injonction qui m’a été adressée d’une façon arbitraire par un ‘illuminé’ qui vient assez souvent papillonner sur mon mur: « pourquoi vous n’écrivez pas dans votre langue? » Je ne sais pas si c’est une question ou un reproche. Peut-être a-t-il précisément, sans le savoir, une âme inquisitive ? dans cette perspective, je dois lui savoir gré de m’amener à cette petite mise au point, même étroite, par opposition à ce que lui-même vit, au-delà des apparences, à un niveau plus profond. Cette question, je l’avais moi-même posée, indécemment je l’avoue, à M. Khaïr-Eddine, il y a quelques décennies, lors de notre entretien à propos de la possibilité d’écrire en arabe. Sa réponse fut fulgurante et assez tranchée : « L’arabe n’est pas ma langue maternelle. » (Cf. L’entretien en annexe I ) Vieux débat, tant s'en faut. nous voilà invités à ausculter la langue incriminée encore une fois sous son aspect le plus inconfortable, comme si elle avait pris, du côté des profondeurs de sa tyrannie, un cran au-dessus. Disons les choses comme elles sont, et comme elles déplairont: j’écris dans une langue dont je ne suis ni le défenseur, ni le représentant culturel, encore moins le valet de service. mais, de temps en temps, en vertu de toutes les pesanteurs, il m’arrive aussi d’écrire en arabe et en anglais, sans être le schizo d’aucune. Voilà pour mon cas qui n’intéresse que ma petite personne. Il est vrai que le problème qui nous préoccupe plonge ses racines dans la culture et l’histoire. Concédons-le ! nous ne pouvons ne pas garder quelque ferveur pour la langue maternelle qui a plus d’amants que la langue d’emprunt n’a de fidèles. Elle est intrinsèquement liée à nos valeurs vitales. force créatrice et génératrice, son rôle cardinal est de façonner notre manière de penser, de nous révéler dans notre identité. Elle oblige même à une certaine préciosité. Elle est pour son locuteur un champ où il doit puiser une grande richesse de conceptualisation, d’information et d’innovation. Nous nous soumettons à elle, ou nous démissionnons d’elle. Nous lui restons fidèles ou nous disparaissons avec elle. Il n’y a pas d’autres attitudes, d’autres alternatives possibles. En utilisant une deuxième langue pour viatique, nous nous retrouvons, comme le remarque Pierre Bourdieu, dans des termes concis, « sur le terrain de la guerre civile, qui prend naturellement les formes de la tragédie, parce qu’il n’y a pas de compromis entre ceux qui acceptent de pactiser, de collaborer, et ceux qui prennent le parti de la résistance ». Régis Debray ramène le problème à une autre réalité de la langue. qu'elle soit molaire ou mineure, triomphante ou déclinante, surclassée ou chassée, elle « se décide sur les champs de bataille économique, militaire ou diplomatique. Il n’y a pas de langue innocente ». Me vient alors à l’esprit deux images sur cette problématique de l’appropriation de la langue du ‘maître’, tirées l’une d’une pièce de théâtre de William Shakespeare, et l’autre d’un roman de Daniel Defoe. Dans La Tempête, Prospéro asservit Caliban sans pouvoir changer son naturel ‘sauvage’. Ce dernier ne sait pas encore parler la langue du maître, mais il sait se rendre utile. il obéit à ce dernier tout en le réprouvant, cherchant par tous les moyens de lui causer dommage. Dans Robinson Crusoé, Robinson ne sauve vendredi des cannibales que pour mieux l’asservir. il lui apprend quelques rudiments de la langue à la seule fin de le servir. Cette situation est de nature conflictuelle. Elle commence avec la taxinomie, puis engage celle-ci dans des rapports avec l’altérité qui réveillent l’effroi, embrasent la relation entre maître et esclave. Ainsi va-t-on vers la confrontation avec le dominant ou la contrainte acceptée avec le dominé, comme on peut aussi bien prendre ses distances en allant retrouver dans le substratum, ce bel accent raucisé par lequel on essayera de définir ne serait-ce qu’une parcelle de son identité culturelle. Remontons un peu à la source du problème pour rappeler la situation inconfortable dans laquelle se trouvait les premières générations qui avaient subi le choc colonial, au temps où le colonisé, pour être candidat à l’assimilation, devait se débarrasser de sa « souillure orientale », s’aseptiser, s’aliéner. L’écrivain s’est paré de la plume du maître pour conjurer le déni de sa langue maternelle. Son témoignage ne peut se lire que comme un exorcisme qui tendait à lui faire retrouver la parole primordiale. Il a déconstruit le français, détourné ses codes, jusqu’à lui opposer une « guérilla linguistique » pour s’affranchir de l’aliénation subie. D’où les torsions et les déconstructions que fait subir M.Khaïr-Eddine à la langue française.« La meilleure des subversions ne consiste-t-elle pas à défigurer les codes plutôt qu’à les détruire?» Dit Barthes. L’on savait, intérieurement, que, outre le fait que la langue du colonisateur eût été le sésame pour l’ascension sociale, du moins pour une certaine élite, elle était d’abord une machine de guerre, une puissante oeuvre de domination sociale. Molière battit à plate couture Bugeaud. Au final, la politique coloniale n’a pas seulement aliéné les hommes, elle a violé leur conscience, détruit tout un patrimoine, précipité la culture de tout un peuple dans un abysse insondable. Bien plus, elle a étouffé sa langue en la coupant de toute sève vivifiante, la privant d’être dans le mouvement de l’histoire, faisant du même coup reculer la civilisation au lieu de la faire avancer. Une fois les indépendances acquises, pour se donner bonne conscience, on répéta cette formule désespérée de Kateb Yacine : « la langue française est un tribut de guerre ». Cela voulant dire qu’on choisit au lieu d’être choisi. Justifier cela, c’est le faire sans espoir d’être pacifié. Aujourd’hui, le francophone ne veut plus se reconnaître dans la personne qu’il est. Le choix de sa langue ne demeure plus pour lui un marqueur identitaire. Le souci de la langue reste chez lui cependant éminemment prédominant. Il sent que les traits qui le caractérisent engagent l’idée qu’il se fait de son humanité. Si ne peut écrire que dans la langue de l’Autre, il devient de facto un étranger par rapport aux siens. L’écrivain éprouvera toute sa vie un conflit avec la langue française, dû d’abord à la situation historique. Il préférera le silence à l’écriture dans la langue de l’Autre comme Malek Haddad ou abandonner le français et faire du théâtre dans la langue de son peuple comme Kateb Yacine. Il est inutile de rappeler certaines évidences au moment où nous vivons au temps des blocs dominants, où parler une langue est un acte politique. Il faut d’ailleurs s’interroger sur la nécessité ou l’intérêt de pratiquer telle ou telle langue d’une manière véritablement objective, et cela sans contraintes ni chauvinisme. Le choix de l’anglais dont on nous vante le pragmatisme et vers lequel on pense nous mettre sur orbite, revêt dans son utilisation une contrainte hégémonique liée au nouveau ordre mondial. Ne parlons pas du français qui est « chassé des sciences ». Quid de l’arabe, du Tamazight qui n’arrivent pas à faire connaître leur vitalité intra et extra-muros! En tout cas, il s’agira d’éviter les coercitions qui braqueraient les gens et aboutiraient dans les choix à un effet contraire. Dussions-nous regretter un jour de retourner les tendances pour finir dans la gueule du loup! Mais de grâce, ne nous enfermons pas dans un solipsisme langagier! les polyglottes ont pourtant bonne presse. Ils ne descendent pas des hauteurs pour établir la preuve de leur choix. Nous parlons et nous écrivons dans une autre langue pour s’arracher des rets du monolinguisme dont la portée est restreinte. Il ne peut d’ailleurs imposer sa légitimité dans un pays multiculturel, au profil linguistique pluriel. En toute transparence, nous parlons et écrivons avec le désir d’ouvrir des passerelles linguistiques qui rendent sensiblement possible la co-présence des autres langues. Dans notre écriture, notre imaginaire nous hante de mille façons, y fait irruption pour introduire à notre insu les traces de l’origine. Et si cela ne convainc en rien les rétifs et les puristes, rêvons alors à une langue d’une ampleur telle qu’elle embrasserait toutes les langues, vernaculaires et véhiculaires; une langue d’espoir comme le fut à ses débuts la langue d’Adam! Il y aurait donc lieu de rêver à une qui soit blanche dans son contenu et dans son style, plantée dans le terreau des humanités! Cela restera certainement un rêve, mais il est bon d’imaginer de temps en temps cette possibilité, encore vague aujourd’hui, mais qui remettrait les pendules à l'heure dans la tour de Babel de l’an un.

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