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La mort volontaire de Nicolas de Staël


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LA MORT VOLONTAIRE DE NICOLAS DE STAËL

« Tu sais, je ne sais pas si je vais vivre longtemps. Je crois que j'ai assez peint. Je suis arrivé à ce que je voulais (...) Les gosses sont à l'abri du besoin. »
Ce furent-là les mots que Nicolas de Staël adressa à son beau-fils, Antoine Tudal (1) lors d’une promenade nocturne dans les rues de Paris, début du mois de mars 1955. Il pensait sûrement qu’il avait beaucoup travaillé, qu’il avait tout donné et qu’il pouvait partir absolument rassuré quant à l’avenir de ses enfants. Son inquiétude montrait que le lien filial avec sa progéniture était indéfectible, et cela l’honorait. Les relations entre les deux hommes avaient toujours été excellentes. Et à cette époque, Antoine vivait à Paris, aux bons soins d’une parente de sa mère : Françoise Chapouton, la deuxième épouse du peintre. Madame de Staël, succédant à Jeannine Guillou avait toujours pensé qu’elle ne comptait pas beaucoup dans le regard de son mari. Pourtant, toute une correspondance prouverait le contraire : des lettres bouleversantes où l’artiste lui témoignait de l’amour et du respect. Sans doute en fouillant dans cette relation épistolaire, distingue-t-on ça et là quelques piques, mais la déférence tient le haut du pavé, et rares sont les lettres qui ne soient pas émaillées de belles inclinations. Elle lui resta fidèle et dévouée, s’occupant du mieux qu'elle pouvait du patrimoine après la mort tragique de ce dernier.
Quant à Antoine, il était bel et bien le meilleur compagnon qu’on puisse imaginer pour son beau-père. Prémonition ? Onze jours seulement séparaient la confession faite en ce soir de déambulation. Le suicide était-il dans les veines du peintre ? Avait-il été planifié ? Ma foi, c’est là une question qui mérite qu’on s’y attèle. N. De Staël, en pleine maturité de son art, avait-il assez de courage pour se jeter le 16 mars du haut de son atelier, rue du Revely, derrière le port d’Antibes ? Une dame lambda buta sur son corps inanimé. Il était vêtu d’une chemise, d’une veste et d’un pantalon bleu. Les espadrilles aux pieds présumaient sûrement d’une promenade, voire d’une escapade. Que s’était-il réellement passé avant l’horreur de ce geste insoutenable? Remontons à l’été 1953 pour essayer de comprendre et de tenter d’apporter une réponse, même aléatoire soit-elle à cette tragédie ! N. De Staël passait ses vacances en compagnie de sa femme Françoise et ses deux enfants dans une ferme près d’Apt. Villégiature conseillée par son ami René Char. C’est là que vivait la famille Mathieu, en location. Il fit leur connaissance et semblait s’intéresser à Jeanne Mathieu particulièrement. Cette brunette, petite de taille, mariée de surcroit, commençait à trotter dans sa tête. Elle formait avec son mari un couple agréable et curieux. N. De Staël est littéralement subjugué, d’autant que la Jeanne lui rappelait sa première femme Jeannine Guillou, mariée d’abord à Olek Teslar dont elle eut un fils, Antoine. Le couple sillonnait le sud marocain, apportant une aide médicale à une population démunie. N. De Staël les rencontre à Marrakech en 1937. Ce baron d’origine slave était venu au Maroc s’isoler des contingences et profiter de la belle lumière pour peindre. On a prétendu que le séjour dans la ville ocre l’aurait incommodé. En examinant bien sa correspondance, on peut dire que rien ne le rebutait. Jeannine, peintre comme lui, mais plus jeune, avait vraisemblablement aussi ressenti une grande tendresse pour ce pays et ses gens. N. De Staël tomba sous son charme. Elle montra qu’elle n’était pas insensible aux avances de ce peintre désargenté. Elle se sépara élégamment de son époux. Les deux amants décidèrent de rentrer en France pour se refaire. Ils entamèrent leur périple, entraînant avec eux le petit Antoine qui n’avait que quatre ans. Dans cette aventure, le vaste et l’intime, le sublime et l’intenable, l’inquiétant et le rassurant formaient un cortège troublant.. En attendant des jours meilleurs, ils décidèrent de partir à la découverte de l’Italie. De retour en France, Jeannine avait joué son rôle d’archet faisant vibrer les cordes sensibles d’un homme qui l’aimait « à en crever ». Elle ranima l’éclat d’un foyer près de s’éteindre grâce à la vente de ses tableaux. Sa virtuosité consistait à tirer son homme d’un paquet de doute, lui qui ne jouissait à cette époque d’aucun renom.
Au sujet de Jeanne, N. De S taël déclara à son ami René Char, avant même de conclure, que sa rencontre avec elle l’avait éblouie. Très vite, cette jeune femme exerça sur lui une sorte d’envoûtement lui confisquant tout discernement. Il déploya sur elle un voile de féerie en comptant ses pulsations. Rien ne gênait sa sensibilité. Il finit par lui faire sa cour en présence de son mari. Splendide, douce, Jeanine montra une tendresse mêlée à son éclat. Elle ne refusa pas de céder sa vertu à ce prétendant mystérieux au cœur brisé, bouillonnant, vaporeux, fastueux et tendre à la fois. Du haut de sa taille, il la fascinait avec ses fantaisies, la sentait accessible à ses mains fiévreuses. Il s’employa à la faire rêver d’un rêve exaltant. On imagine quel laïus il lui avait servi pour la séduire, laïus dont elle ne sortit pas indemne. Il lui parla de grandes et de belles choses, de ses passions, de ses voyages, de la Pologne, de la Belgique, du Maroc, de la Sicile, de la vie en Italie. Les Staël y allaient justement pour prolonger leurs vacances d’été. Proposition faite à l’élue ; elle accepta de les suivre. Imposée, elle fut du voyage ce qui compliqua les rapports avec Françoise la légitime. De retour à la magnanerie Lou Roucas, dans le village de Lagnes, le grand Nicolas expédia sa petite famille à Paris pour avoir du temps pour peindre. Ce temps, il le consacra presque entièrement à sa nouvelle conquête, recherchant compulsivement dans cette nouvelle aventure quelque chose qu’il ne distinguait pas encore, d’autant que les rapports qu’il entretenait avec Françoise étaient à la limite du conventionnel. Follement amoureux de Jeanne, il l’honorait avec une passion dévorante. Dans une lettre, il lui disait qu’elle « passait dans (son) sang par chaque veine ». Il l’avait dans sa peau à telle enseigne qu’il l’avait peint de mémoire, contrairement à Jeannine qui posa pompeusement pour lui en 1942, fichu jaune autour de la tête. Mais c’était avec Jeanne qu’il s’était affranchi de ses thèmes favoris en tentant cette fois-çi le nu : nu assis, nu debout, défiant la simple vraisemblance.
L’artiste, soucieux de vivre respectueusement sa relation, offrit à sa nouvelle égérie le mariage, et il l’avait fait le plus naturellement du monde. Elle fut stupéfaite. Malgré son jeune âge, elle prit conscience du poids de l’engagement, et montra qu’elle en était rétive. Au fil des jours, elle se recroquevillait craintivement, commençait à trouver des prétextes pour ne pas voir cet amant très entreprenant qui du reste eut le désagréable sentiment qu’elle l’évitait, qu’elle ne voulait plus de lui. Lasse de tout ce petit jeu puéril et dangereux, Jeanne prit de facto les devants pour rompre définitivement, mettant fin à une relation qui pour elle était sans lendemain. Le prétendant, habitué à chasser sur le terrain des autres, ne comprit pas d’abord. Il sentit comme une profonde meurtrissure gagner le fond de son cœur. Il ne s’était nullement préparé à cette affreuse déception. Le vertige né de cette déconvenue ne lui laissa pas le temps d’encaisser. Il se lamentera plus tard dans ses lettres. Debout sur le perron, il avait peine à contenir sa rage. Mais il sut en même temps qu’il avait irrémédiablement perdu Jeanne. Il souffrit et le montra autour de lui, le visage buriné par la tristesse et la désolation. On ne saurait mesurer l’impact et les répercussions sur sa santé morale. Si les âmes en désarroi s’accrochent à n’importe quoi, lui avait l’appétit vorace du travail pour oublier le cuisant échec et ses déboires. Ainsi, demeurait-il blessé par l’épreuve et impuissant à expliquer l’acte irréversible. L’horizon s’amenuisant, il voulut changer d’air, aller vers un îlot de paix. Début mars 1955, la petite famille des Mathieu déménagea à Grasse. N. De Staël se retrouva à Antibes, louant un appartement avec l’espoir de renouer avec Jeanne. À vol d’oiseau, trente minutes les séparaient. Il profita de l’absence de sa femme et ses enfants restés dans la capitale pour reprendre ses tubes, sa palette, ses couteaux et ses spatules. Dès qu’il fut dans la ruche, un intense ruissellement intérieur déchaîna en lui une prolifération d’œuvres plus au moins brillantes. On peut dire que la liberté retrouvée a trouvé un esprit plus apte à l’aimer. Face à ses toiles, N. De Staël se surpassait de touche en touche, d’œuvre en œuvre. Rien ne le distrayait à force de profondeur dans l’observation. Il était dans les détails, dans les nuances pour la rigueur du rendu. Quelle munificence dans le royaume des couleurs trop violentes aux contours rudes se coupant crûment. Tout tremblait de chaleur entre ses doigts. Une fois l’acharnement dû à l’assommante intrigue amoureuse avec Jeanne passé, l’envie le prit soudain de monter à Paris se détendre. Il assista à plusieurs concerts de musique au théâtre Marigny, avenue des Champs- Élisées, consacrés à Arnold Schönberg et Anton von Weber. L’on sait que l’artiste griffonna sur le programme quelques croquis, notant : « violons rouges rouges / ocre feux transp», un peu à la manière de Delacroix en route pour Meknès. Lors de ce séjour, N. De Staël trouva le temps de rendre visite à Jean-François Jaeger, un galériste qui l'avait sous-contrat. Le peintre lui confia qu’il était perdu, qu’il avait assez peint, qu’il avait détruit plus de toiles qu’il n’en avait gardées. Le charme de la capitale ne lui fit pas perdre le sud et sa lumière, et surtout Jeanne qu’il ne pouvait effacer de sa mémoire. Il repart à Antibes le 14 mars, un peu désemparé. Une fois chez lui, il eut la sensation que son atelier avait pris dès lors des aspects de désespoir. Vivant dans un décor minimaliste : une paillasse sur laquelle il dormait, une chaise longue pour ses pauses, et des tableaux le long des murs et sur la cheminée. Il ne pouvait retenir son irritation. Il se sentait si mal à l’aise dans ce temple qu’il décida de reprendre ses croquis et s’était mis à l’ouvrage. Il n’avait pas encore perdu de sa force, mais il entendait se dépouiller matériellement encore plus. À la pause, il brûla des croquis, des documents personnels, des cartons d’invitations, des lettres, hormis celles de Jeanne. Mal lui en avait pris de penser les lui remettre. Il monta dans sa Citroën et fonça vers Grasse, sans s’épargner le pénible face à face. Le bruit courait que Jeanne avait avorté de l’enfant qu’elle portait de son amant. Comme elle refusa de le recevoir, il donna le paquet de lettres au mari présent. Le pauvre homme avait on ne sait quoi de figé que l’on retrouve sur le visage des statues : "Vous avez gagné", lui dit-il, la gorge serrée et le souffle court. Ce furent-là, les seuls mots que N. De Staël adressa à son rival ; des mots qui ont eu une certaine résonnance dans l’âme de ce mari trompé, abusé, d’apparence décente ; humble et reposé. Puis les yeux brumeux de l’adultère cillèrent et un soliloque nerveux emplit le silence terrible qui suivit. Ne mâchons pas les mots, monsieur de Staël n’était rien moins qu’un Don Juan sans créance ni obligation. Visiblement désespéré d’avoir été éconduit, il reprit la route pour Antibes. Comment pouvait-il gérer cette situation et avec quels outils l’affronter ? Il se souleva de toute sa force, déversa toute sa colère dans la peinture. Il passa sa rage sur une toile de 6 mètres de largeur sur 3,50 de hauteur : « le concert » au fond rouge prédominant, occupant tout l’espace supérieur. Dans la partie basse, un piano massif et une contrebasse en forme de poire. Les deux instruments sont séparés par des pupitres et des partitions dont les transcriptions sont masquées par une mince couleur blanche. Durant trois jours, il livra bataille au rouge, au noir, au jaune ocre. Cette violence des tons, expliquerait d’une certaine manière le tragique d’un parcours en dents de scie. Sans répit, l’amour sourd avait à son insu suivi un autre cours. Jeanne papillonna autour de lui pareille à une promesse suspendue. Le monde avec ses murs, ses labyrinthes et ses dédales, ne pouvait lui conférer des avantages illimités. S’il lui a réservé une première place, c’est pour mieux le déchirer. Antoine Tudal qui était dans le secret des dieux semblait écrire ces vers pour son beau-père :
Entre l’homme et l’amour
Il y a la femme
Entre l’homme et la femme Il y a un monde
Entre l’homme et le monde
Il y a un mur.
Le soir du troisième jour, le 16 mars 1955 plus précisément, le mur était là. Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein qui était digne d’un meilleur sort monta à l’étage, prêt à en finir avec ses tourments. Il se donna volontairement la mort par défénestration, laissant dans son atelier deux œuvres : une achevée : « Les mouettes » aux ailes déployées incitant au voyage, et une autre inachevée : « le concert ». Un mystère entoure encore ce suicide qui advient au moment où les musées du monde, notamment américains se l’arrachaient. L’artiste dans la force de l’âge était au sommet de son art, se préparait à conquérir le nouveau monde, adulé par ses confrères comme Chagall, ses amis poètes comme Char. Les collectionneurs, les marchands de tableaux et les galéristes ne cessaient de le relancer. Cet exilé, apatride dans sa jeunesse, avait la sensation enivrante d’exister et de goûter à toutes les vies. Voilà un peintre qui dépassait les autres par ses dons, et c’est ce que l’histoire de l’art doit retenir. Le reste est secondaire.
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(1) De son vrai nom, Anton Teslar, Fils d'Olek Teslar et Jeannine Guillou qui fut la compagne de Nicolas de Staël, rencontrée au Maroc en 1937. Elle meurt le 27 février 1946.

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