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Un été au parapet de mon balcon


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Un été au parapet de mon balcon.

« Ô le pauvre amoureux des pays chimériques ! » Baudelaire.
La ville ocre, si vivante, si bruyante où je vis existait déjà dans mes rêves, un enchantement naguère me porta vers elle. J’aime ses murailles, ses rues médiévales dérobées, ses lieux obscurs, ses terrasses, ses silences, ses bruits, ses odeurs, ses levers du jour et ses couchants. La vérité ne suffirait pas à lui donner sa saveur quasi magique si le mystère n’ajoutait ses prestiges. Or cela ne suffit pas; il y a autre chose, qui est tout, et qui demeure un secret qui passe par la voix muette des choses. Côté climat, des embryons de saisons se détachent sans transition, avec une prédominance marquée de l’été sur les autres. Le printemps reste pure merveille. Les ballades nocturnes tout en parfum enivrent. Le jasmin associé à la crotte de cheval surprend et épuise les registres de la plus pure poésie. Sous les palmiers dressés tels des jets d’eau, les feuilles d’un éclatant vert font le bruit d’un écoulement qui tremble. À la surface des fontaines, les bulles d’air qui montent éclater sont une parenthèse du temps qui appelle à l’extase fugace. Faire une halte pour admirer les jardins verdis où les rêveurs peuvent se prélasser et s’alanguir sous le ciel immense, brodé de chrome et d’or le soir tombant. La vie se passe ainsi, engageant les coeurs, les sens et la raison. Son flot relance ceux qui piétinent, un peu médusés par le spectacle féérique. Les calèches sillonnent tranquilement la ville. Le grondement des sabots des chevaux se répercute et roule d’une muraille à l’autre, la voix des cochers le couvrent par moments. Leurs bouches happent l’air, le renvoient chargés de mots tantôt folichons, tantôt impertinents. Mais quand l’été est aux portes, il se signale d’abord par de petits bruissements, quelques murmures, quelques craquements; puis, le choeur criard des cigales et le chant strident des grillons suivent. Sa seigneurie s’y installe, déploie sa chape de plomb. L’air vivant se retire alors, la fièvre circule à travers les échines à telle enseigne que tout rabougrit à perte de vue hors des racines. Le soleil qui coule à profusion chauffe de ses cymbales les dalles, l’asphalte, les hauts murs et les corps. La lumière étalée en flaques épuise les yeux. L’état dans lequel les êtres traversent la ville est supérieurement éprouvé. Ils finissent par vieillir parmi de vieilles pierres avec le sentiment qu’on les livre avec indifférence aux caprices du temps. Ils exècrent la saison où la ville brûle, lacérée de tisons. Tous les visages, toutes les conversations, tous les gestes et toutes les exhalaisons semblent renvoyer au même laïus, dans un incoercible bâillement : la canicule, le feu et sa chaleur opaque qui étend sourdement ses éclatantes braises dans un silence qui ne fait que river son ombre. On devine de quel métal sont faits les hommes. Pénétrée d’une passion subtile comme le poison d’un narcotique, cette race mystérieuse ne plaint pas sa peine. Quelle énergie, quelle passion et quelle alacrité elle y déploie pour faire face aux intempéries: les tempêtes de sable, les éclairs en zigzag aux bords de l’horizon, la pluie au commencement de l’orage qui rend son verdict depuis les sommets de la montagne, offrent à la clé des crues étourdissantes et néanmoins dévastatrices. Le roulement des pierres ouvre le cortège. La force de l’eau éclabousse tout, malaxe tout, emporte tout sur son passage et rien ne peut excuser sa puissance. L’homme s’agrippe en se servant de son corps. Chaque portion joue sa partie: le front, le menton, les mains, les hanches, les pieds, la torsion des chevilles. La vieille roche ressort ses taches, ses éraflures de couleur rose rappelant le granit primitif. La crue est le spectacle envahissant vers lequel la terre, pénétrée, déchirée par elle, dévale de partout, poussant au rivage des auges de pierres, charriant des lignes d’arbres fauchées tout comme les bêtes et les maisons basses chaulées qui les relaient. L’oued reprend possession de son royaume. Son lit montre à découvert sa chaire vive. Il y aurait à dire sur le curieux sentiment d’angoisse et de panique qui voile la sérénité du ciel passablement pur. Les cris, après avoir fusé à toute volée, connaissent un dénouement amer. Les visages ignorés des brises pris au piège n’y peuvent strictement rien. Résignés, les yeux blancs et les âmes désertes, ils assistent au déluge qui se déchaîne en attendant impuissants la clémence. Ils savent et déplorent que rien ne vient par la suite mettre ordre aux éboulis, aux fioritures. Parfois, les visages cuivreux, ils écoutent leurs pulsions, décampent de ce calvaire pour se remettre des émois de cette tragédie à ciel ouvert où une dernière éclaircie s’acharne à dénoncer les dégâts qui se mêlent au petrichor. Cette seule odeur invite au silence; elle est si pure qu’on aurait peur de la troubler. Tout se termine avec une certaine harmonie retrouvée.
La succion profonde du mercure culmine encore en bas de la vallée, coupée par un énorme coup de sabre. Pourtant, en anticipant sur la fin du monde, Dieu n’a fait qu’entrebâiller les portes de l’enfer libérant ainsi leur calfatage. Et l’on se plaît à attendre l’humide lumière de l’hiver qui tarde à s’ouvrir dans le noeud des chemins, à creuser avec les doigts du vent inépuisable, une litière pour les neiges des sommets qui l’attendent. C’est en ces miraculeux moments, dans la beauté précaire des embellies que les bouches engendrent leur essaim d’abeilles et que les mains s’ouvrent comme une force vive et fraîche au centre des nuits étoilées pressentant l’odeur des fleurs tardives.
Un autre rêve se prépare sans heurt et sans désillusion. Par un mouvement inverse, il semble même participer de l’enchantement dans la stricte observance de l’ordre temporel aux détours, aux brisures inaudibles. Du haut de l’Atlas, vers les lointains de la chaîne, les lourdes crêtes aux aiguilles vierges auront cette saison leur nappe immaculée. Nous les accueillerons dans la suite des temps avec en mémoire le souvenir d’un été de fureur s’écaillant sur les murs de la ville toute parée d’attributs qui s’agitent et se tourmentent. Et l’homme nu et ivre se met en route vers des matins lavés à neuf, vers les rues mouillées de la ville métamorphosée en une province de l’âme où les regards vont des murailles au ciel comme s’il n’y a jamais rien eu au monde, hormis les vastes étendues de l’éternel oubli qui s’étire. L’esprit se complaît à se sentir porté là-haut, vers cette limite abstraite où toutes les fibres vibrent avec une concorde insolite. Appuyé au parapet de mon balcon, une lune bleue à l’horizon m’invite à un petit jeu mélancolique: je ferme les yeux et m’enfonce lentement dans un rêve éveillé. Un inflexible présage vient à ma rencontre, augure aujourd’hui ce que la ville rose et ocre qui n’a pas encore épuisé sa vigueur, sera demain. Là-voilà sous de meilleurs auspices tendant la main pour un cycle d’un autre versant, sans celer une espèce d’impatience fraternelle.

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