Noureddine Bousfiha était déjà connu pour Sun premier recueil de poèmes (1) écrit entre Taza et Paris de 1976 à 1979. Ce premier livre était dédié à Annabel, le second l’est à Amal mais si le premier était illustré par l’auteur lui-même, le second l’est par Mechtilt, cette hollandaise qui vit et travaille à Paris et qui se définit elle-même comme « traductrice du tremblement », comme « érographe », comme volcan crachant des jets d’encre pour n’avoir pas à mourir. Tout est peut-être dans le renversement entre 1980 et 1990 entre le dédicatoire et l’illustrateur, le marocain étant devenu européen est réciproquement mais entre temps, l’étudiant de Paris est devenu professeur à l’université al-Qâdhî ‘Ayâdh à Marrakech.
Bousfiha, né il y a une quarantaine d’année dans la trouée de Taza, a acquis en dix ans de la retenue. Sa poésie, plus marquée par le minimalisme, tend maintenant vers l’art du haïku japonais. Et la difficulté d’aimer. Et ce qu’il nous dit mérite l’écoute. La femme qu’il chante est avant tout un corps et de la chair, plus exactement elle est front, yeux, bouche, main, hanches et sexe. Cette femme idéalisée, construite par le regard du poète, est tantôt déesse, tantôt Diva, tantôt reine, tantôt sylphide, tantôt ange. C’est la Dame courtoise du ciel. Elle figure parmi les éléments du cosmos ou de la nature quelle surpasse, à commencer par cette lune rouge chantée jadis par Belkhayat et que le jeune Bousfiha voyait jadis au dessus du mont Ufella (cela signifie le mont d’en-haut en berbère). Elle surpasse aussi l’aube. Cette déesse est donc lumière mais, en tant que sirène païenne, elle est dépassée par le soleil, par un Dieu qui serait le vrai Dieu. Elle est instinct, rire et parole, parfum aussi. Elle est celle qui donne le bonheur grâce à l’amour physique qu’elle permet..
En face de cette femme idéale construite par la faculté imaginative, al-khayâl, le poète patient, reconnaissant, fragile, passif. Car la grâce, la séduction, la prestance, la parure, la tentation, la générosité, l’aisance, la gloire ne sont que du côté de la femme. C’est la Dame qui appelle, qui apprivoise, qui donnera capacité de rire. Comment réagit le poète face à cette femme écrasante? Il voudrait tout d’abord s’identifier à elle, avoir comme elle une clarté, une odeur, devenir un frisson d’air, bref cesser d’être passif, bouger enfin comme l’arbre qui tremble dans la mer, comme un ruisseau vivant..
Mais cela ne va pas sans culpabilité car un ciel d’orage couve. Il est dur pour l’animus de devenir anima. La T’arîqa amoureuse, écho lointain du Kitâb al-‘At’f, a pour effet paradoxal de conduire à un apparent solipsisme celui qui croyait s’ouvrir à l’autre sous la forme imaginaire de la Dame fantasme. L’homme se découvre alors flamme sous la glace, sous les frimas qui le recouvrent, dans un état de malheur. La conséquence, c’est que l’amour absolu pour la Dame se transforme en haine et c’est pour le pérégrinant l’expérience de l’ambivalence. Il souhaite le départ de la Bien-Aimée devenue cruelle, plante carnassière, brûlure naissante, bref l’absente. « Va! Je ne t’ai point mérité ». Et il souhaite alors rencontrer d’autres femmes, « d’autres arches ouvertes », « tristes et profonds dédales ». C’est la phase du donjuanisme désabusé où la drague répétée traduit l’absence d’une Dame perdue. Don Juan ou la figure emblématique de l’impuissance radicale. Le poète, devenu guêpe solitaire errante, ne peut plus que chanter « juste avant l’oubli »..
Car il reste à faire le deuil de la Dame. Et qu’est-ce que cette poésie sinon le début de ce travail de deuil? Seuil obligé pour celui qui désire devenir insane al-kâmil, homme dans sa perfection qui accepte donc sa féminité sans l’idéaliser et donc sans la mépriser, homme qui va perdre son angoisse devant la femme, donc débarrassé de cette impuissance qui définit peut-être le mieux la morale islamise actuelle. Qu’un mâle se pense femme sans frissonner, c’est-à-dire sans émotion d’attrait ou de rejet, il connaît au moins l’excitation. Restera l’extinction de l’extinction..
En l’an 2000, le troisième recueil?.
(1) Safari au sud d’une mémoire, Paris, Caractères, 1980, 110p.