Il ne saurait y avoir de création sans effort et sans souffrance. Nous savons sans l’ombre d’un doute qu’il n’y a que le labeur obstiné et souvent douloureux qui vienne à bout de l’opiniâtreté des mots. Écrire juste est ardu. On ne saurait montrer les choses plus nettement, plus simplement sans abdiquer devant l’impérialisme de la langue. On en aurait une preuve suffisante à l’examen de premiers jets, de corrections, de retouches, de reprises, de palimpsestes, de brouillons qu’on traîne avec soi: débris échappés du goulot incubateur. On peut voir les tâtonnements, les cassures, les détours, les sursauts, les oppressions, les essoufflements, qui rebutent et découragent avant d’arriver à la phrase qui satisfait: bariolée, compliquée, convulsive ou nerveuse et rugissante; voire souple, harmonieuse et musicale soient-elles. Écrire avec de la vigueur, avec du nerf ou du relief. Il ne serait pas sans conséquence de se demander pourquoi rectifier, nuancer quand le flux est veineux, artériel, monstrueux ? Nous ne sommes ni Cicéron, ni Perse, guère ces merveilleux génies dont l’invention coulait de source et dont le style était un mélange de beautés achevées. Nous n’avons pas leurs dons, leurs gènes, leurs moments sans défaillances qui ont fait d’eux, maîtres de la langue devant l’Éternel.
L’écrivain puise dans sa giberne, il combine ses mots et choisit leur vibration. Il a sur le bout de la langue leur saveur comme leur verdeur. Il les aligne, les fait sonner, leur donne de l’élan, du mouvement, du rythme, de la fluidité, de la clarté. Il peut choisir la sobriété dans une orchestration au total minimaliste. Il peut opter aussi pour la flamboyance et la grandiloquence pour célébrer son univers. Il sait au besoin en fabriquer d’autres mots sur son clavier pour capter la vie tout en se réjouissant des néologismes servis. Il peut se donner un idéal de style qui lui fera éviter l’argotisme, le jargon et l’artificiel. Le style, ce n’est pas seulement la manière dont les mots sont choisis à l’intérieur de la phrase, mais celle qu’ont les phrases de s’imbriquer et se suivre les unes les autres dans leur fluidité. Il peut y avoir style, c’est-à-dire forme, réflexion sur cette forme même, et par conséquent prosodie quand celle-ci est rehaussée par des inventions inouïes. Dans les arts, on appelle cela la griffe. Nous reconnaissons très vite le travail de Rothko, d’Egon Schiele, de Basquiat, de Magritte ou de Soulages. Picasso, Dali, Botero et d’autres ont leurs griffes. Tout près de nous, le travail de Bellamine se détache des autres. On peut dire autant de Kacimi, de Moa Bennani ou de Saladi..
Par contre, le travail de l’écriture est lié au statut de la langue, très visible en poésie. Les versets de Saint-John Perse ont des cristallisations merveilleuses. Rien à voir avec Francis Ponge qui, malgré la rage de l’expression, reste au contact permanent des choses. En général, l’écrivain entend s’exprimer et n’exprimer que son univers sans artifice. Il suera pour avoir sa griffe. Et il ne peut l’avoir qu’à partir du moment où il décrètera ne plus avoir de modèle à suivre. C’est la nécessité et non le caprice qui fait le style. Le style efficace, c’est celui qui s’individualise conformément à la particularité et au naturel du scripteur qui donne du principe et de la règle à son art. Ne bousculons rien! Laissons croître, laissons mûrir et décantons. Du prototype, à l’archétype, le chemin est long pour qu’à la fin il soit balisé. .
1/Faut-il avoir des raisons pour écrire ?.
Écrire est l’instrument d’une quête qui abouche vers la connaissance. On écrit pour mieux respirer, pour ravaler la réalité, dominer les angoisses, briser le silence, contrôler tant soit peu la rébellion. L’acte d’écrire peut aussi être une dissidence : « écrire s’exclure » disait René char. Apprécions l’ellipse ! S’exclure de quoi ? du rien, du néant, du leurre, de l’inconfort, de la réalité, de « la vie qui pue » selon l’expression consacrée d’Artaud. Écrire et gérer les doutes, les trous, les arrêts, l’incapacité à formuler l’inexprimable ou le trop plein d’images. Écrire l’indicible, le non-dit, le non-conforme, le non-sens. Écrire pour libérer l’esprit et « mettre à mal la raison » (Prévert). Blanchot, du reste assène : « écrire est évidemment sans importance ». Cette assertion se prête à la belle accroche. Elle s’accompagne d’une autre qui a valeur de programme : « Il faut surtout écrire dans l’incertitude et la nécessité », conclue Blanchot. L’acte d’écrire n’est pas gratuit. Il est quête, aventure vers quelque chose d’absolu. Écrire c’est d’être au monde, c’est saisir, sans le défaire, le paroxysme de l’instant. La création poétique est un pur acte subversif. Les poètes ne sont pas en odeur de sainteté en Islam. Ils n’ont pas de légitimité. Prise en grippe, la poésie en général reçoit son lot d’objurgations, sacrement mise au pilori. Si elle emmerde royalement certains, elle peut susciter l’appréhension, l’approbation quand ce n’est pas de l’indifférence tout bassement. N’est-elle pas sans hésitations occultée par les maisons d’éditions sous prétexte qu’elle n’intéresse pas, qu’elle ne se vend pas, et par conséquent condamnée de rester orpheline de lecteurs. Dans ces paroisses, on se tient au pouvoir que s’arroge le roman dans son désir de représenter toutes les valeurs et les accaparer. La poésie ne plie pas pour autant. Elle reste parole de clameur, de bataille, de guerre. Elle a le mérite de rester un questionnement de l’être et de l’univers. Elle requiert même d’être vécue pour elle-même comme une ascèse. Et si elle brise le silence pour exprimer des états d’âme, c’est pour communiquer, transmettre, communier. Dans cette effervescence aux pôles vibratoires, on peut s’y abimer lors de la mise à mort de la vérité. Et on ne peut le faire dans une autre forme de langage pour se venger des topoi dont la poésie a été refoulée, charriant le flou qui émousse, sans abdiquer, sans renoncer au haut langage sien. Elle promène sa blancheur lisse où l’initié peut déchiffrer des sillons enfouis. Dans ses effacements, dans ses aspirations vers une totale liberté, elle tend à faire sortir les êtres d’eux-mêmes et les éveiller à jamais du réel. Elle organise peut-être de ce fait la seule survie possible. En cela, l’écriture est généreusement un acte de foi..
2/ Comment écrire? .
C’est là une question qu’on ne doit pas laisser dans l’ombre. On doit soigneusement l’interroger. Nous écrivons pour éviter l’ennui. Nous écrivons pour rendre concret la tache d’ombre qui nous accompagne. Nous livrons nos entrailles au scalpel, conscients de nos lubies. Nous versons, nous déversons parfois dans le vomi ce qui nous taraude. Ce rejet a la faculté d’apaiser les sens, une sorte de thérapie qui apporte du bien être. Nous pouvons céder aussi à une clarté d’orage et d’abîme, à une angoisse plus mystérieuse que celle d’une trahison quand l’horreur nous inspire une inquiète et sombre satisfaction. L’homme qui a fermé les yeux à la gloire céleste ne pourra s’attacher à la gloire de ce monde éphémère et la prendre pour un couronnement de ses actes. Que peut-on devant la puissance nue du Moi? Le scribe se dépiaute, nie, dévalorise, revalorise après avoir eu le temps de repasser cent fois les choses dans sa tête. Il détache quelques fragments de la réalité qui gênent, et il reconstitue un autre récit qu’il s’abstient de questionner. Il pense ainsi ménager la rêverie et l’illusion et les couler sur la page virginale. Une fois la leucosélidophobie maîtrisée, la page blanche, virginale à souhait, exigera de lui qu’il la comble. Une fois comblée, l’écrit dans sa souveraineté royale témoignera in absentia de ce qui s’immole et immole. .
Quelle valeur donner au dit dans le récit? C’est André Gide qui disait: « c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. » Henri Jeanson le reprend autrement: « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ». Adorno se posait cette question après l’holocauste : « la poésie est-elle possible après Auschwitz ? ». On construit à partir des éléments de sa propre vie. On se raconte et on se rêve derrière des masques quand l’âme penche vers l’innommable. Les lignes de fracture qui nous traversent ruinent l’image qu’on se plait à façonner avant de l’offrir comme paravent. Seul le tragique est capable de faire bouger les choses. Nous ne voulons pas ici dire que nous apprécions les représentations forcenées remplies de mutilations, de viols, de meurtres, de vendetta. Mais l’on s’égarerait si l’on croit expliquer la nature de tout cela par de simples mots. La fatalité du crime et l’aveuglement de la passion font entendre l’inhumanité de l’espèce. La vie n’est pas toujours rose. Dans la confession, ce qui dérange ce sont les manies, les bizarreries intimes, les fanfaronnades, la mièvrerie et le misérabilisme dans les propos. L’égocentrisme, le snobisme, les irisations mondaines et la complaisance envers soi-même gravitent selon des lois qui nous paraissent fort ennuyeuses, gênantes pour ne pas dire dispendieuses. Nous aimons quand les digues cèdent, quand les câbles rompent, quand les mailles du filet se défont, quand les façades croulent. Cela donne accès à des territoires neufs qu’on arpenterait dans un compagnonnage positif..
L’écriture peut être un sacerdoce où le pénitent retrouverait au bout la paix s’il en fait l’effort. Les mots guérissent parfois les maux. A. Khatibi dans Blessure du nom propre laisse entendre que la « d’waya » (encrier) tient son origine du terme « d’wa ». Y tremper sa plume, équivaudrait à chercher un remède à ses plaies. Aussi, surdoué qu’il soit, un homme heureux ne chercherait probablement jamais à écrire pour se livrer. Il se maintiendrait béat dans son confort, se contentant de jouir des plaisirs que la vie pourrait lui offrir. À son opposé, on peut dire que celui qui se livre à l’exercice de l’écriture pour faire briller sa sensibilité et satisfaire son égo est sûrement un être outrageusement malheureux. Mais l’écriture, parce qu’elle épuise le scribe, ajoute une in fine une force inattendue à celle de son tourment: ce qui donne à l’oeuvre une saveur originale où l’instabilité chevauche l’inspiration et vice versa. .
Le problème de l’écriture se pose purement et simplement face à la dalle blanche. À quel moment on décide d’ y aller pour réduire la distance au minimum et choisir une convention en créant du lien. Comment écrire, s’approprier l’espace et domestiquer son outil après avoir posé son terreau sur lequel ce que l’on confie va pouvoir germer et fleurir?.
-Écrire au mépris des écoles, des influences et des filiations en optant pour une singulière aventure..
-Écrire avec les mots qui ne doivent servir qu’à la pensée: le reste demeure fioritures, relève de la surcharge, de la gaucherie qui tourne à l’absurde..
-Écrire sans dissonance pour faire savoir sa vision et son aptitude à traduire le monde..
-Écrire avec ses tripes et partant sans scrupules..
-Écrire avec l’exigence et l’honnêteté. .
-Écrire sans prétention, sans chercher des effets d’art qui fignolent beaucoup plus la forme aux dépens du fond. .
-Écrire selon son rythme intérieur, aussi naturel et spontané que peut l’être le rythme de l’air qu’on respire..
-Écrire en affrontant son double en lançant l’imagination au-delà du dit..
-Écrire d’un bout à l’autre sans dérailler du feu central..
-Écrire en abandonnant délibérément l’étriqué au profit d’un sillage plus élargi..
-Écrire pour donner du plaisir avec des mots concrets, sans rotondités..
-Écrire avec la couleur, avec l’ombre et la lumière..
-Écrire aéré, sans fard, sans excès de densité..
-Écrire et aller au gré du vent qui porte et emporte. .
-Écrire jusqu’à l’épuisement comme si le rêve serait légitime..
-Écrire laborieusement pour faire son « trou ». .
Fixons la trame des choses sans se plier aux rigueurs de tel genre ou tel autre! Servons avec souci l’exactitude et la vérité! Éloignons-nous des chemins scabreux et offrons à l’âme une ouverture vers la grandeur! Il n’est jamais question de supprimer la nature des choses mais de la surmonter dans le plus sublime dernier acte. Écrire et laisser dire. Écrire et faire halte. Lire et réécrire au besoin sans permettre au suc amer de la déception de nous emporter. Reprendre infiniment s’il le faut sans remâcher au fond de son antre. Nul besoin de se préférer à tous en érigeant son Moi quant le résultat satisfait. Il serait tout à fait indécent et ingrat de l’étaler comme un trophée. Nous ne disons pas cela par goût de la pompe, mais pour éveiller une inspiration généreuse, celle-là même qui nourrit le sentiment de la réussite qui prend sur elle, royalement, de se passer du rictus de satisfaction sournoise et repue. Rêvons d’une écriture atonale, transparente, une écriture alittéraire qui échappe au temps, une écriture qui nous grandit dans la discrétion et la réserve. Évitons celle qui claironne tout son pouvoir. Ne faisons diantre d’elle guère un instrument pour une élite, une coterie ou une chapelle. « La main à plume vaut la main à charrue », disait un certain Rimbaud juste avant de décrocher pour une autre Saison afin de s’insinuer dans le monde et le transformer par l’action. Il cessa d’écrire des poèmes mais donna de sa retraite en Abyssinie des raffinements sanglants dans des lettres où il libéra son instinct de cruauté dans une sorte de détente naturelle.